Fatima Besnaci : une fille de harki se confie à Algeriepatriotique
Algeriepatriotique : Vous êtes née en 1954, année du déclenchement de la guerre de Libération en Algérie. Qu’est-ce que cela vous inspire-t-il ?
Fatima Besnaci-Lancou : Pour moi, pas grand chose. Pour ma grand-mère, qui était illettrée comme presque tous les Algériens de son époque, c’était un repère. Elle me disait : «Tu es née avec la guerre.» Elle aurait aussi bien dit : «Tu es née l’année où des sauterelles avaient mangé toute notre récolte.» Elle parlait beaucoup des calamités, naturelles ou pas. C’étaient ses repères à elle.
Vous avez vécu quinze longues années dans des camps pour harkis. Vous étiez très jeune, mais cela a dû laisser des souvenirs indélébiles chez vous. Que vous évoque cette période ? Un sentiment d’ingratitude ? De regret ?
Dans les camps, nous, les enfants, étions très bien protégés par nos parents. Nous avons grandi avec l’essentiel : leur affection. C’est avec du recul, des années après les faits, que je me suis rendu compte du traitement inhumain que la France de l’époque nous avait fait. Ce traitement, mes grands-parents maternels l’avait vécu pendant la guerre. Ils ont été déplacés et mis dans des camps de regroupement en Algérie jusqu’à l’indépendance. En France, quelques années après, le même système colonial a été appliqué aux familles de harkis. Je n’ai aucun ressentiment. Je veux seulement que l’histoire soit écrite avec sa complexité, ses nuances et que l’Etat français reconnaisse les faits. Sans repentance mais avec lucidité. Les autorités politiques algériennes portent aussi cette responsabilité en «jetant» hors de leur pays des dizaines de milliers de paysans en 1962. Des personnes fragilisées déjà par des années de guerre, sans instruction et sans formation. Quelle gloire l’Algérie peut-elle tirer de s’en être prise à cette partie très pauvre de sa population ?
Vous avez choisi d’étudier l’histoire. Cela a-t-il un rapport avec votre parcours depuis que vos parents ont fui l’Algérie en 1962 ?
Mes études d’histoire sont assez récentes. J’ai d’abord fait une carrière dans l’édition médicale. Je travaille sur la question de la guerre d’Algérie en général depuis une douzaine d’années seulement. Il y a bien entendu un lien avec l’histoire de mes parents qui est aussi mon histoire. Mes parents n’ont pas fui une Algérie fraternelle mais une Algérie hostile. Ils sont partis parce qu’ils ont été menacés de mort et qu’une partie des leurs a été assassinée.
Par ce choix, vouliez-vous comprendre et aider les autres à comprendre ce qui s’est réellement passé durant cette période délicate et sensible de l’histoire de l’Algérie et de la France ?
Oui, c’est un choix. Je voulais comprendre le décalage entre les faits et les mythes entretenus depuis 50 ans de part et d’autre de la Méditerranée. La question reste sensible surtout en Algérie où elle est très exploitée. J’ai bien fait de m’y intéresser : elle m’a aussi permis entre autres de me rendre compte de toutes les violences subies par les paysans algériens pendant les 130 ans de colonisation. De mesurer la violence qu’ils ont vécue quotidiennement pendant la guerre. Celle de certains militaires français qui servaient des politiques qui voulaient garder coûte que coûte l’Algérie française doublée par celle de certains combattants nationalistes qui voulaient en découdre avec le colonialisme. Je pense que si l’on ne se penche pas sur le quotidien des ruraux pendant la guerre, on ne peut pas comprendre le drame des harkis.
Vous avez décidé de militer pour les droits des harkis après le passage du président algérien en France en 2000. Pourquoi ?
Parce que je l’ai trouvé manipulateur lorsqu’il a traité les harkis de collabos en faisant référence aux collabos de la Seconde Guerre mondiale… L’historien et ancien dirigeant du FLN, Mohammed Harbi, a indiqué plus tard que cette comparaison n’était aucunement pertinente. Ce jour-là, Monsieur Bouteflika avait invité chaleureusement les pieds-noirs et les juifs d’Algérie à revenir chez eux. J’étais contente pour eux.
Vous sentez-vous toujours algérienne ?
Je me sens d’origine algérienne. Je me sentirai algérienne le jour où l’Algérie regardera en face son histoire, y compris avec ses propres zones d’ombre, en ne se cachant pas, éternellement, derrière une histoire sans nuance qui cultive la politique des boucs émissaires…
Pourquoi, selon vous, les Algériens n’arrivent-ils toujours pas à tourner la page et à envisager l’avenir tous ensemble ?
Personnellement, je souhaite une réconciliation mais je n’ai pas de pouvoir ni de baguette magique. Je pense que tout n’est pas fait, en Algérie, pour construire ce «vivre-ensemble». J’ai le sentiment que la politique de la division est celle qui est privilégiée depuis l’indépendance : 50 ans après, des cercueils d’anciens harkis qui souhaitaient reposer dans la terre de leurs ancêtres sont refoulés d’Algérie.
Les enfants de harkis réclament-ils une réparation de la France pour ce qu’elle a fait subir à leurs parents et à eux-mêmes depuis qu’ils ont gagné l’Hexagone ?
Ils demandent surtout que le président de la République française reconnaisse la responsabilité de la France dans l’abandon et le massacre de harkis en 1962.
Certains parlent de massacres de harkis au lendemain du cessez-le-feu. D’autres disent que, au contraire, des appels avaient été lancés par les responsables du FLN pour éviter tout acte de vengeance. Un responsable de l’ALN a écrit qu’il avait reçu l’ordre de protéger les harkis jusqu’à leur départ d’Algérie. Ce qu’il a fait. Que savez-vous sur cette période ?
Là, on touche à une question sensible et complexe en Algérie. Ce responsable de l’ALN que vous citez est certainement de bonne foi. Nombre de ces combattants nationaux avaient aidé et protégé des hommes et des familles entières. Il y a eu certes des initiatives individuelles mais elles ne sont, hélas, pas généralisées. J’ai publié un livre en 2006, qui s’intitule Treize chibanis harkis, où deux harkis parlent, sans détour, d’aide qu’ils ont reçue d’anciens combattants de l’ALN. Sur le plan des archives journalistiques, il existe effectivement, un article (in La dépêche d’Alger du 3 juin 1963) où Ben Bella déclare : «Je dénonce les actes criminels contre les harkis ; nous irons jusqu’à l’exécution des coupables.» Cet appel arrive près d’un an après le début du massacre et au moment où la Croix-Rouge internationale de Genève (CICR) s’apprête à visiter les harkis détenus en Algérie. On ne peut passer sous silence les nombreuses exactions subies par d’anciens harkis, les humiliations, tortures, condamnations à une mort lente, les massacres. Les témoignages des anciens harkis refugiés en France, les archives diplomatiques et militaires sont là pour l’attester. Plusieurs questions sont encore à élucider. Que nous disent les archives du CICR à Genève, sur lesquelles j’ai travaillé ?
– Le colonel Boumediene voulait amender les accords d’Evian pour réprimer les harkis.
– Pourquoi les avoir détenus dans des prisons et des camps militaires, certains jusqu’en 1969 ?
– On nous dit qu’il fallait les protéger des vengeances. Alors, pourquoi les avoir torturés pendant leur détention ? De nombreux documents du CICR l’attestent.
– Des archives du CICR font état «d’actes de clémence» de la part des autorités algériennes, notamment dans le cas de libération de harkis emprisonnés. On voit poindre ici les termes d’une contradiction : si l’emprisonnement des harkis vise à les protéger, comment considérer leur libération comme un «acte de clémence» à leur égard ?
Par ailleurs, un fait épouvantable mérite d’être cité. La mort de 20 000 hommes envoyés déterrer les mines posées aux frontières algéro-tunisiennes par le Génie militaire français pendant la guerre. Voici un extrait de ce qui est écrit dans un rapport du CICR : «Des harkis par milliers ont été employés aux travaux de déminage de la vaste et profonde zone que l’armée française avait fortifiée à la frontière tunisienne. Les mines en bakélite dont ce terrain est farci ne peuvent être détectées comme des mines métalliques, avec des appareils spéciaux. Ce sont les harkis qui en étaient chargés ; des camps entiers ont été vidés et ils ont été dirigés les uns après les autres sur ce territoire d’où, semble-t-il, aucun n’est revenu vivant…» Ce ne sont pas là des initiatives d’individus voulant se venger. Ce travail meurtrier demande une organisation de grande ampleur que seuls des autorités civiles ou militaires étaient en mesure de prendre en charge. La responsabilité de ce scandale est double ; celle de l’Etat français : avoir utilisé ces mines si meurtrières pendant la guerre, ne pas les faire déterrer par le même Génie militaire, avant de quitter le sol algérien. Pour finir avec la responsabilité de la France : ne pas avoir remis le plan des mines aux autorités algériennes à l’indépendance. Ils n’ont été remis aux autorités algériennes qu’en octobre 2007 seulement ! La responsabilité de l’Algérie est là aussi évidente. Elle n’a pas appliqué les accords d’Evian et fait massacrer des dizaines de milliers, voire plus, d’hommes dont elle dit, aujourd’hui, qu’elle a donné l’ordre de les protéger. Les faits sont là ! Résumer cette tragédie à des règlements de comptes ou de vengeance ne tient pas la route face aux archives.
Où en est votre «Manifeste pour la réappropriation des mémoires confisquées» ?
L’esprit du manifeste existe toujours. Dans deux ans, il aura dix ans. Les fondateurs en rallumeront, probablement, le «feu sacré» !
Vous œuvrez au rapprochement entre les Algériens, les immigrés et les harkis. La tâche ne doit pas être de tout repos…
En France, l’amitié entre les deux groupes de personnes existe réellement, même si des tensions existent ici ou là. Cette constatation semble impensable vue d’Algérie, parce qu’elle est encore exploitée à des fins pas toujours avouables à mon avis. Il n’y a qu’à voir la manière dont est enseignée la question des harkis en Algérie. Elle est très caricaturée, selon la thèse de l’historienne Lydia Aït Saadi.
Votre père rêvait-il de revenir en Algérie ?
Mon père n’est pas retourné en Algérie, par choix. Il a tourné définitivement la page. L’Algérie lui a pris l’essentiel : son père qui a été assassiné en août 1962. Il avait 25 ans. Il était orphelin de mère depuis son plus jeune âge.
Et vous ?
Personnellement, je suis retournée deux fois en Algérie. En 1983, pour revoir ma famille, et en 2009, pour des raisons professionnelles.
Si vous aviez un message à transmettre aux Algériens, quel serait-il ?
Je ne voudrais pas endosser le rôle de moralisatrice. Puisque vous me posez la question, je vous réponds : qu’ils fassent preuve de maturité en s’informant, en lisant, en dialoguant avec tous les acteurs de la guerre et non en se contentant de ressasser perpétuellement des pseudo-vérités, considérées comme vraies par la magie de la répétition. Qu’ils prennent conscience que l’histoire des harkis est leur histoire. Qu’ils se battent pour que l’histoire soit écrite avec des historiens et qu’ils aident leur pays à s’humaniser en permettant à nos anciens de revoir leur pays dont voici un exemple : au mois d’avril dernier, un ancien harki, très âgé, est arrivé en Algérie avec une bouteille d’oxygène. Il a été refoulé alors qu’il avait un visa en bonne et due forme et une levée d’interdiction d’entrée en Algérie. Comment les Algériens peuvent-ils accepter que l’on traite ainsi un vieillard malade ? Il est clair que les membres de sa famille ne diront rien ouvertement, mais je sais que les frères de cet homme, qui par ailleurs ont combattu comme maquisards, sont malheureux et le pleurent secrètement. Cette situation malsaine est trop répandue. Elle ne peut que fragiliser, à terme, la cohésion sociale d’une Algérie qui a encore besoin de se construire
Interview réalisée par Sarah L. et Mohamed El-Ghazi
Fatima Besnaci-Lancou est née en 1954 à Sidi Ghilès, près de Cherchell. C’est une écrivaine connue pour son travail de mémoire sur les harkis. En 2004, elle fonde l’association Harkis et droits de l’Homme, dont l’objectif est «de travailler sur la mémoire de la situation des harkis dans l’histoire». La même année, elle lance une opération pour le rapprochement des enfants de harkis et d’immigrés en ouvrant à la signature un Manifeste pour la réappropriation des mémoires confisquées.
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