Manifestations contre le film anti-islam : une question de valeurs sociales et non de religion
La semaine dernière, les relations entre l’Occident et le monde musulman ont de nouveau fait couler beaucoup d’encre dans la presse internationale, suite à l’énorme vague de protestations qui a déferlé au Moyen-Orient, en Asie et en Afrique. Partout dans le monde, l’opinion publique a, de manière générale, trouvé que le film L’innocence des musulmans, à l’origine des manifestations, faisait effectivement outrage à l’islam et aux musulmans. En même temps, nombreux sont aussi ceux qui, aux Etats-Unis comme ailleurs, pensent que le respect de la liberté d’expression est un droit fondamental, et que dans ce cas précis, il vaut mieux simplement ignorer le film. D’ailleurs un grand nombre de musulmans sont d’accord avec cette idée. Nous avons déjà connu une telle tension, notamment il y a six ans, avec l’affaire des caricatures offensantes du prophète Mohamed, publiées dans plusieurs journaux européens. Comme pour les caricatures, cette nouvelle affaire ne relève pas vraiment d’une confrontation entre l’islam et l’Occident – ou entre l’islam et les valeurs démocratiques. Il s’agit plutôt d’une collision entre un monde où les valeurs «traditionnelles» restent d’une importance capitale et un monde où les valeurs de la société moderne et «individualiste» sont dominantes. Par conséquent, ce n’est pas la religion mais plutôt les valeurs sociales qui sont au centre du problème. Dans les sociétés occidentales, on accorde beaucoup d’importance aux droits individuels. Le musulman moyen qui ne vit pas en Occident ne peut pas comprendre pourquoi l’Etat n’intervient pas pour arrêter quelque chose de clairement épouvantable. Dans son esprit, cette responsabilité incombe à l’Etat plutôt qu’à la religion. En revanche, pour un Occidental, l’Etat n’a aucune autorité en la matière ; les problèmes de ce type appartiennent forcément à la sphère religieuse. Il est bien possible que certains dirigeants musulmans aient attiré l’attention sur ce film obscur dans l’espoir de détourner l’attention de l’opinion publique des difficultés de leur pays, mais il n’en est pas moins vrai que l’homme de la rue reste très sensible aux outrages à l’islam. Il y a une vingtaine d’années, le film de Martin Scorsese, La dernière tentation du Christ, fut interdit dans la plupart des pays arabes et musulmans, car montrer le Christ, qui est une figure vénérée dans l’islam, sous un angle irrespectueux allait à l’encontre des valeurs traditionnelles de leur société. Il ne s’agit donc pas d’un choc entre l’islam et l’Occident, mais d’un face à face délicat entre le traditionalisme et l’absence de traditionalisme. Bien entendu, cela ne signifie pas que les valeurs individualistes et les droits humains proprement dits ne revêtent aucune importance pour les musulmans et que le traditionalisme soit de nature violente. Cela ne veut pas non plus dire que les Occidentaux n’ont aucun égard pour les symboles religieux. D’ailleurs, il y a à peine cinquante ans, avant leur cassure définitive avec le passé traditionnel, dans le climat post-darwinien des années de l’après Seconde Guerre mondiale et l’ambiance du deuxième Concile du Vatican, les Occidentaux n’auraient certainement pas toléré ce qui ne l’est pas en Orient aujourd’hui.
Cependant, les événements qui se déroulent en ce moment revêtent, incontestablement, une deuxième dimension. Pour de nombreux musulmans, la réalisation d’un film comme L’innocence des musulmans ne fait que confirmer ce qu’ils soupçonnaient depuis longtemps, et surtout depuis l’invasion de l’Irak en 2003 : le monde occidental mène en réalité une guerre contre l’islam-même. Les ambassades européennes sont désormais elles aussi devenues des cibles au même titre que celles des Etats-Unis ; les manifestants voient désormais l’Occident en un bloc plus large. Le camp opposé ne se limite plus aux Etats-Unis.
Certaines personnes et certains groupes d’individus ont réagi en montrant qu’il fallait faire preuve de plus de compréhension. Lors d’une réception donnée à l’occasion de l’Aïd el-Fitr, la secrétaire d’Etat Hillary Rodham Clinton a notamment déclaré que «les Etats-Unis déplorent le contenu et le message du film…[ainsi que] tout dénigrement des croyances religieuses d’autrui». Cependant, ni la secrétaire d’Etat ni aucun autre citoyen américain n’a le droit légal d’interdire ce film. De son côté, l’imam Mohamed Magid, à la tête de l’une des plus grandes mosquées des Etats-Unis, a condamné la violence des manifestations lors d’un prêche dans sa mosquée, retransmis pour les téléspectateurs égyptiens par le biais d’une chaîne de télévision satellitaire. L’imam a insisté sur le fait que la grande majorité des Américains rejetaient également ce film.
En tant que bons citoyens de notre monde mondialisé et interconnecté, nous devons résister à la tendance à stéréotyper et cesser de penser de manière apocalyptique. Les dirigeants, quant à eux, doivent décourager de façon proactive toute forme de violence et de discours haineux. Nous devons tous continuellement faire tout ce qui est en notre pouvoir pour encourager les choix respectueux et rationnels.
Leena El-Ali, vice-présidente du développement stratégique auprès de l’organisation Search for Common Ground qui œuvre dans le domaine de la transformation des conflits