La Syrie, jusqu’à quand ?
Hormis la cruelle Russie et l’énigmatique Chine, il semble bien désormais que tout le monde trouve parfaitement normal qu’un pays soit l’objet d’une entreprise de déstabilisation en partie menée par des forces et financée par des capitaux venus de l’étranger. L’angélique devoir d’ingérence et le 11 septembre sont passés par là, curieux mélange qui donne bonne conscience aux anciens puissants que nous sommes et l’illusion de puissance aux assiégés que nous sommes en train de devenir. Les Syriens ont-ils vraiment besoin que le monde occidental ajoute ses certitudes confites et sa morale manichéennement correcte à leur problème qui n’est pas simplement de se débarrasser d’un régime autoritaire ? On entend des «il faut que Bachar El Assad s’en aille» confortables et ingénus, adressés à la ménagère de quarante ans, un peu comme on lui assure par ailleurs qu’on va décréter la croissance. Il n’y a pas si longtemps encore, on partait au Moyen-Orient «avec des idées simples», avec au moins la sagesse de penser que ces dernières pourraient être mises à l’épreuve d’une réalité plus subtile. Aujourd’hui on y va – quand on y va ! – et on en revient avec les mêmes idées préfabriquées que l’on avait au départ. Pire encore, on y va en traînant nos propres contradictions, empêtrés de nos alliances de circonstance, et l’on s’étonne, étant évidemment du côté des bons autoproclamés, que le miracle n’opère pas. Serait-ce que la situation est moins simple qu’il n’y paraît et jusqu’à quand notre microcosme politico-médiatique feindra-t-il de n’en rien savoir ? Pourtant, depuis le début du conflit, des voix et des témoignages se sont élevés qui, pour le moins, auraient dû inviter à douter quelque peu des intentions de l’hirondelle censée faire le printemps d’un des tout derniers pays arabes qui résiste, selon l’esprit de sa constitution, à la poussée islamiste…Car enfin… Peut-être bien que nos journalistes ne se sont pas trouvés très nombreux à exercer leur devoir d’informer quand, au tout début du conflit, des bandes venues de toutes parts, en partie commandées par des chefs de guerre fraîchement arrivés de Libye où ils venaient de réaliser la libération que l’on sait, ont envahi brutalement des quartiers entiers de Homs, obligeant des dizaines de milliers de chrétiens, druzes, chiites et sunnites modérés à leur abandonner leurs maisons pour aller se réfugier dans les montagnes. Peut-être bien qu’à ce moment-là, notre docte ministre des affaires étrangères de l’époque, subitement va-t-en guerre, encore sur le petit nuage de notre victoire sur Kadhafi, n’était pas tout à fait en phase avec les comptes-rendus de situation qu’il recevait de notre ambassade à Damas. Alors que sur nos chaînes de télévision s’expriment à souhait des combattants filmés curieusement le plus souvent à la frontière vers la Syrie, barbus et sans moustache (signe extérieur des salafistes), peut-être bien que l’on n’interroge pas beaucoup ceux des Syriens qui se demandent pourquoi on veut absolument voir se réinstaller chez eux un régime qui les a oppressés pendant des siècles et qui, en revanche, pourraient expliquer pourquoi ils se battront jusqu’au bout – avec Bachar El Assad ou pas – pour conserver leurs acquis. A cet égard, il est curieux que le récent témoignage, sur nos ondes nationales, du chef du parti communiste syrien – il y en a un, et même avec deux courants, ce qui n’est pas trop mal pour une dictature ! – n’ait pas eu plus d’écho dans notre microcosme bien pensant, au moins chez nos nostalgiques du grand soir. Il faut dire qu’il y demandait expressément qu’on laisse les Syriens régler leurs problèmes entre eux car l’expérience montrait – et de citer ceux que l’on venait d’aider généreusement à accéder à la démocratie ( !) – que chaque fois qu’un pays arabo-musulman recevait l’aide de la communauté internationale, il faisait un bond de cinquante ans en arrière. Peut-être bien aussi, dans notre petit registre d’exception national, qu’il était gênant de reconnaître depuis le début que le reporter de France 2 était plutôt tombé sous les tirs des insurgés que sous ceux de l’armée régulière. Peut-être bien encore…Le «niet» de la Russie aura eu au moins l’avantage de donner le temps aux moutons occidentaux de ne pas se précipiter une fois de plus dans le ravin du manichéisme dominant. Quelques récents – encore timides – signes de retenue dans les propos des politiques et d’ouverture dans certains médias de masse laissent espérer que l’on pourrait en venir enfin à appréhender la situation dans toute sa complexité. Ce qui doit soulager nombre de sages observateurs arabes (autres que ceux de la Ligue du même nom) décontenancés par la tournure qu’ont prise les événements depuis le début du fameux printemps. On peut comprendre l’attitude de la Russie. Certes, toujours dans l’esprit de Pierre le Grand, elle ne lâchera pas son allié qui, à défaut de Dardanelles et de Bosphore, lui permet un semblant d’accès à la Méditerranée, mais aussi, forte de son expérience avec ses anciennes républiques musulmanes et de sa qualité de loser en titre (qu’elle risque de perdre au profit des Occidentaux quand nous aurons quitté l’Afghanistan !) elle sait que ce n’est pas par la force que l’on imposera notre vision démocratique au monde arabo-musulman. Et puis, en Russie, on excelle aux échecs et l’on pense au moins au coup d’après…La grande question reste de savoir pourquoi, d’un côté, ceux qui l’avaient armé ont dépensé plus de mille milliards pour la peau d’un terroriste qui, dans le fond, a gagné puisque tout le monde a peur, surtout les puissants, et, pourquoi de l’autre, on encourage ceux qui se réclament d’un courant comparable, à prendre le pouvoir dans tout le Moyen-Orient et à l’est du Maghreb…. Pour ce qui concerne les intentions de l’Oncle Sam, on sait. Elles ne changeront pas jusqu’à l’épuisement des ressources fossiles des monarchies théocratiques du Golfe arabo-persique. Quant à ces dernières, elles mettent les bouchées doubles à tenter de rattraper ce qu’elles n’ont pas fait pour entrer dans l’Histoire en presque un siècle de gaspillage de leurs pétrodollars… S’agissant d’Israël, on imagine mal son intérêt à avoir un pays islamiste de plus à sa frontière, et non la moindre. Et pour nous Européens, et Français en particulier ? Le refus de participer à l’invasion de l’Irak et à la chute du régime de Saddam Hussein aurait pu laisser entendre que nous avions encore une «politique arabe» singulière. On peut se demander maintenant si elle n’était pas déjà dictée par le souci de ménager en interne une partie grandissante de notre population. C’est que pour certains experts en géostratégie, la carte de l’Europe occidentale porte déjà de significatives hachures à la couleur de l’Islam.Pourtant, si d’aventure on finissait par reconnaître ce qui se passe actuellement en Syrie, on en viendrait peut-être à comprendre ce qui pourrait rapidement nous menacer chez nous. Dans l’immédiat, si l’on veut en connaître – et l’on n’y trouvera pas de panégyrique de Bachar El Assad ! – il est encore préférable d’acquérir le dernier SAS (en deux tomes !) plutôt que de se fier aux rodomontades et effets de brushing de quelque «maître à penser», ego-victime en diable de notre désolant paysage politico-médiatique, auquel on a pu abandonner, l’espace d’une guerre, notre pensée stratégique.
Hubert de Gevigney
Officier
Contre amiral (2S)
8 août 2012