Ghaleb Bencheikh : «L’APN est un parlement croupion»

Ghaleb Bencheikh. D. R.

L’Algérie s’apprête à tenir les élections législatives, considérées comme «cruciales», dans un climat de désintéressement quasi-total des citoyens. Quel est, selon vous, l’état d’esprit de nos compatriotes en France à l’égard de cette échéance ?

L’Algérie s’apprête à tenir les élections législatives, considérées comme «cruciales», dans un climat de désintéressement quasi-total des citoyens. Quel est, selon vous, l’état d’esprit de nos compatriotes en France à l’égard de cette échéance ?

Ghaleb Bencheikh : Hélas, l’état d’esprit des Algériens en France, et par-delà en Europe, est aussi à la désillusion et au désappointement. En réalité, la déconvenue remonte au coup de force constitutionnel de novembre 2008. L’Etat algérien disposait à ce moment d’une Constitution des plus modernes, la plus moderne dans le Monde arabe, permettant l’alternance dans un esprit républicain et apaisé pour un peuple mûr et évolué. Mais l’archaïsme a pris le dessus et on a «tordu le cou» à cette Constitution qui certes était perfectible, mais en aucun cas et d’aucune manière à propos de la limitation des mandats présidentiels. Et d’ailleurs, ce n’est pas tant la modification de la Constitution qui a été choquante – toutes les constitutions sont amendables –, mais la manière qui a présidé à cette modification qui a été très déplorable. L’image donnée de la représentation nationale était affligeante et désespérante. Elle corroborait l’idée d’un parlement croupion(*). L’Assemblée nationale algérienne s’est révélée au grand jour comme une simple chambre d’enregistrement.
Nous pourrons ajouter de nombreux griefs formulés par les citoyens algériens contre le système, à commencer par le score brejnévien à la dernière consultation nationale en passant par la déliquescence de l’Etat et finissant par la prévarication et la corruption des concussionnaires qui minent la vie de tant d’Algériens. Voilà, grosso modo, les raisons du désenchantement que les députés des circonscriptions de l’étranger n’ont pas réussi à dissiper.

Vous avez déclaré lors de l’affaire Merah que la campagne de dénigrement contre la communauté musulmane aurait pour conséquence de diviser encore plus la France. Pensez-vous que cette affaire surmédiatisée a eu un impact sur les résultats du premier tour des présidentielles ?

Les citoyens français de confession islamique sont une partie intégrante de la nation française. Et il n’est pas normal – c’est le moins que l’on puisse dire – que dans une société démocratique, ouverte, liée par le pacte républicain et vivant sous la voûte commune de la laïcité, une frange de la nation puisse être mise à l’index, devienne objet de débats et de dénigrement et soit l’objet de tant d’invectives et de persiflage. C’est le cas, malheureusement, pour la communauté musulmane, à supposer que le mot communauté soit approprié au sein de la République, puisque nous ne reconnaissons qu’une seule communauté nationale de destin commun transcendant les clivages ethniques et confessionnels. C’est le citoyen in abstracto qui est normalement appréhendé dans la Cité et dont on sollicite le suffrage.
Hélas, les musulmans de France éprouvent chaque jour les stigmates du rejet et de la défiance dus à un discours inconséquent tenu par le Front national depuis des années et relayé par la droite dite populaire depuis plusieurs mois au gré des débats sur l’identité nationale, sur la burqa, sur l’islam – requalifié dans un rétropédalage éhonté en un échange sur la laïcité, sur la hiérarchisation des civilisations, sur la viande halal, etc.
En réalité, cette situation est due aussi et surtout à l’incurie organique des hiérarques musulmans, à leur incompétence et à leur pusillanimité. Et voilà que l’affaire Merah surgit dans cette morosité scabreuse d’une campagne électorale insipide et indigente en propositions politiques et sociales. Aussi est-elle, après la sidération et la torpeur, et au-delà de l’abomination et l’horreur qu’elle induit, une occasion pour Marine Le Pen de l’exploiter sans vergogne. Nous l’avons entendue dans ses logorrhées fielleuses vitupérer contre l’islam radical et les nombreux Merah tapis prêts à sortir et susceptibles d’agir à tout moment. Elle a même osé avancer que si le Front national était aux affaires, une telle tragédie n’aurait pas eu lieu !
Néanmoins, je pense qu’en dépit de la surmédiatisation de cette affaire et l’émotion qu’elle a provoquée, l’impact sur les résultats du premier tour serait mineur. Il aurait agi à la marge et aurait profité à la fois à Nicolas Sarkozy, qui a pu apparaître quelque temps drapé dans les habits d’un président rassembleur, et bien entendu à Marine Le Pen qui a su jouer sur les peurs paniques. Cela pourrait expliquer, en partie, le resserrement de l’écart entre les deux impétrants contrairement à ce qui a été annoncé par les sondages.

Encore une fois, le Front national réalise un score qui le place dans la position confortable d’arbitre. Cette tendance qui semble aller crescendo n’augure-t-elle pas de l’avènement dans un proche avenir de l’extrême droite au pouvoir en France ?

En effet, les digues sont en en train de céder une à une et les porosités idéologiques entre les thèses du Front national et la droite dite populaire ne datent pas de ces élections. Les tenants de cette ligne dure au sein de la majorité sortante ne s’embarrassent plus de déclarations qui naguère faisaient bondir d’indignation les franges conservatrices, sans parler des partisans de la droite sociale et des humanistes du centre. Il n’y a plus de démarcation nette entre les deux partis. Cela pourrait augurer de velléités d’alliance proche avec le Front national. N’avons-nous pas entendu récemment, à ce sujet, un ministre titulaire d’un portefeuille régalien comme Gérard Longuet parler d’un dialogue possible avec le Front national ? Il considère Marine Le Pen comme un «interlocuteur» avec lequel on peut débattre «maintenant» ! Alors, à l’instar de certains gouvernements européens où l’extrême droite siège, il n’est pas inconcevable de voir aussi en France une situation similaire se produire dans un avenir proche, voire une configuration plus radicale avec une sémantique un peu plus euphémistique où l’on ne parle désormais que de droite populiste au lieu d’une droite extrême. C’est d’autant plus prévisible que dans une situation de crise totale où la parole xénophobe se désinhibe et l’ostracisme se banalise, la démocratie se précarise et L’Etat connaît ses déraisons.

Des informations circulent selon lesquelles les mosquées auraient appelé les fidèles à voter Hollande. Ce dernier a démenti. Que savez-vous à ce sujet ?

Sincèrement, je n’en sais rien. Le Conseil français du culte musulman – à supposer qu’on fasse encore crédit à ses déclarations – a démenti. Et Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, s’est empressé de commettre un communiqué fustigeant cette entrave à la laïcité de l’Etat français. Simplement, autant je suis comme citoyen un farouche adepte de la déconnexion du temporel d’avec le spirituel, a fortiori dans un Etat laïc et j’ai personnellement toujours plaidé pour la non-immixtion de la religion dans la politique, autant je pourrais comprendre que des citoyens musulmans veuillent sanctionner par leur bulletin de vote celui qui a minima n’a rien fait pendant tout le quinquennat, voire depuis bien avant, pour mettre un peu d’ordre dans la maison UMP dont certains parmi les chefs de file n’ont eu de cesse de les brocarder, les injurier et les offenser in globo. Or, toute généralisation est abusive et l’essentialisation est la marque de la démission de l’esprit. Et il n’y a pas pire insulte à l’intelligence que de confondre l’immémorial avec l’anachronique. Nicolas Sarkozy lui-même avait participé à sa manière, bien qu’il s’en défende, à cette banalisation de cet état de fait. Son verbiage creux sur le communautarisme et les tribus ne vise aucune autre frange de la nation en dépit de quelques cas patents émanant d’autres groupes confessionnels.
Quand bien même il y aurait des problèmes liés à la pratique du culte islamique. Et il y en a. Ils sont davantage de type sociétal, aggravés d’une part par la situation de crise et l’abdication des pouvoirs publics et, d’autre part, par la démission des hiérarques musulmans et leur inaptitude à les résoudre avec autorité et connaissance du sujet. Sauf que le rôle du président de la République n’est surtout pas de tenir des discours de type clivant mais de rassembler et de réunir. On pourrait gagner une élection en caressant les bas instincts de l’homme et en flattant ses mauvais penchants, en brandissant le spectre de l’invasion et de la dissolution de l’identité, mais les dégâts incommensurables au sein de la nation demeurent pour des générations. Je regrette que la société française ne secrète plus des hommes et des femmes d’Etat à la culture du bien commun se plaçant au-dessus des contingences électoralistes.

Dans le même sillage, le président du CRIF a fait part de l’inquiétude de la communauté juive face à une éventuelle défaite de Sarkozy. Pourquoi, selon vous, une victoire de Hollande fait-elle peur aux juifs de France et, par extension, à Israël ?

Une telle victoire est appréhendée, aux dires propres de Richard Prasquier, président du CRIF, parce qu’elle laisserait la voix libre aux propos «antisionistes» qui émaneraient ou émanent déjà des alliés de François Hollande, les écologistes et tout particulièrement le Front de gauche. Ces derniers sont connus pour leur soutien à la cause palestinienne.

Interview réalisée par Sarah L. et Mohamed El-Ghazi
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(*) Le Parlement croupion (anglais : Rump Parliament, rump signifiant «tronqué» ou «restant») est ce qui reste du Long Parlement britannique suite à la Purge de Pride du 6 décembre 1648. Il va siéger du 6 décembre 1648 au 20 avril 1653.

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