Sunnisme et chiisme : la querelle fratricide sans fin
En dehors de tout amalgame et loin du langage courtois et hypocrite des uns et des autres des deux confessions sunnite et chiite, nul ne peut nier que les profondes divergences, les franches hostilités et les haines tenaces entre les différentes composantes des sociétés musulmanes sont très souvent occultées. De surcroît, il est rarement constaté qu’une attention particulière soit prêtée à la profonde division entre ces deux franges de l’islam qui continuent à s'étriper et se chamailler pour des détails futiles. Ce qui représente le plus grand danger qui puisse menacer la nation islamique. Un danger à même de dresser les musulmans les uns contre les autres et les empêcher de s’unir contre leurs agresseurs et occupants.
Indéniablement, la relation conflictuelle et de rivalité caractérisant les rapports entre les deux grandes confessions islamiques, sunnite et chiite, ne date pas d’aujourd’hui, tant il est vrai que la discorde et la brouille entre sunnites et chiites sont séculaires et remontent aux premières années de l’islam, vers 656.
L’ambivalence des positions, courageuses et sans circonspection parfois, mais toujours provocatrices, prises de temps à autre par certains célèbres et éminents dignitaires dont le cheikh Qaradhawi ne viennent que briser le prosaïsme de la vie quotidienne des musulmans en exhumant des vieilles rancunes. Même si d’évidence, elles mettent en garde contre des appétits expansionnistes des chiites, accusés de chercher inlassablement à faire du prosélytisme, ces positions conservatrices destinées à rabattre le politique sur le religieux revêtent bien un aspect beaucoup plus politique que religieux. C’est pourquoi elles sont plus enclines à dénoncer l’expansionnisme chiite qu’à proclamer un soutien franc et massif aux tentatives d’atténuer la discorde entre les communautés chiite et sunnite, non seulement en Iraq et au Liban mais aussi dans toute la région arabe. Ce qui dénote l’existence d’un contentieux lourd et particulier avec l’islam chiite.
Du coup, de telles positions ne pourraient être perçues que comme une argumentation qui fait état d’un esprit quasi haineux, querelleur et belliqueux. Car d’abord nocives aux intérêts politiques des pays arabes, elles font, ensuite, préjudice à l’islam que ces cheikhs croient défendre et coïncident, enfin, avec les attentes et aspirations des Américains exprimées explicitement dans le New York Times dans sa livraison du 4 février 2004. On y lit : «Si nous frappons les chiites sur les plans religieux, politique et militaire, nous les pousserons à dévoiler les crocs de leur haine contre les sunnites ; si nous réussissons à les attirer dans l'arène de la guerre de religion, la proximité de la mort réveillera les sunnites inconscients.» De toute évidence, de tels propos riment bien avec les déclarations des oulémas wahhabites de l’institution religieuse saoudienne qui lors de la guerre de l’été 2006, entre le Hezbollah et Israël, ont réactivé les dénonciations traditionnelles sunnites contre la «dissidence chiite», en vue de faire barrage à l’influence iranienne dans l’Orient arabe. Ce qui ne peut profiter, d’évidence, qu’aux Etats-Unis et à Israël qui cherchent à isoler le Hezbollah et à frapper le régime iranien. Notons, en passant, que l’exécution de Saddam Hussein, surtout, les conditions de celle-ci, a suscité une indignation très forte, partout dans le monde arabe et particulièrement au sein de la communauté sunnite qui s’est retournée contre les chiites qui s’en sont félicités sans nuance. D’ailleurs, contrairement à toute attente, et alors que la résistance du Hezbollah à l’attaque israélienne de l’été 2006 lui a valu de fortes sympathies dans le monde arabe sunnite, un ouléma saoudien, le cheikh Abdallah Ben Jabrin, allait même jusqu’à proscrire, au début de cette guerre, toute forme de solidarité avec le Hezbollah. Ce qui est bien évidemment non sans étonner et surprendre au moment même où le monde musulman a besoin d’exorciser la haine et d’être unifié pour dépasser sa faiblesse face à un Occident toujours en quête «d’une proie à dévorer». C’est cela même qui explique l’immense clameur et la grande polémique suscitées par ces positions qui ont eu un effet boule de neige, aussi bien en Iran que dans le monde arabe, et ont éveillé et attisé de façon spectaculaire, et hors du commun, au sein des deux confessions, les sentiments d’aversion des uns envers les autres. Elles ne manqueront pas, par ailleurs, de relancer la méfiance des Arabes, en majorité sunnites, à l'égard de l'Iran révolutionnaire et chiite. C’est dire qu’elles ne sont venues que mettre le feu au poudre dans un monde arabo-musulman qui est, depuis l’invasion américaine de l’Iraq, il est vrai, dans une sacrée m…
L’impétuosité de ces positions montre, on ne peut mieux, à quel point sunnites et chiites se détestent et ne sont, en dernière analyse, que d’implacables frères ennemis, qui se méfient les uns des autres depuis voilà plus de 13 siècles, et leur guerre fratricide, qui a éreinté le monde musulman, et qui n’a que trop duré, semble sans fin.
Mais comment la scission entre chiites et sunnites a-t-elle commencée ? Voici son histoire telle que citée dans l'historiographie musulmane. On observe que lorsque Ali, cousin et compagnon du Prophète, devient le quatrième calife, un conflit éclate à cette occasion, poussant Ali à regrouper autour de lui ses partisans et fidèles appelés par la suite «chiat Ali». Déchu, l’imam Ali instaura alors une lignée d'imams concurrents des califes. De «chiat Ali», dont la loyauté allait aux imams – tout en détestant et insultant les califes compagnons du prophète Mohamed – on fit le mot chiites qui se considèrent comme les représentants de l’orthodoxie de l'islam en tant qu'héritiers d'Ali dépossédé du titre califal. De ceux dont le loyalisme allait aux califes et aux compagnons du Prophète, tout en préservant l’admiration et le respect dus à l’imam Ali, on fit le mot sunnites qui se considèrent comme les représentants de l’islam des origines (salaf) et considérant les compagnons du Prophète comme vénérables du fait que la transmission du texte coranique a reposé en premier lieu sur leur épaules. A cela s’ajoute, évidemment la question polémique de l'authenticité ou la falsification du texte établi du Coran et l'image de la troisième épouse du Prophète, Aïcha, «Mère des croyants» et «La Véridique Fille du Véridique» chez les sunnites, mais accusée d'adultère par les chiites.
C’est cette discorde qui a été le prélude des hostilités devenues implacables suite à l’assassinat – imputé aux sunnites – de l’imam Hussein, fils d’Ali, à Karbala. Ainsi, chacune des deux confessions s’est permis de prêter à l’autre les pires intentions. Néanmoins, en retournant dans l’histoire moderne, on observe que les divergences des deux écoles chiite et sunnite et la phobie chiite ont, notamment, commencé à émerger avec l’avènement de la révolution islamique iranienne. Divergences qui ont, cependant, connu un renouveau remarquable suite aux affrontements interconfessionnels dont témoigne tant l’Iraq, gouverné par les Américains et leurs alliés chiites, incarnant bien la perpétuation de la profonde hostilité que peuvent s’avouer sunnites et chiites, que par le Liban dominé par le parti du Dieu et le mouvement Amal dont les loyautés sont dirigées plutôt vers l’Iran, seul pays où le chiisme est religion d'Etat et qui se positionne de plus en plus comme une grande puissance régionale. Etant aujourd'hui en phase d'expansion politique, l’Iran tente, il est vrai, non seulement d'instrumentaliser les minorités chiites dans certains pays arabes au nom de la religion pour servir ses intérêts, mais aussi et surtout de s'impliquer, dans une vaste campagne de prosélytisme auprès des sunnites, que certains appellent le renouveau chiite. Cette démarche n’aura pas à réussir si les sunnites eux-mêmes n’ont pas contribué inconsciemment à son succès. Et ce, en cédant à certaines pressions et refusant d’admettre, dans leurs instituts théologiques, les étudiants étrangers venus de tous bords pour apprendre le sunnisme, dans son berceau qu’est l’Arabie Saoudite, ou encore au sein de la Mosquée d’El-Azhar au Caire. Cette démarche n’aura pas également à réussir si l’Iran n’a pas pleinement profité de cette opportunité en or en accueillant ces mêmes étudiants qui contribuent aujourd’hui à l’opération de prosélytisme. C’est dire qu’envers et contre tout, ce sont les sunnites qui sont pris au piège et en sont responsables.
L’entente entre sunnites et chiites est demeurée et demeure encore dans l’expectative, tant que la nation tout entière n'a pas encore œuvré au rapprochement confessionnel et tant que la majorité des oulémas et marajaâ au sein des deux confessions sont peu portés à la réconciliation.
Fethy Haboubi
Ingénieur
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