Youssef Seddik : «Les salafistes ne sont que de vulgaires politiques»
La Tunisie a connu un chamboulement politique et sociétal. Comment, en tant qu’intellectuel, avez-vous vécu l’arrivée des islamistes aux commandes du pays ?
La Tunisie a connu un chamboulement politique et sociétal. Comment, en tant qu’intellectuel, avez-vous vécu l’arrivée des islamistes aux commandes du pays ?
Youssef Seddik : Il reste un rêve bien lointain, hélas !, dans ce que nous appelons le Monde arabe : celui de voir l’intellectuel trouver un rôle, son vrai rôle : ni un faiseur d’événements, ni un juge des acteurs de l’actualité immédiate, celle des intérêts et des petites passions et frustrations de toutes sortes, mais un éveilleur avant et après que ses contemporains ne s’endorment. Soit pour leur dire que le moment ne convient pas au sommeil, soit pour sonner le réveil quand il leur a été inévitable de fermer les yeux ou d’hiberner. Je traduis, ici, avec d’autres termes, ce que les Grecs de l’Antiquité et plus tard Hegel, le philosophe allemand, ont retrouvé dans le mythe de l’Oiseau dit de Minerve. Ce volatile, de l’espèce des hiboux ou des chouettes, ne se lève que la nuit non seulement pour déranger les paisibles dormeurs mais aussi et surtout pour menacer du pire tous ceux qui refusent encore de fermer les yeux, par simple insomnie, par anxiété ou par cette intelligence profonde en certains d’entre nous, en quelques animaux aussi, qui donne toute la mesure de ce qui s’apprête à venir et à tout emporter, séisme ou déluge, pandémie ou cyclone… Ce qui vient d’arriver en Tunisie et dans plusieurs pays du Monde arabe, personne parmi nos intellectuels n’a pu le prévoir ou même en soupçonner la possibilité. Pire : au moment où tous les signes annonciateurs du cataclysme étaient déjà là, certaines stars de la culture de chez nous pratiquaient la piètre politique de l’autruche ou conjuraient le sort, le leur et celui de leurs gouvernants, pour insulter l’avenir et ceux qui en étaient alors porteurs, ces masses de jeunes anonymes, prêtes à tout pour produire la catastrophe au sens premier de ce mot, c’est-à-dire rupture (cata) dans la continuité tranquille (strophe)… Je dis tout cela et je suis là-dedans. Même si je voulais éviter ce destin de l’intellectuel arabe que je dénonce et déplore, j’aurais dit n’importe quoi, il ne s’agit pas d’une décision volontaire ou d’une initiative privée, mais d’une lame de fond qui manque à nos surfaces d’eau qui ne sont aujourd’hui que marécages ou lacs boueux. Si le temps des prophètes es bien fini, il ne nous reste à faire bouger et à faire crier en nous autres, les intellectuels, que ce personnage de Don Quichote !
Le salafisme en Tunisie semble prendre des proportions alarmantes. D’où puise-t-il, à votre avis, sa force aujourd’hui ?
J’ai à dessein évité de parler d’islam, pourtant objet de votre première question, et de m’en occuper ici. Tout ce que je vous ai dit d’alarmant et d’apparemment désespéré sur le «non-statut» de l’intellectuel dans nos pays concerne principalement ce sujet. Dès le début des «volontés de modernité» dans le monde, survenues presque en même temps sur la planète, disons à la seconde moitié du XVIIIe siècle, les Mondes arabe et/ou islamique avec, certes, un peu de retard, ont empoigné avec énergie cette question du rôle de la religion et de la spiritualité dans leurs sociétés respectives. Partout, l’intellectuel a su qu’il y allait du salut de leur peuple que ces questions soient résolues afin qu’elles ne constituent plus des obstacles ou des freins à l’appel urgent du progrès et des désirs de libération : Muhammad Iqbal au Pakistan, Abduh en Egypte, Ibn Badis en Algérie, Taha Hussein en Egypte, Haddad en Tunisie, etc.
Le problème dans nos sociétés et pour nos cultures dominantes ou pas, s’est posé et se pose encore de manière toute différente en comparaison de ce qu’il en était et en est en Europe, puis dans ce que nous appelons aujourd’hui l’Occident. En cette Europe qui sortait du Moyen-âge en brisant tous ses carcans avec les Erasme, les Montaigne, les Rabelais les Giordano Bruno, l’adversaire de toutes les libérations était identifié, personnifié, situé dans l’espace et dans les textes : une Eglise hégémonique, despotique régnant sur les âmes et les territoires. C’est elle qui donnait sens à tout ce qui bouge, rêve, se sait et pense avec sa scolastique, ses princes sous tutelle, ses seigneurs féodaux usant de la religion pour asservir les masses des pauvres hères et gueux formant la majorité des populations… Rien de tout cela, quand il s’agit de poser la même question dans nos pays arabes et/ou islamiques. Non seulement l’autorité religieuse était diffuse sans pouvoir institué, en tout cas toujours manipulée ou domestiquée par le pouvoir politique, mais elle devient totalement confisquée par ce même pouvoir politique dès le moment où celui-ci passe aux mains de despotes orientaux non-arabes, les Mameluks, les Seljoukides et enfin, les Ottomans. Ne possédant pas la langue arabe, langue de l’islam originel, du Livre révélé et de la Sunna, ces pouvoirs d’empire ont statufié la culture et le savoir religieux et barré les voies au débat, aux polémiques, aux disputations qui animaient pourtant les Majalis et autres salons et cénacles, et même les rues et places publiques de Damas, Bagdad, Médine, Le Caire, Kairouan, Tlemcen, Fez ou Cordoue…
C’est bien sur ce sombre intermède que nous vivons aujourd’hui. Imaginez que la répression du courant philosophique des Mu’tazilites au Xe siècle par le calife abbasside al-Mutawakkil aurait touché, affirment les chroniques, vingt mille «intellectuels» confondus ou suspectés seulement de pratiquer, enseigner ou même vulgariser auprès du public ce difficile art du kalam : liberté humaine ou déterminisme, responsabilité ou prédestination, créité ou incréité du Coran, questions ultra-théoriques et pour lesquelles des hommes (et même des femmes !) prenaient tous les risques, quand le XIVe siècle et avec l’ensevelissement de la pensée et l’œuvre d’Averroès, elles ont déserté totalement nos écoles et nos universités ! C’est bien dans cet immense pan de nuit théorique, spirituelle et culturelle que les salafismes de tout genre trouvent leur justification et leur terreau. D’un côté, une suspicion tenace frappe l’intellectuel moderne et éclairé le tenant, souvent à tort, pour un profanateur du legs des temps premiers et «purs» de l’islam du fait de sa mauvaise fréquentation d’un Occident jadis meneur des Croisades, hier colonisateur, de l’autre côté la masse de ces gens du peuple souvent incapables d’accéder aux textes fondamentaux de la foi et de l’histoire de leur religion, victimes da séduction, sinon de la fascination, de comédiens d’un nouveau type accoutrés d’étranges vêtures, flanqués de barbes-standard, prétendues «canoniques» et certifiées de l’époque même du Prophète… Ces comédiens, vulgaires politiques, sans plus, usent d’un verbe tout aussi théâtral et trompeur à la rhétorique stéréotypée, incrustée de formules sacrées et d’une locution hors-temps faisant vibrer les murs et les fondations des mosquées de l’écho en trompe-l’ouïe du prestigieux temps du «clairvoyant prédécesseur», le Salaf as-Saleh… Voilà bien le sol pour le moment non fécondable sur lequel le vrai intellectuel, celui qui a inventé l’Europe moderne et démocratique, reste encore impossible parmi nous ou du moins fantomatique et sans vrai impact pour changer, éclairer ou conduire.
Votre livre Nous n’avons jamais lu le Coran, qui remet en cause bien des conceptions stéréotypées ayant trait à la genèse du Livre Saint, a suscité un large débat. Les théologiens – au sens rigoriste – ont été les premiers à décrier votre approche. N’y a-t-il plus possibilité d’allier théologie et philosophie ?
Figurez-vous que j’ai terminé cet ouvrage, après 5 années de recherches pluridisciplinaires (linguistiques, archéologiques – parfois sur site –, ethnologiques et, bien sûr, philosophiques et «théologiques») en 1993 ; je n’ai trouvé utile et opportun de le publier qu’en 2005. A chaque fois, je trouvais plus sage d’en différer la publication à cause de graves événements qui risquaient de constituer de sérieux obstacles «épistémologiques» devant une lecture conséquente : l’affaire Salman Rushdie et son roman Les Versets Sataniques qui a marqué de bruits et de fureurs la première moitié des années 90, puis l’inouï 11 septembre 2001… Je suis satisfait du bon accueil qu’a eu l’ouvrage auprès de mes lecteurs et lectrices en Occident et chez les intellectuels maghrébins et orientaux francophones. Je décide enfin de le publier en une version en langue arabe et pense qu’il retrouvera une nouvelle vie, sa vraie vie en réalité. Au-delà de la restitution de l’horizon hellénique et hellénistique pour replacer le Coran dans une historicité restée bancale, j’ai tenté de montrer que le désir de lire, raison d’être de tout grand texte s’offrant à la lecture, a été comme avorté par un acte de «congélation» du révélé dans l’automatisme de la récitation. Pourtant, l’ordre de lire constitue le tout premier verset selon les exégètes unanimes. Que s’est-il passé ? Pourquoi donc est-ce le liturgique qui a pris le pas sur la lecture ? A mon humble avis, c’est le plus grand problème de notre temps, surtout après les ouvertures démocratiques qui se succèdent et se confirment ça et là dans le monde de l’islam.
On assiste depuis quelques années, dans le monde musulman, à un regain d’intérêt pour le mysticisme (soufisme), sous ses différents aspects, religieux, social, voire même artistique. Cet ordre peut-il être une voie de salut pour échapper à l’endoctrinement wahhabite et salafiste ?
Je ne crois absolument pas à la mystique en général et au soufisme plus particulièrement comme pensée ou vision collectives. Il y a des mystiques singuliers ayant produit des pensées et des visions du divin particulière à leur vécu personnel, à leur formation, éventuellement à l’influence d’un ou plusieurs maîtres ou systèmes philosophiques. Mais d’un Hallaj, Abdelkader Jilani ou Rûmi sont déclarés legs d’une tarîqa, celle-ci devient une idéologie et les adeptes (les murîd) se transforment en militants ou soldats pour une cause étrangère à l’esprit et aux intentions initiales, aux fulgurations premières du fondateur. Le soufisme grégaire n’est pas une pensée, mais un maraboutisme qui a pu un moment avoir un rôle dans l’ère coloniale, par exemple, d’ailleurs pour aider à le combattre et à s’en prémunir, mais parfois pour en être le complice objectif, quand il a encouragé le retrait du monde et de l’histoire dans la transe ou les cérémonials de contemplation. J’admire un soufi comme un An-Niffarî qui, avec sa puissante pensée, n’a laissé aucun disciple, ni même une biographie.
Le débat dans notre région ne finit pas entre ceux qui prônent le modernisme à tout crin et ceux qui, au nom de la démocratie, s’accommoderaient même d’un Etat théocratique. Où vous situeriez-vous entre ces deux tendances ?
Je ne me situe nulle part, reportez-vous à ce que je vous disais au début de cet entretien à propos de l’intellectuel. Je suis là où je me trouve ici et maintenant, en l’occurrence et à cet instant devant mon ordinateur en train de vous écrire, le reste fait de moi un citoyen du monde anonyme et commun. Avec cette différence, négligeable, que moi je sais tout cela et il m’arrive de m’en attrister.
Interview réalisée par Ghania Bouzid