Dounia Bouzar : «Chaque extrémisme nourrit l’extrémisme de l’autre»
Les actes terroristes dans le monde ont amené l’opinion publique occidentale à faire l’amalgame entre islam et intégrisme. Comment expliquez-vous ce fait ?
Dounia Bouzar : Il n’y a jamais une cause-un effet, il y a toujours plusieurs causes qui se cumulent, de plusieurs natures : historiques, économiques, sociales, culturelles, psychologiques. Ce qui est certain, c’est que tous les démocrates, quelles que soient leurs croyances ou leurs non-croyances, se retrouvent coincés dans un débat où on leur présente un monde bipolaire, avec d’un côté un Occident qui aurait tout inventé et de l’autre un islam qui est par nature archaïque. En miroir, certains radicaux inversent la donne : c’est l’islam qui a tout inventé, l’Occident n’ayant fait que copier le Coran. Ces deux discours se renforcent mutuellement et reposent sur le même postulat.
Pourquoi certains croient-ils détenir la vérité sur l’islam plus que d’autres ?
Il faut rappeler que le mot religion signifie relier et accueillir. Dans toutes les religions, certains utilisent celle-ci pour, au contraire, mener les plus faibles à l’auto-exclusion et à l’exclusion des autres. Pour réussir ce travail de rupture avec les non-musulmans, avec les autres musulmans, avec leur milieu social, professionnel et familial, ils leur font croire qu’ils sont élus par Dieu pour sauver le monde et détiennent la vérité. C’est un moyen pour ce type de prédicateurs de faire autorité sur des jeunes qui ne connaissent pas bien leur religion. Ils les préviennent : les autres sont jaloux parce qu’ils savent qu’eux détiennent la vérité. Donc, ils conseillent de ne pas discuter avec le reste du monde (impur) qui va vouloir diviser pour mieux régner. Et la boucle est bouclée. Ils utilisent des procédés de sectes pour faire autorité sur certains jeunes, souvent perdus.
Les incohérences des prédicateurs dans l’interprétation du Coran constituent une brèche à travers laquelle l’Occident s’attaque à l’islam et le qualifie de religion violente et intolérante. A quel moment intervient le rôle de l’anthropologue du fait religieux dans un sujet aussi sensible ?
L’anthropologue du fait religieux n’étudie pas ce que Dieu dit mais ce que les Hommes comprennent de ce que Dieu dit, et les paramètres qui interagissent pour qu’ils comprennent plutôt ceci ou plutôt cela. Plus que des incohérences, il y a de mon point de vue une sorte de paradoxe en islam qui n’arrange pas les choses : on dit que seuls le Coran et la Sunna sont sacrés, mais, dans la réalité, on a sacralisé les interprétations humaines de certains savants. C’est cela qui empêche à la fois l’évolution des interprétations et du débat. On devrait prendre conscience que même si le texte est sacré, son interprétation est toujours humaine. C’est à dire que je comprends mon texte à partir de ce que je suis. Et, forcément, la vieille femme analphabète qui n’est jamais sortie de sa cuisine en pleine campagne, et qui ne fréquente que des femmes à son image, ne comprend pas la même chose que la jeune journaliste qui vit à New York et qui a grandi et s’est confrontée à des enfants qui ont une autre vision du monde depuis sa petite enfance. L’interprétation est toujours le résultat d’une expérience au monde. Cela paraît évident d’un point de vue intellectuel, mais ce n’est pas acquis. Du coup, certaines interprétations ancestrales sont encore répétées bêtement. On fonctionne par mimétisme. Il faut réintroduire la subjectivité : et toi, comment comprends-tu cette phrase ? Cela évoque quoi, dans ton cœur, dans ta vie, dans ta situation ?
Votre persévérance dans l’effort de réconciliation entre islam et république, dans une société qui rejette l’identité musulmane, vous a valu le titre honorifique de chevalier de l’Ordre des Palmes académiques. Ce titre vous a-t-il apporté plus de crédibilité aux yeux des musulmans de France, quand on sait que certains prédicateurs ont eu des propos négatifs à votre endroit ?
Je ne cherche pas à avoir de la crédibilité aux yeux de qui que ce soit. Mon travail consiste à tenter de déconstruire les préjugés des uns sur les autres et inversement, pour que tous les Français, croyants ou pas, musulmans ou pas, avancent ensemble. Mon lectorat est composé de ceux de bonne volonté qui font ce pas. Je suis souvent victime de menaces de tous les extrémistes : «laïcards» qui me prennent pour une islamiste au double visage, fascistes, chrétiens radicaux et musulmans radicaux. Cela signifie que je travaille bien. C’est logique qu’ils me détestent : je cherche à mélanger tout le monde. Et chacun d’eux croit posséder la «vérité» et se veut supérieur au reste du monde.
Après avoir été une grande admiratrice de Tarek Ramadan et de son action sociale auprès des jeunes des banlieues, vous avez jugé, plus tard, que son travail sur le terrain était trop axé sur le repli communautaire. Pourquoi ce changement d’attitude ? Quelle est, selon vous, la méthode la plus judicieuse dans ce cas ?
Ce n’est pas tout à fait ça. Lorsqu’on lit mes ouvrages, je mets en avant le fait que le contenu de ses interprétations aide beaucoup de personnes, car il montre qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre l’islam et la modernité. Mais qu’à une époque, sa relation à l’islam pouvait mener certains jeunes à l’idée que la vision du monde musulman était supérieure aux autres visions du monde. C’est donc non pas le contenu de son discours que j’ai interrogé, mais la relation à la religion.
Dans une interview accordée à notre journal, Malek Chebel a estimé que «l’islam est en crise» et que, de ce fait, «la tendance de ceux qui militent pour sa modernisation devient aphone». Etes-vous du même avis ? Sinon, quelle est votre lecture ?
Oui, je dirai plutôt que ceux qui militent pour la modernisation de l’islam ne font pas autorité. Car l’islam est devenu soit un objet identitaire, soit un objet politique, soit un soin… Il n’est plus forcément lié à la foi. Dans un débat posé sur un mode bipolaire, il n’y a pas vraiment de place pour la déconstruction et la pensée. Chaque extrémisme nourrit l’extrémisme de l’autre. Et le malentendu s’aggrave : d’un côté, les musulmans ont le sentiment d’un complot contre l’islam, de l’autre, la population non musulmane a le sentiment que les musulmans envahissent progressivement l’espace public et y imposent leurs normes. Plus l’islam est diabolisé, plus les musulmans surinvestissent l’islam. On est coincé dans un cercle vicieux.
Vous étudiez le fait religieux, luttez contre la discrimination et appelez à l’application de la laïcité depuis plus de dix ans. Quel bilan tirez-vous de ces longues années d’efforts inlassables ?
Appliquer la laïcité, cela signifie rappeler à tous qu’il y a des lois, très bien faites, qui permettent de protéger la liberté de conscience de l’un si elle n’entrave pas celle de l’autre. Cela oblige les responsables à travailler sur les préjugés qui mènent à ne pas appliquer les lois de la même façon et donc à lutter contre les discriminations conscientes ou inconscientes. Cela mène à réfléchir comment on peut transmettre cette idée forte de laïcité à tous les citoyens – ma liberté de croire s’arrête où commence ta liberté de ne pas croire et inversement –, les rassurer sur leurs droits, mais aussi leur faire prendre conscience de leurs devoirs. Rien ne vaut la transparence des critères légaux pour apaiser des tensions : la subjectivité du chef ou de l’élu ne doit pas faire la loi. Revenir au droit permet également de réfléchir à l’éducation des enfants : que met-on en place pour combattre les préjugés, pour que tous les enfants se mélangent, quelles que soient leurs croyances ou leurs non-croyances ? Comment on construit un projet commun où les différences sont reconnues mais dans lequel chacun peut dépasser sa différence pour marcher avec les autres ?
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
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