L’ancien ambassadeur de la Tunisie à l’Unesco, Mezri Haddad, nous écrit
J’ai lu avec beaucoup de curiosité intellectuelle l’interview que M. Naoufel Brahimi El-Mili vient de vous accorder à l’occasion de la sortie de son livre Le printemps arabe, une manipulation ?. Une question lui a été posée à mon sujet et je trouve, sans susceptibilité aucune, que dans sa réponse il a manqué d’élégance et de modestie. Je trouve cela regrettable et je souhaite par conséquent apporter à vos lecteurs quelques précisions afin qu’ils ne restent pas sur un malentendu, pour ne pas dire sur une malveillance.
Le journaliste d’Algeriepatriotique lui a posé cette question : «Dans son livre La face cachée de la révolution tunisienne. Islamisme et Occident : une alliance à haut risque, Mezri Haddad partage votre approche des événements arabes. Quelles similitudes y a-t-il entre votre livre et le sien ? Entre votre vision et la sienne ?»
D’abord, il aurait été plus exact d’inverser les termes de la question en disant à l’auteur : «Vous partagez l’approche de Mezri Haddad quant aux événements arabes». L’inverser, puisque mon livre est chronologiquement antérieur au sien. La face cachée de la révolution tunisienne a été, en effet, édité à Tunis en septembre 2011, alors que le livre de M. Brahimi El-Mili vient à peine de paraître. Et que M. Brahimi El-Mili ne voit aucun cynisme ou allusion désobligeante dans ce que je viens de dire. Pas plus d’ailleurs que la prétention de paraître comme ayant été le premier auteur arabe à déconstruire le mythe du «printemps arabe». Aggraverais-je mon cas en rappelant que le tout premier auteur arabe, ou auteur tout court, ce n’est pas moi mais M. Ahmed Bensaada, dans son livre Arabesque américaine. Le rôle des Etats-Unis dans les révoltes de la rue arabe, éditions Michel Brûlé, avril 2011. Cet éminent physicien algérien, installé au Canada, a effectivement le grand mérite d’avoir analysé le «printemps arabe» sans le romantisme révolutionnaire qui l’entourait. Même si ce livre n’était pas à proprement parler politique ou géopolitique – l’auteur, en homme de science, s’est contenté de mener une enquête rationnelle sur les relations entre les cyber-activistes arabes et certaines ONG américaines – il a été pour moi d’une grande et précieuse utilité.
Même si la «révolution du jasmin» tunisienne en constitue la trame et la substance, c’est dans mon livre que se cristallisent la dimension géopolitique du «printemps arabe» et les objectifs stratégiques des Etats-Unis d’Amérique. En cela, et n’en déplaise à M. Brahimi El-Mili, je suis le premier auteur à avoir démontré que derrière les séismes qui ont détruit les régimes tunisien, égyptien et libyen, se profilait le projet de Grand Moyen-Orient, cher aux néoconservateurs américains, et qui a été repris, revu et corrigé par celui que j’avais appelé dans mon livre «la colombe aux ailes de faucon», à savoir Barack Hussein Obama. Dans ce livre préfacé par Samir Amin, j’avais parlé d’un nouveau plan Sykes-Picot, une expression qui a été reprise plus tard par Mohamed Hassanine Heykel. Sans jamais nier les causes endogènes de ces révoltes sociales (chômage, corruption, autoritarisme…), j’avais analytiquement démontré les raisons exogènes (recomposition du monde arabe par les puissances occidentales…). Au moment où tout le monde, les peuples comme les élites, étaient dans l’euphorie d’un «printemps arabe» porteur de démocratie et consacrant le triomphe des droits de l’Homme, j’ai été le premier à écrire que ce «printemps arabe» va se transformer en «hiver islamiste»…
Ce n’est point pour glorifier mon livre que je rappelle tout cela, mais pour dire à M. Brahimi El-Mili que la manière réductrice et volontairement disqualifiante de mon ouvrage est indigne d’un universitaire, qui plus est «professeur» de je ne sais pas quoi à «Sciences-Po Paris» ! Ranger mon ouvrage dans la catégorie de «récit exclusivement complotiste» peut séduire les pourvoyeurs et les imposteurs du «printemps arabe» en France, mais en aucun cas impressionner le libre-penseur que je suis. Dois-je d’ailleurs rappeler à M. Brahimi El-Mili qu’au moment où il jouait l’hymne à la joie de la «révolution libyenne» chez Jean-Jacques Bourdin (BFM-TV) et qu’il stigmatisait le colonel Kadhafi, je dénonçais chez le même Bourdin l’offensive néocoloniale en terre arabe ? A ce moment-là, il était plus proche des envolées lyriques de Bernard Henri-Lévy – que j’ai appelé dans mon livre le nouveau Lawrence de Libye – que de mon analyse «complotiste». Dois-je en outre lui rappeler qu’à la télévision Al Jazeera dont il dénonce à juste titre le rôle abjecte, j’avais consacré dans mon livre tout un chapitre intitulé «Al Jazeera, une chaîne pour esclaves» ?
Présenter La face cachée de la révolution tunisienne comme «un récit exclusivement complotiste, sans une véritable remise en cause du régime totalitaire de Ben Ali» et Le printemps arabe, une manipulation ? comme un essai «objectif et universitaire», c’est une vision manichéenne à but utilitariste. Vous oubliez, Monsieur, qu’avant d’être ambassadeur, j’ai été maître de conférences en philosophie politique et directeur de Daedalos Institute of Geopolitics. Je relève au passage l’usage du concept de «totalitarisme» qu’un universitaire censé avoir lu Hannah Arendt ne devrait pas utiliser avec une légèreté aussi déconcertante. Si vous voulez dire que j’ai été le défenseur d’un régime autoritaire, non seulement je vous l’accorde, mais j’en suis fier. Je n’ai pas à regretter, après douze longues années d’exil, mon ralliement à ce régime par crainte et abomination de l’islamisme. Je ne regrette pas un seul instant d’avoir été au service du dernier Etat despotique et néanmoins souverain et patriotique. Je ne suis pas un ancien apparatchik du pouvoir, mais un citoyen de l’ancien peuple. Les Américains et leurs vils serviteurs qataris ont libéré les Tunisiens de leur indépendance, tant mieux pour mes concitoyens et tant pis pour mes illustres ancêtres : Hannibal et l’inégalable Habib Bourguiba.
Par ailleurs, je n’apprendrai pas au «professeur» que vous êtes que la «neutralité axiologique» chère à Max Weber est une impossibilité herméneutique, selon l’aveu même de l’éminent sociologue allemand. Dans ce genre de livre, le vôtre comme le mien, et dans les sciences humaines en général, l’objectivité n’est pas une essence mais une espérance. Sur ce genre de thèmes, l’on a toujours un point de vue politique ou idéologique à transmettre, une thèse à soutenir, une cause à défendre.
Et à propos de cause, je ne voulais pas vous répondre avant de terminer la lecture de votre livre. En lisant votre interview dans Algeriepatriotique, qui porte bien son nom, je vous en ai voulu. En lisant votre livre, en décryptant son sens caché, je vous ai admiré et je recommande à la jeunesse algérienne et arabe en général de le lire. Le patriote tunisien, maghrébin et arabe que je suis, s’incline devant tous les intellectuels qui craignent que leurs pays soient emportés par la boue nauséabonde d’un «printemps arabe» composé par Samuel Huntington et joué par John McCain, Joseph Lieberman et Bernard-Henri Lévy. Je salue aussi le patriotisme et la sagesse de l’élite politique algérienne qui a fait le choix du gradualisme démocratique pour éviter au pays d’Abdelkader l’affliction au pays d’Omar Al-Mokhtar !
Propos de circonstance pour s’attirer la sympathie du gouvernement algérien ! Non, plutôt constance dans un engagement qui remonte assez loin dans l’histoire, la mienne comme celle des deux pays, l’Algérie et la Tunisie. M. Naoufel Brahimi El-Mili pourra poser la question à Ahmed Taleb Ibrahimi et à Sid-Ahmed Ghozali. Eux qui m’ont connu jeune philosophe en exil, et non pas ambassadeur de Tunisie à l’Unesco, sont très bien placés pour lui dire qui est Mezri Haddad, l’un des rares intellectuels arabes à défendre le pays du un million de martyrs, lorsque certains glosaient sur le «Qui tue qui en Algérie».
«Et si je me trompe, je préfère encore me tromper avec Ben Ali et Bouteflika qu’avoir raison avec Ghannouchi et son alter ego Abassi Madani.» C’était la conclusion d’un article que j’avais signé dans Le Monde, le 6 février 2001. On ne peut pas être et avoir été, et je le dis aussi bien pour M. Naoufel Brahimi El-Mili que pour moi !
Mezri Haddad
Philosophe et ancien ambassadeur de la Tunisie auprès de l’Unesco
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