Malek Chebel : «L’islamophobie est activée par des pulsions ancestrales»
Vous parlez, à l’instar d’autres anthropologues, d’un islam de paix et de miséricorde. Pourquoi, selon vous, ceux qui prônent un islam fanatique et destructeur sont-ils plus écoutés que ceux qui plaident pour un islam des valeurs et de la lumière ?
Malek Chebel : L’équilibre de la terreur fonctionne toujours à l’avantage de ceux qui font peur et non pas, comme on veut le croire, à l’avantage de ceux qui rationalisent, qui expliquent, qui dialoguent. Le phénomène n’est pas récent : j’ai à ma disposition l’une des premières controverses entre chrétiens et musulmans. Elle remonte au IXe siècle. Pourtant, rien ne semble bouger dans ce domaine, au moins en surface. Ceci explique-t-il que l’islam conservateur a plus d’impact sur les consciences que l’islam des lumières ? C’est fort possible ! A titre personnel, je le regrette vraiment.
Le terrorisme au nom d’Allah est à l’origine de l’islamophobie qui augmente de manière vertigineuse dans les pays occidentaux, ces dernières années. Selon vous, pourquoi les musulmans qui habitent ces pays ne réagissent-ils pas face aux comportements des salafistes ?
D’abord, l’islamophobie est ancienne. Elle est activée par des pulsions ancestrales et par la haine de ceux qui ont perdu, en particulier les terres colonisées. Vous me dites : pourquoi les musulmans qui habitent ces pays ne réagissent-ils pas face aux salafistes ? Plusieurs éléments de réponse me paraissent indispensables pour expliquer l’invisibilité des musulmans en Europe et dans le monde non musulman. 1 – On ne leur donne pas la parole ; 2 – Ils n’ont pas de tradition critique et de réflexion indépendante ; 3 – Ils sont eux-mêmes insérés dans des processus économiques exigeants et n’ont pas le loisir de dégager du temps pour cette affaire ; 4 – Ils n’y ont pas réfléchi de manière argumentée et mesurée, ce qui les rend inaptes à la riposte méthodique ; 5 – La peur de prendre des coups, car s’exposer vous expose à votre tour ; 6 – La peur de déplaire à ceux des leurs qui n’ont pas fait de chemin critique.
Le printemps arabe s’est soldé par un échec, pensent plusieurs analystes. Les soulèvements populaires ont, en effet, entraîné la chute des dictatures arabes mais ils ont, dans le même temps, ouvert la voie à l’avènement de pouvoirs théocratiques. Quelle lecture faites-vous de l’après-révolutions ?
Je ne suis pas de ceux qui pensent que les printemps arabes ont échoué. Au contraire, je pense que ces manifestations ont permis de voir que la société arabe – ou arabo-musulmane – n’était pas une terre de glaciation, une terre figée et qu’il est impossible d’y faire vaciller les idoles. Eh bien, c’est possible ! Et c’est énorme. Pour autant, le manque d’organisation et surtout le surgissement précipité de ces phénomènes n’ont pas permis pour l’instant que la société civile et même politique puissent dégager des ressources humaines suffisamment bien orientées pour contrecarrer le dogmatisme religieux. Mais il faut rester vigilant. On verra d’ailleurs, dans peu de temps, la manière qu’auront les Tunisiens à gérer la situation pré-apocalyptique dans laquelle les caciques de l’ancien système et les nouveaux apprentis intégristes proches (ou issus de) d’Ennahda veulent les entraîner. En politique, il n’y a jamais d’échec à proprement parler, dès lors, évidemment, que le tissu social demeure actif et réactif et que la colère des jeunes ne leur soit pas volée.
En 2004, vous avez eu l’idée d’initier un manifeste intitulé «Pour un islam des lumières», dans lequel vous appelez à l’intégration de l’islam dans la modernité. Est-ce à dire que la religion musulmane n’arrive pas s’adapter à la modernité ? Comment expliquez-vous ce déphasage ? A quoi est-il dû ?
Il y a toujours eu une tendance, certes minoritaire, de gens qui ont milité et qui militent encore pour l’avènement d’une modernisation possible des pratiques musulmanes. Mais lorsque l’islam est en crise, cette tendance tend à devenir aphone, ce qui est le cas aujourd’hui. Surtout qu’elle est dépourvue de moyens et de relais. Et qu’en plus, elle ne fait peur à personne. Il faut continuer à réfléchir au sort d’une religion qui accepte chez elle la destruction de la pensée critique et la disparition des élites rationalistes. Je crains que la planète musulmane ne soit peu ou prou gagnée par ce type de fermeture dogmatique et qu’il est temps pour elle de se renouveler. Mais le fait même de me poser une telle question me laisse espérer que toute perspective joyeuse est définitivement close.
Les spécialistes du monde arabe avaient prédit que les islamistes seraient la première force politique dans la région du Grand Maghreb. Seulement, et contrairement à la Libye, à l’Egypte et à la Tunisie, la mouvance islamiste en Algérie a été laminée lors des élections législatives du 10 mai. Selon vous, pourquoi l’Algérie a-t-elle dérogé à cette «règle» ?
Momentanément, bien sûr. Mais il ne faut jamais regarder les phénomènes sociaux et politiques comme l’on regarde une photo fixe et définitive. Je ne sais malheureusement pas de quoi sera fait l’avenir de ce pays, qui est votre pays et le mien.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
(*) Malek Chebel est actuellement concentré sur son livre Les meilleurs contes des Mille et une nuits, à paraître aux éditions Nouveau Monde dans quelques jours.