J.-F. Coustillière : «La démocratie ne peut être imposée de l’extérieur»
Avec le recul, en tant que militaire de carrière, croyez-vous que les guerres qui ont eu lieu et qui continuent d’avoir lieu ont toutes leur raison d’être ?
J.-F. Coustillière : Toutes les guerres, à travers les siècles ont eu et ont leur raison d’être, notamment pour leurs promoteurs qui poursuivaient ou poursuivent ainsi des objectifs d’intérêts personnels, de groupes ou nationaux. Les guerres permettent de prolonger une diplomatie défaillante ou une revendication non satisfaite. A ce titre, elles trouvent toujours leur justification. Pour autant, les guerres apportent-elles des solutions durables aux problèmes qui leur ont donné naissance ? Cette question est plus délicate et la réponse ne peut pas être simple. Si l’on se penche sur les conflits passés ou en cours, on peut estimer que certains conflits n’ont manifestement pas apporté de solutions durables, et ont donc nécessité d’autres initiatives ou ont donné lieu à de nouvelles explosions : guerres mondiales, ex-Yougoslavie, Iran-Irak, Proche-Orient, etc. D’autres, en revanche, ont conduit à l’établissement d’une situation durable correspondant aux objectifs de l’un des belligérants, ce qui est le plus souvent le cas des guerres de décolonisation. La guerre est donc la dernière voie ouverte après l’échec des négociations entre deux parties. L’expérience montre qu’elle est aussi, le plus souvent, destructrice pour toutes les parties impliquées et qu’elle ne débouche que très rarement sur une situation stable et durable.
Plus le monde avance plus l’homme recourt aux armes pour en découdre. Comment expliquez-vous ce paradoxe, alors que les avancées scientifiques sont censées rendre le monde plus prospère et plus stable ?
Les hommes ont toujours eu recours à la violence pour tenter de résoudre les différends qui les opposent. Aujourd’hui, si les conflits sont nombreux, je ne suis pas sûr qu’ils soient plus nombreux que dans le passé. En revanche, ils sont certainement moins destructeurs que ne l’ont été ceux de la première partie du XXe siècle qui ont sans aucun doute atteint un sommet en matière de dégâts humains. Il est certain que la communauté internationale, à travers l’ONU, s’efforce de réduire les risques d’amplification ou de pourrissement des conflits lorsque ceux-ci naissent. Cependant, le succès des démarches entreprises connaît des limites qu’illustre la situation au Proche-Orient. Au demeurant, des risques d’explosion sont aujourd’hui jugulés en certains lieux : Chypre, Sahara Occidental, Bosnie Herzégovine, Kosovo, etc. En dépit de ces derniers exemples, trop nombreuses sont les situations où la communauté internationale ne trouve pas les moyens d’une action efficace pour imposer, maintenir ou rétablir la paix. Irak, Afghanistan, Sahel, Syrie, etc. Chaque cas est particulier et nécessite une réponse adaptée. Force est de constater que ni la concertation politique internationale, ni les moyens qui pourraient être mis à disposition, ni le cadre juridique international ne sont au niveau imposé par les besoins. Les avancées scientifiques ont pour objet aussi souvent de renforcer la puissance, que d’améliorer la vie des hommes. En revanche, les hommes aspirent tous au «mieux-vivre» et celui-ci dépend à la fois de paramètres liés au progrès mais plus encore de conditions basiques comme l’emploi, l’accès à l’eau et à la sécurité alimentaire. Ces dernières ne peuvent être réalisées que dans un cadre d’équité, d’Etat de droit et de gouvernance saine. Aujourd’hui, ce sont les facteurs socio-économiques, et spécifiquement la capacité à vivre dignement, qui constituent le plus souvent les causes, directes ou indirectes, des conflits. Pour réduire les risques d’explosion ou en limiter les effets, et ainsi œuvrer pour la paix et la prospérité, la seule voie qui me semble envisageable est une coopération internationale partenariale sous le patronage de la communauté internationale, à travers l’institution qui la représente, l’ONU. C’est la communauté internationale qui peut conférer l’autorité nécessaire à des démarches volontaristes, sous réserve, bien sûr, que tous les pays s’engagent dans cette démarche avec transparence et considération pour chacun des membres, mais aussi avec courage et détermination afin de conforter la légitimité de son expression.
Il y a quelques années, plusieurs armées ont participé avec l’Otan à une manœuvre militaire qui a regroupé tous les pays du pourtour méditerranéen. Plus tard, plusieurs de ces armées se sont retournées contre un des pays participants : la Libye. A quoi servent réellement ces manœuvres communes dans ce cas ?
Les relations militaires relèvent le plus souvent de trois niveaux dont l’intensité et la richesse dépendent de la confiance existant entre les parties. Cela est vrai à la fois dans le cadre bilatéral et dans le cadre multinational. La coopération de niveau politico-militaire vise à échanger puis à partager des considérations sur le plan prospectif, international et géopolitique. Il s’agit de connaître l’autre dans ses priorités, ses projets, ses concepts et l’évaluation de ses intérêts nationaux. Le but est de s’efforcer d’éviter des différends qui pourraient s’établir à partir de méprises ou d’incompréhensions. Le niveau suivant implique les organismes de formation et certains états-majors. Le but est alors de renforcer la connaissance respective des organisations, des savoir-faire et des principes de fonctionnement et de décision. Enfin, le niveau des forces ou des unités concerne les acteurs de terrain. Il permet d’acquérir une certaine interopérabilité mais aussi un échange humain qui nourrit la découverte de l’autre société et enrichit la confiance. Ces démarches, si elles sont favorables à la coopération, au partenariat, à la découverte de l’étranger et au développement de la confiance mutuelle, ne constituent pas pour autant une garantie contre des décisions politiques relevant d’intérêts majeurs ou suivant des événements sortant du cadre ordinaire de relations entre pays respectueux du droit international. Ces relations sont donc favorables à la paix et nécessaires à des relations sereines, mais ne peuvent en aucun cas être suffisantes. La Libye fournit effectivement une triste illustration de cet état de fait.
Les Etats-Unis ont envahi l’Irak et l’Afghanistan pour, disent-ils, y abolir la dictature et le fanatisme religieux. Peut-on véritablement instaurer la démocratie à l’ombre des canons, selon vous ?
Je ne crois pas que la démocratie puisse être imposée de l’extérieur par quelque moyen que ce soit et encore moins par la force. La démocratie se définit, selon moi, par l’acceptation des différences, la protection des droits des minorités, l’égalité des droits des individus, l’application d’un Etat de droit et la participation des citoyens à la conduite de leurs affaires. La démocratie est un choix de mode de gouvernance qu’un peuple effectue librement et de façon solidaire. Les dictatures et les extrémismes de toute espèce sont ennemis de la démocratie. Leur éradication ne peut venir que des peuples qui les subissent. Certes, les risques sont alors lourds, mais c’est à ce prix que la démocratie peut s’établir de façon pérenne dans l’adhésion collective. L’histoire fournit tous les exemples nécessaires à la justification de cette assertion.
Des centaines de soldats sont tués ou blessés en Afghanistan par des talibans moins bien armés depuis l’invasion de ce pays au début des années 2000 et la situation va de mal en pis. Comment expliquez-vous cet échec des armées occidentales en dépit de leur supériorité technologique ?
La supériorité technologique peut permettre de gagner une bataille, rarement la guerre. De fait, pour que la guerre débouche sur une situation pacifiée et sereine, il importe tout d’abord d’imposer la paix et donc de contrôler le pays avec des troupes nombreuses. Par la suite, il convient de gérer la sortie de crise pour transformer la «paix imposée» en «paix acceptée». Cette gestion doit permettre la reconstruction et la relance de l’ensemble des structures des pays concernés. Pour cela, il faut des moyens humains, juridiques, économiques, de formation, de suivi etc., nombreux et adaptés. C’est à ce prix que la situation peut devenir meilleure. Imposer la paix puis sortir de la crise ne relève pas prioritairement de la supériorité technologique.
Pourquoi, selon vous, l’Otan n’intervient-elle pas en Syrie comme elle l’a fait en Libye et ailleurs ?
Pour que l’Otan s’engage, il faudrait tout d’abord une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, qui recommande une action militaire, ce que les divergences politiques entre les membres de ce Conseil ne permettent pas d’espérer en l’état actuel de la situation. Par ailleurs, les dimensions géographique, humaine et militaire de la Syrie ne sont en rien comparables avec celles des théâtres sur lesquels l’Otan s’est engagée. Je crois que l’Otan n’a pas la capacité d’une opération militaire lourde en Syrie, tout au moins dans des conditions acceptables, tant sur le plan des opinions intérieures des pays membres que sur celui de la recevabilité internationale. Enfin, l’aventure irakienne, les difficultés éprouvées en Afghanistan voire même certaines réactions internationales à l’opération en Libye ont conduit la communauté internationale à une réflexion, tant sur les limites des actions militaires que sur celles des capacités disponibles, peu propice au lancement de nouvelles opérations.
Comment voyez-vous le monde dans les années à venir : sera-t-il moins violent ou courons-nous vers une guerre mondiale avec des armes nouvelles dont certains observateurs voient déjà les prémices ?
Je crains que la violence au plan international ne puisse que très difficilement être résorbée. Il me semble qu’une diminution des conflits armés, tant en nombre qu’en importance, ne puisse être obtenue sans accroître l’autorité et les moyens d’action de la communauté internationale, sans doute à travers l’ONU. Mais se posent alors les questions des capacités et de leur financement, confrontées à celles de l’équité entre les pays. Il est illusoire de demander aux pays riches de financer majoritairement une institution dont les décisions leur échapperaient. Certes, moralement, il est possible de considérer que ce serait juste, mais les affaires internationales sont rarement dirigées par la morale et relèvent plutôt de la défense des intérêts propres de chacun. Nous avons pourtant besoin de cet outil international de régulation. Alors, comment aménager l’existant pour qu’il soit plus efficace ? Un autre facteur de paix est indéniablement une meilleure gouvernance, reposant sur un Etat de droit et sur le respect de la dignité, seul moyen, selon moi, d’accéder à la prospérité et à la stabilité. Cette prospérité et cette stabilité réduiront les risques de crises et de développement des extrémismes revendicateurs. Il y a dans ce domaine encore du chemin à parcourir. Au demeurant, si nous pouvons encore redouter des crises violentes et des conflits armés, notamment au Proche-Orient, au Moyen-Orient et en Afrique sub-saharienne, une guerre mondiale ne me paraît pas vraisemblable. Quant aux armes, même si chaque génération a su inventer des perfectionnements pour améliorer les performances de ses armes, voire même de développer des techniques effroyables comme le nucléaire, je ne vois pas d’autre révolution dans ce domaine. Les armes existantes sont parfaitement améliorables pour répondre aux divers besoins. Enfin, il importe de souligner qu’il a suffi, en 2001, de quelques avions de ligne et de cutters pour plonger les Etats-Unis dans une situation qualifiée de guerre et de provoquer, en riposte, des opérations militaires dans d’autres pays. Les dégâts humains qui en ont résulté n’ont pas nécessité d’autres armes que celles très classiques existantes.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Lina S.
Commentaires