Y a-t-il une affaire d’espionnage derrière le retard du passeport biométrique algérien ?
La délivrance du passeport biométrique est-elle bloquée ? Les postulants devraient se contenter, pour le moment, de l’ancien document. Le ministre de l’Intérieur, Dahou Ould Kablia, aurait ordonné depuis une dizaine de jours la mise à l’arrêt du projet, selon certaines indiscrétions (le sujet étant sensible, il est difficile d'obtenir une confirmation officielle). Il ne s’agirait guère d’un problème technique mais plutôt d’une grave affaire qui porte atteinte à la sécurité nationale. Un scandale de plus ? La société française Oberthur, qui a décroché le marché à l'époque où Noureddine Yazid Zerhouni était ministre de l'Intérieur, serait directement mise en cause. Elle aurait, d’après la même source, totalement et définitivement perdu ce marché hautement stratégique pour notre pays. La décision d'Ould Kablia serait motivée par la mauvaise qualité avérée du système de sécurité PKI (Public Key Infrastructure) fourni par cette société. Un système développé sur la base d’une technologie tellement dépassée que des étrangers arrivent à manipuler aisément l’identité de milliers de citoyens algériens. Cela, alors que le but même de cette acquisition était d’éviter toute intrusion dans la base de données du passeport biométrique. S’agirait-il d’une arnaque ? D’un complot ? D’une affaire de corruption ? Comment et pourquoi Oberthur a-t-elle été choisie ? Le mystère reste entier.
Un choix désastreux
Pourtant, selon une source proche du dossier, la société française Oberthur était la moins expérimentée, si bien qu’elle ne possédait même pas la solution proposée. La direction d’Algérie Télécom avait tellement été surprise par le choix d’Oberthur qu’elle avait protesté à travers un recours auprès de la Commission d’évaluation des offres. Dans son recours, Algérie Télécom avait étalé son savoir-faire et sa maîtrise parfaite de cette technologie dans l’espoir de convaincre les membres de cette commission. Elle s’était engagée à assister les chargés du projet du ministère de l’Intérieur dans les solutions les plus avancées. En vain. Le choix est tout de même maintenu. Oberthur a, ainsi, comme par un tour de magie, obtenu ce marché de rêve, devant les entreprises les plus pointues dans ce domaine, à l’instar de la société allemande Giesecke et Devrient (GND) et CSC Corporation. Une fois le marché décroché, Oberthur, qui ne fabrique pas elle-même le système demandé, sous-traite avec une autre société française, à savoir Keynectis, qui relève directement du secrétariat général du ministère français de la Défense. Ce qui est encore plus surprenant dans le choix d’Oberthur, c’est le fait que Keynectis avait également soumissionné avec une offre de 3 000 euros moins chère que celle d’Oberthur. Une question se pose d’elle-même : pourquoi a-t-on retenu Oberthur si le détenteur de la solution originelle est bien là avec une offre financière plus intéressante ? Une question qui n’a pas manqué d’embarrasser les responsables du ministère de l’Intérieur qui se murent dans un silence assourdissant.
La mystérieuse Keynectis
Pour comprendre la gravité de cette affaire, il faut bien connaître le véritable fournisseur de la solution PKI, à savoir Keynectis. Cette société n’est pas comme les autres. Elle a été créée au début des années 2000 par le gouvernement français dans le but de contrecarrer les Etats-Unis dans le domaine très sensible des nouvelles technologies et de la protection des données informatiques. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que ses tuteurs lui aient donné naissance un 14 juillet, une date hautement symbolique pour la France. En quelques années d’existence, Keynectis réussit à devenir une entité incontournable dans la sécurisation et le cryptage (et décryptage) des données. Son secret reste bien gardé par les services des renseignements français. La création de Keynectis par le gouvernement français est due à la perte du leader français en la matière Gemplus, qui a été racheté majoritairement par un fonds d’investissement américain, très proche des services secrets, à leur tête la CIA. La reprise de Gemplus par les Américains avait tourné à l’espionnage industriel et technologique. Pour ne pas mettre leur sécurité nationale entre les mains des Américains, les Français ont décidé de créer cette nouvelle entité dont le principal actionnaire est l’Etat français, auquel se sont greffées quelques sociétés privées de droit français. Le but recherché avec Keynectis est de créer une entité française puissante qui pourrait tisser ensuite des alliances stratégiques au niveau européen et même mondial. Il est certain que l’Algérie, de par les enjeux politiques et économiques actuels et futurs, est une cible de choix dans le cadre de cette stratégie. Et Keynectis semble s’être bien introduite en Algérie. Notre source affirme qu’en plus du passeport biométrique électronique, cette entité aurait intervenu dans le projet de la carte Chifa à travers son actionnaire Gemalto. Elle aurait également participé à l’avis d’appel d’offres lancé en septembre dernier par l’Autorité de régulation de la poste et des télécommunications (ARPT) pour l’assistance à la mise en œuvre de la certification électronique en Algérie. Mais le scandale du passeport biométrique semble avoir contraint l’ARPT à annuler l’appel d’offres. Le ministère de l’Intérieur était-il au courant de la relation contractuelle qui lie Oberthur à son sous-traitant Keynectis ? Est-il au courant des nombreuses affaires de corruption et scandales dans lesquels est impliquée Oberthur dans plusieurs pays ?
Un laminât à haut risque
Techniquement, Oberthur est connue pour sa qualité d’intégrateur qui exploite des solutions d’autres opérateurs. Et au-delà de toute autre considération, la solution de Keynectis reste en-deçà des besoins de l’Algérie. C’est une solution de sécurisation aux capacités limitées à un million de passeports, alors que les besoins de l’Algérie sont de l’ordre de 8 millions. L’incompétence d’Oberthur dans le domaine est telle que le gouvernement français lui-même a dû annuler son contrat avec cette société, suite à une intervention de l’ancien président français Nicolas Sarkozy. Chez nous, Oberthur a réussi à rafler tous les marchés de la biométrie, du livret au PKI en passant par le laminât. Et comme pour le PKI, elle sous-traite avec une autre PME française, Fasver, pour la production du film protecteur qui sécurise le passeport, pour le compte de l’Hôtel des monnaies. D’après certaines sources, le projet du passeport biométrique électronique a été retardé au début à cause de ce laminât de Fasver. Les alertes lancées par des experts algériens, qui s’appuyaient sur l’expertise internationale, ont, selon ces sources, conduit l’Hôtel des monnaies à chercher un autre fournisseur. Le fournisseur Fasver, lui aussi, ne fabrique pas tous les éléments de sécurité du laminât holographique. Il sous-traite une partie, ce qui pénalise l’Etat algérien et l’expose à toutes formes de détournements, trafics et de vols de passeports. A travers Oberthur et ses sous-traitants, l’Algérie allait avoir le passeport biométrique le moins sécurisé au monde. Cette affaire illustre on ne peut mieux comment les données sensibles de l’Algérie et de citoyens algériens allaient être confiées à des brokers (intermédiaires) sans foi ni loi.
Sonia Baker
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