Interview d’Eric Denécé : «Pourquoi la France a décidé d’agir au Mali»
Algeriepatriotique : Nous assistons à une atomisation des groupes islamistes armés dans le Sahel : Aqmi, Mujao, Ansar Dine et, plus récemment, Ansar Charia. Quel secret se cache derrière cette apparition soudaine et quasi simultanée d’autant de mouvements armés dans cette région ?
Eric Denécé : Il n’y a pas de secret derrière cela. L’implosion de la Libye suite à l’intervention de l’Otan et les pseudo-révolutions arabes qui ont secoué l’Afrique du Nord ont déstabilisé les forces de sécurité de la Tunisie, de la Libye, de l’Egypte et des millions d’armes ont disparu. Cela a ouvert le champ à tous les candidats au djihad qui ont rejoint ou créé des groupes terroristes. Et cela a fait du Sahel un nouveau sanctuaire des organisations islamistes combattantes et des criminels ou trafiquants de tout poil.
L’Algérie est prise en étau entre des pays limitrophes instables qui menacent sa sécurité et une Europe qui a érigé l’ingérence dans les affaires internes d’Etats souverains comme nouvelle doctrine. Pourra-t-elle tenir quasiment seule face à ces chamboulements programmés ?
C’est totalement faux et absurde ; vous êtes dans le fantasme. L’Europe n’a pas une telle politique. D’ailleurs, elle n’a pas de politique, nous le constatons chaque jour. Les Scandinaves ou les pays d’Europe de l’Est s’opposeraient à une telle approche.
En revanche, il est indéniable que l’Algérie est aujourd’hui cernée de pays instables (à l’exception du Maroc) et qu’elle fait figure d’ilot de stabilité dans le chaos régional. Souhaitons que cela continue car des acteurs étrangers n’ont pas perdu espoir d’y déclencher un «printemps arabe».
La France s’est montrée impatiente d’intervenir militairement au Mali et fait des pieds et des mains pour y parvenir. Pourquoi cette insistance à prendre part à un conflit (en théorie) interne ?
Encore une fois, vous interprétez d’une façon totalement orientée et vous déformez la réalité. Il faut rester sérieux. La France n’est nullement impatiente d’intervenir car les interventions coûtent cher, en budget et en vies humaines (*). Or, nous traversons aujourd’hui une grave crise économique et nos moyens militaires n’ont jamais été aussi réduits dans l’histoire de France. Toutefois, Paris a décidé d’agir au Mali pour plusieurs raisons : le droit international est bafoué, des populations sont en danger, un pays voit sa souveraineté menacée. Nous avons des accords de défense avec le Mali et intervenons à sa demande. Nous n’abandonnons pas nos partenaires, comme l’Algérie le fait en Afrique du Nord, nous luttons aussi contre le terrorisme en Afrique de l’Ouest, d’autant que nous devons protéger nos ressortissants. Maintenant, il peut exister entre le France et l’Algérie des divergences entre la façon de régler au mieux cette crise et la stratégie proposée par la diplomatie algérienne me paraît pertinente.
Silvio Berlusconi vient de révéler que les événements de Libye n’avaient rien à voir avec un soulèvement populaire et que le renversement du régime était le fait de la France. Quel intérêt la France avait-elle à déposer voire à faire exécuter Kadhafi qu’elle venait pourtant d’accueillir chez elle en «ami» ? Qu’est-ce qui n’a pas tourné rond dans le rapprochement entre Kadhafi et Sarkozy ?
Silvio Berlusconi a raison. La France a joué un rôle majeur dans l’opération libyenne, se comportant en auxiliaire inconscient des Etats-Unis et de leur politique de redécoupage de la carte d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Pourtant, la France n’a retiré aucun avantage substantiel de cette opération car les contrats promis sont bien rares, vu l’état de la Libye. La seule vraie motivation à cette intervention était la volonté de Nicolas Sarkozy, qui pensait probablement que cette opération faciliterait sa réélection à l’Elysée, lui conférant une stature de chef de guerre. On connaît le résultat.
Bernard-Henri Lévy a joué un rôle central dans l’éviction et (peut-être même) l’exécution de Kadhafi. Pourquoi ?
Il est vrai que BHL, en raison de son aura, de son influence et de ses relations avec Nicolas Sarkozy, a joué un rôle déterminant dans l’engagement de la France aux côtés du CNT. Il a évidemment été abusé par ses rencontres avec les démocrates du CNT, sans voir que les islamistes se cachaient derrière. En revanche, son rôle dans l’exécution de Kadhafi est une pure vue de l’esprit.
Contrairement à la Libye où les choses se sont déroulées à peu près comme cela avait été voulu par la France, en Syrie, le pouvoir en place résiste et les puissances occidentales ne sont toujours pas arrivées à le déboulonner deux ans après le début des hostilités. Peut-on dès à présent parler d’une tentative de coup d’Etat échouée ?
En effet, la Syrie n’est pas la Libye. Les structures sociales y sont plus solides, le régime organisé, l’armée fidèle et Damas a des alliés solides. Il ne s’agit pas d’une tentative de coup d’Etat raté, mais bien d’une révolution orchestrée par l’étranger et les Frères musulmans, qui n’a pas abouti. D’où la nouvelle stratégie terroriste largement encouragée par le Qatar et l’Arabie Saoudite. Mais tout semble montrer que le régime ne tombera pas, même si Bachar Al-Assad s’en allait.
L’avènement des islamistes au pourvoir dans les pays arabes ayant vécu des soulèvements était-il voulu par ceux qui les ont planifiés ou est-ce une erreur de calcul ?
Oui. Il ne fait aucun doute que les Etats-Unis et les monarchies du Golfe ont voulu installer les Frères musulmans au pouvoir dans tous ces pays, avec des arrière-pensées différentes. Il n’y a donc en aucun cas d’erreur de calcul. Mais Washington, qui croit que ces régimes vont jouer le jeu (lutte contre le terrorisme, normalisation avec Israël, avantages accordés aux entreprises et à l’économie américaine) va vite déchanter et mesurer son erreur stratégique. Notamment parce que Doha et Riyad poussent ses régimes à se radicaliser davantage encore.
Les Etats-Unis semblent de plus en plus réticents à s’engager directement dans les nouveaux conflits. Les Américains n’en ont-ils plus les moyens (on parle d’une armée vieillissante) ou ont-ils tiré les leçons des bourbiers afghan, irakien et – maintenant – pakistanais ?
Non, vous faites une erreur d’analyse. L’armée américaine n’a rien de vieillissante, bien au contraire. C’est un remarquable outil de combat, très expérimenté par 10 interventions récentes au Moyen-Orient. Les Etats-Unis ont rapatrié leurs troupes d’Afghanistan et d’Irak, mais il en reste tout de même de nombreux soldats sur place, épaulés par les sociétés militaires privées. Ils veulent retrouver de la liberté pour intervenir là où cela leur semblera nécessaire. Pour autant, ils essaient de faire intervenir d’autres pays comme «auxiliaires» pour éviter d’apparaître toujours en première ligne. C’est, par exemple, ce qui s’est passé en Libye à travers l’engagement de la France.
Interview réalisée par Sara L.
(*) L’interview a été réalisée avant l’intervention effective de l’armée française au Mali.
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