Ennahda renonce à la charia ? Pas si simple !

Ennahdha vient de réussir un bon coup de communication politique, en annonçant lundi par la voix de Rached Ghannouchi, qu'il s'était rangé finalement à l'idée de ne pas modifier l'article 1er de l'ancienne Constitution de 1959. Celui-ci stipule :
«La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république.»

Ennahdha vient de réussir un bon coup de communication politique, en annonçant lundi par la voix de Rached Ghannouchi, qu'il s'était rangé finalement à l'idée de ne pas modifier l'article 1er de l'ancienne Constitution de 1959. Celui-ci stipule :
«La Tunisie est un État libre, indépendant et souverain, sa religion est l'islam, sa langue l'arabe et son régime la république.»
L'ensemble des médias et des forces politiques ont relevé que le parti islamiste renonçait ainsi à inscrire la charia dans la Constitution comme source principale du Droit. Un point débattu depuis plusieurs semaines au sein de l'Assemblée constituante et réclamé par des manifestations, notamment celle du dimanche 25 mars.
Conclusion prématurée
La réalité est nettement plus nuancée. Certes, par cette décision, Ennahdha refuse de franchir le pas qui sépare la démocratie de la théocratie et de subordonner la légitimité populaire à l'absolutisme divin. Ce en quoi il s'en tient tout simplement aux engagements pris depuis 2005 et réaffirmés durant la campagne électorale.
Mais surtout la portée juridique de cette décision n'est pas si claire et il semble un peu prématuré d'en conclure que «les islamistes disent à la non à la charia» et que l'islam ne jouera aucun rôle juridique dans la Constitution et la législation.
L'article 1er, clé de voûte
L'article 1er est un chef d'œuvre d'ambiguïté créatrice, une solution élaborée par Habib Bourguiba, le père de l'indépendance, soucieux d'enraciner son entreprise de modernisation dans le cadre des références islamiques.
C'est un monument historique, l'héritage le plus précieux de l'ère bourguibienne, la clé de voûte de la cohésion nationale parvenant à contenir la poussée contraire des deux courants animant la société tunisienne.
L'un tourné vers l'enracinement dans l'identité religieuse, l'autre orienté vers la modernisation et la sécularisation de l'Etat.
Il était donc peu probable qu'Ennahdha y touche, à moins de prendre le risque de provoquer une rupture politique et sociale.
Par l'ambivalence de sa formulation, il permet de mentionner l'islam comme religion de l'Etat tunisien, en tant que pays, tout en évitant de stipuler que l'islam est la religion d'Etat, autrement dit officielle. Une nuance qui distingue le constat identitaire et d'une norme légale, et un Etat séculier d'un Etat confessionnel.
L'économie générale du texte
Mais la portée réelle de cet article se déduit de son contexte juridique. Comme le relève Samy Ghorbal auteur d'un brillant essai Orphelins de Bourguiba et héritiers du Prophète (CERES, Tunis, 2011), «interpréter l'article 1er isolément et littéralement n'a aucun sens car il s'insère dans l'économie générale d'un texte. Les articles 1, 5 et 6 forment un tout cohérent. La proclamation solennelle de la liberté de conscience et de religion, et l'interdiction de toute forme de discrimination, ainsi que les omissions et les silences du texte constitutionnel, qui ne fait aucune mention de la charia ou du Droit musulman, doivent amener […] à la conclusion que, sans pour autant laïc, l'Etat tunisien n'est pas un Etat islamique».
Sans vouloir faire de procès d'intention, il faudra donc attendre de connaître l'ensemble de l'architecture constitutionnelle pour tirer des conclusions sur la place de la religion dans la Constitution.
L'importance du Préambule
Pour commencer, il faut préciser que l'inscription de la charia comme source de Droit était envisagée dans le préambule, et non dans l'article 1er. Or, dès le lendemain de l'annonce, la commission chargée de proposer le texte du préambule et des principes fondamentaux débattait de la possibilité de soumettre l'application des traités internationaux au respect des valeurs de la religion et de la civilisation islamiques.
C'est le sens de la réserve générale que la Tunisie a formulée lors de la ratification, en 1985, de la Convention pour l'élimination de toute discrimination à l'encontre des femmes (la CEDAW) qui précise que «la Tunisie n'adoptera pas de décisions législatives ou réglementaire susceptible d'aller à l'encontre de l'article 1er de la Constitution», donc contraire à l'islam. C'est au nom de cette réserve que le Code du statut personnel maintient un certain nombre de dispositions inégalitaires dans le cadre familial.
La formulation du Préambule et des principes fondamentaux déterminera le sens général de l'article 1er. Une référence au respect des principes et des valeurs islamiques pourrait conférer à la référence religieuse, une force légale qui ne serait pas très éloignée d'une référence à la charia.
Dans cette hypothèse, le futur juge constitutionnel évaluerait la constitutionnalité de la Loi et les magistrats élaboreraient leur jurisprudence en se conformant à la norme islamique. Bien plus que de l'article 1er, c'est donc du Préambule et de principes fondamentaux inscrits dans la Constitution, comme des articles relatifs aux droits et libertés, qu'on pourra déduire la place accordée à la charia dans les institutions et le Droit. Et plus globalement de saisir l'orientation générale impulsée par la nouvelle constitution à la société tunisienne.
Islamisation par le bas
Selon encore la formule de Samy Ghorbal, la «solution bourguibienne» consistait à «inclure son entreprise de modernisation et de sécularisation de l'Etat dans une enveloppe d'islamité».
On peut concevoir que le projet d'Ennahdha soit, à l'inverse, d'inclure un projet d'islamisation de l'Etat dans une enveloppe de modernité. Plus précisément, Rached Ghannouchi a expliqué le maintien de l'article 1er dans sa version de 1959 par le fait que «l'islam est la religion de l'État avec tout ce que cela implique» et qu'il n'était pas nécessaire de créer une division entre l'élite et le peuple sur le sujet.
Ces deux explications ont bien plus de portée que l'annonce formelle du maintien de la charia. D'une part, il oriente la compréhension de l'article 1er dans un sens plus islamique que séculier. D'autre part, en opposant l'élite (sous-entendu moderniste) et le peuple, musulman, tout en ayant l'air de rechercher le consensus, Rached Ghannouchi a donné une clé essentielle pour comprendre l'approche politique d'Ennahdha.
Celle d'une islamisation de l'Etat par la société, par le bas, en laissant cette dernière définir les normes des secteurs clés telles que l'éducation, la politique familiale ou la culture. C'est-à-dire un renversement complet de la perspective bourguibienne de modernisation de la société par l'Etat. C'est peut-être cela la révolution tunisienne.
On peut estimer que c'est l'essence de la démocratie de permettre à une société de choisir ses normes. Mais la démocratie est aussi un contenu, en l'occurrence le respect des minorités (politiques, sociologiques ou religieuses) et des libertés individuelles.
En refusant de céder aux plus radicaux qui réclament la référence explicite à la charia, et de provoquer une confrontation politique contre-productive, Ennahdha a fait preuve de maturité politique. Mais il ne dévie pas de sa vision à long terme.


Thierry Brésillon
 

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