Edwy Plenel à Algeriepatriotique : «Mieux vaut le désordre qu’un grand silence»
Algériepatriotique : Deux visions s’opposent s’agissant de la couverture médiatique des soulèvements dans les pays arabes. Une première, favorable, qui estime que sans les médias le «printemps arabe» n’aurait pas eu lieu et une seconde qui y voit une surmédiatisation, voire une propagande. Où vous situez-vous parmi ces deux approches antinomiques ?
Algériepatriotique : Deux visions s’opposent s’agissant de la couverture médiatique des soulèvements dans les pays arabes. Une première, favorable, qui estime que sans les médias le «printemps arabe» n’aurait pas eu lieu et une seconde qui y voit une surmédiatisation, voire une propagande. Où vous situez-vous parmi ces deux approches antinomiques ?
Edwy Plenel : Les dynamiques politiques dont la Tunisie fut le point de départ ont pour premier ressort l’aspiration des peuples à la démocratie, à la justice, à l’égalité. Qu’il y ait ensuite des rapports de force qui se construisent et des nouvelles donnes qui s’inventent ne saurait justifier une lecture complotiste de ces événements proprement révolutionnaires. Quant aux médias, il s’agit plutôt des potentialités démocratiques de la révolution numérique via les réseaux sociaux et, désormais, la circulation horizontale, sans frontières, de l’information sur Internet.
Des experts de divers bords ont estimé, dans des interviews à Algeriepatriotique, qu’une troisième guerre mondiale a lieu sous nos yeux mais sous une forme nouvelle : aux armes classiques est substitué un nouvel instrument autrement plus redoutable : les médias. Etes-vous d’accord avec cette analyse ?
Non, je ne suis pas d’accord. «Les» médias, je ne connais pas. Il y a bien sûr des médias soumis aux pouvoirs politiques, aux puissances financières ou aux logiques impériales. Mais pour autant, l’information en général – ses enjeux démocratiques et ses exigences professionnelles – ne saurait être mise dans le même sac. La liberté de l’information n’est pas un privilège des journalistes, c’est un droit des citoyens. Et c’est à ce titre qu’il faut la défendre, pied à pied.
Les médias ont atteint un degré d’influence sur l’opinion publique tel que certains parlent carrément de «dictature de l’information». Croyez-vous qu’il y a véritablement une saturation médiatique et un effet néfaste du développement effréné des moyens de communication ?
Même réponse : je ne connais pas «les» médias. Prenez notre exemple : Mediapart, notre journal en ligne, est indépendant, participatif, sans soumission à quelque pouvoir, politique et économique, que ce soit. Et nous nous battons sur notre terrain, face aux médias dominants, suivistes et conformistes. Ces mots de «dictature» ou de «guerre» créent, chez les journalistes comme dans le public, le sentiment d’une fatalité, comme s’il n’y avait plus d’espoir, comme si ça ne servait à rien de se battre.
Beaucoup de journaux à travers le monde vivent une sérieuse crise économique ; le «pronostic vital» est parfois même engagé. De plus en plus de grands titres se convertissent à la version numérique. Le glas de la presse écrite a-t-il déjà sonné ?
Nous vivons une révolution industrielle, la troisième de nos âges modernes. Le numérique en est le moteur technologique et industriel tout comme ce fut le cas, lors des deux précédentes, avec la machine à vapeur, puis l’électricité. C’est un point de non-retour : une invention qui supprime trois coûts – le papier, l’impression, la distribution qui représentent au moins 60% du prix d’achat d’un journal imprimé – a forcément l’avenir pour elle. Cela ne signifie pas la fin du papier, pas plus que la radio n’a tué le journal ou la télévision la radio. Mais cela signifie une recomposition totale du modèle spécifique de la presse quotidienne. La presse écrite n’est pas morte, mais le journal quotidien de demain sera numérique.
La presse française fait preuve de moins en moins d’impartialité dans la couverture d’événements nationaux (présidentielle française, affaire Merah, crise au sein de l’UMP) et internationaux (crise syrienne, intervention de l’Otan en Libye, situation au Sahel). Est-elle à ce point phagocytée par la classe politique et le Quai d’Orsay ?
Non, ce serait une vision trop simple et, encore une fois, un peu complotiste, comme si des manipulations extérieures expliquaient les manquements ou les faiblesses de la presse. La démocratie, du moins une démocratie vivante, suppose un écosystème puissant, avec des contre-pouvoirs forts. Cela suppose, pour l’information, une presse qui soit délivrée des soumissions au pouvoir politique et des servitudes des puissances financières. Une presse dont l’indépendance est garantie, une presse vivant de la confiance du public, une presse qui soit au rendez-vous de sa mission première : produire des informations d’intérêt public pour que les citoyens soient libres et autonomes, libres dans leurs choix, autonomes dans leurs opinions. En France, aujourd’hui, cet écosystème est très mal en point, c’est une évidence.
Dans le même sillage, peut-il exister encore des médias réellement indépendants en ces temps où l’intérêt matériel prime sur l’éthique et la morale ?
Oui, et Mediapart en apporte la preuve. Simplement, il faut se battre. Les journalistes doivent être à la hauteur de leur responsabilité sociale. S’ils ne résistent pas aux pressions et aux asservissements, pourquoi le public leur ferait-il confiance ?
Vous avez déclaré que le journalisme «est un désordre démocratique». Jusqu’où un journaliste peut-il aller dans ce «désordre» ?
Comme l’a dit la Cour européenne des droits de l’Homme, un journaliste digne de ce nom est «un chien de garde de la démocratie». Un chien de garde n’est pas forcément sympathique, il montre ses crocs, aboie à pas d’heure, réveille le quartier, etc. Mais il vaut mieux ce désordre, cet inconvénient et ce dérangement qu’un grand silence, qu’un grand sommeil démocratique. Jusqu’où aller ? Il n’y a qu’une limite : l’intérêt public. Tout ce qui concerne la vie publique, tout ce qui concerne la vie des citoyens, doit être public. Ce que le premier président du Tiers Etat, au début de la Révolution française de 1789, résumait dans une formule très moderne : «La publicité de la vie politique est la sauvegarde du peuple.» Pour que le peuple soit vraiment souverain, pour qu’il contrôle ce qui est fait en son nom, pour qu’il se prononce en connaissance de cause, il doit savoir, il doit être informé, il doit connaître tout ce qui est d’intérêt public.
La liberté d’expression est le corollaire de la démocratie. Or, les atteintes aux symboles de la religion musulmane se multiplient dans un contexte extrêmement sensible. Le journalisme doit-il jouir d’une exemption des responsabilités lorsqu’il provoque des atteintes à l’ordre public ou, au contraire, c’est à la société d’accepter cette liberté sans lui imposer des limites ?
Il est toujours dangereux de vouloir limiter la liberté de l’information au nom de ses propres opinions. Cette liberté suppose le pluralisme et, par conséquent, un conflit démocratique entre des sensibilités opposées. Je condamne avec la plus grande fermeté la stigmatisation dont sont victimes, en France aujourd’hui, nos compatriotes d’origine, de culture ou de religion musulmane. Mais je vais la combattre par mes articles, par mes enquêtes, par mes analyses. En revanche, s’il y a, au-delà des mots, des actes de discrimination ou de violence, là, c’est du ressort de la loi et de la justice. Bref, j’ai toujours été réservé sur le fait de demander à des tribunaux de sanctionner des idées et des opinions, même celles qui me déplaisent foncièrement.
Dans les années 90, alors que l’Algérie faisait face aux hordes terroristes, plusieurs médias français préféraient parler de «guerre civile» et certains semaient le doute chez l’opinion publique française sur les véritables auteurs des crimes qu’ils imputaient aux services de sécurité algériens. Etait-ce dû à un manque de professionnalisme ou d’information ou était-ce de la manipulation pure et simple ?
La vérité de l’histoire n’est jamais totalement univoque. Par exemple, aujourd’hui, l’Algérie sait regarder cette réalité en face, la juste cause de l’indépendance n’a pas empêché, au sein du mouvement nationaliste, des règlements de compte meurtriers, dont témoigne, par exemple, l’assassinat par ses propres frères de lutte d’Abane Ramdane. De même, la décennie noire qui a suivi l’interruption du processus électoral fut sans doute aucun celle d’un terrorisme issu de la radicalisation extrémiste de l’islam politique. Mais le dire, et le condamner, ne doit pas empêcher un travail de vérité sur le comportement des forces de sécurité, sur la part d’ombre de la lutte antiterroriste, sur les atteintes au droit humain, etc.
Les journalistes algériens ont gagné la sympathie de leurs confrères à travers le monde pour avoir résisté au terrorisme islamiste dans les années 90 ; près de 80 journalistes sont morts la plume à la main. Une telle reconnaissance n’a-t-elle pas eu un effet secondaire, celui d’avoir relégué l’aspect professionnel au second plan ?
Ce qui, plus profondément, a été relégué depuis trop longtemps, c’est le lien entre nos deux peuples. En tant que journaliste comme en tant que citoyen, j’appelle de mes vœux à une nouvelle fraternité, franco-algérienne ou algéro-française comme l’on voudra, qui, dans la vérité de l’histoire et la réconciliation des mémoires, permette d’inventer un avenir partagé. Je fais partie de ceux, en France, dont l’itinéraire de vie porte la part d’Algérie de mon pays, ce que nous a appris la juste lutte du peuple algérien pour l’indépendance, la souveraineté, la justice, la dignité, l’égalité. C’est cette part algérienne de la France qui doit être enfin reconnue et assumée, dans sa diversité, pour que nous allions de l’avant. Alors, le climat changera aussi dans le regard des journalistes français sur l’Algérie et sur le professionnalisme de leurs confrères et consœurs algériens.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Sarah L.
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