Le professeur Kacha à Algeriepatriotique : «Les autorités alimentent la violence sans se rendre compte»
Comment les assassins des enfants Haroun et Ibrahim à Constantine ont-ils pu commettre un crime aussi sauvage ? Comment pourriez-vous décrire leur état mental au moment des faits et après ?
Comment les assassins des enfants Haroun et Ibrahim à Constantine ont-ils pu commettre un crime aussi sauvage ? Comment pourriez-vous décrire leur état mental au moment des faits et après ?
Je ne peux pas vous décrire l’état mental de quelqu’un que je n’ai pas vu et que je ne connais pas. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Je peux vous donner des hypothèses qui vous permettront de comprendre pourquoi on tue un enfant. Très souvent, c’est pour ne pas être dénoncé. Ces deux individus qui ont kidnappé ces enfants et probablement abusé d’eux ont eu très peur avant de les tuer. C’est une escalade de la violence : on commence par kidnapper, on abuse de sa victime puis on a tellement peur des conséquences de l’acte qu’on finit par la tuer. Voilà comment l’escalade de la violence se fait. La violence existe dans notre pays depuis des années déjà. Là, ce sont des formes inacceptables pour la population, mais il y a des assassinats tous les jours ; il y a des vols tous les jours. Donc, ce n’est pas nouveau.
On remarque un sentiment de tristesse mêlé à un dégoût profond chez nos concitoyens depuis cet acte ignoble. Quel impact de tels crimes ont-ils sur l’état d’esprit général dans la société ?
Lorsqu’on vous dit que deux personnes ont tué deux enfants à Constantine, vous commencez par vous dire qu’il faut protéger les enfants, qu’il faut les accompagner à l’école, etc. C'est-à-dire que vous augmentez la méfiance ; vous n’augmentez pas la douceur, le respect et le partage. Vous allez augmenter la méfiance, la contre-agressivité, tout ce qui est négatif. C’est quand même bizarre : notre pays n’a jamais eu autant de mosquées ni connu autant de ferveur chez les fidèles, et jamais notre pays n’a eu autant de barricades, autant de portes en fer, autant d’agressions. C’est quand même bizarre comment l’intégration de quelque chose qui doit être une philosophie de la vie – vous savez, la religion rend plus généreux, plus humain, plus proche de l’autre – ne nous rend pas généreux, tolérants et gentils. C’est tout le contraire qui en résulte. On se dit : mais comment avons-nous intégré notre religion ? Même la transmission de la religion n’a pas été faite. On n’a transmis de la religion que ce qui oblige, contraint. On ne prend pas réellement les choses philosophiques du rapport au sacré. Quand des parents entendent parler d’enfants assassinés, ils aggravent la méfiance et tout ce qui est négatif, au lieu de montrer ce qui est positif. Et ceci n’est pas fait pour arranger les choses.
Ce crime abominable a donné lieu à des réactions violentes la part de nombreux citoyens qui réclament le rétablissement de la peine de mort ; certains ont même appelé à «décapiter» les assassins… Pourquoi la colère ne s’exprime-t-elle pas chez nous, comme ailleurs, par des marches silencieuses, par exemple ?
Nous n’avons pas appris à répondre à la violence par de la sagesse. Tout nous apprend à répondre à la violence par la violence. D’abord, il y a les parents qui ne nous apprennent pas à maîtriser notre contre-violence, à élever notre niveau de compréhension devant quelqu’un de peu recommandable. Les parents n’apprennent pas à l’enfant à réfléchir avant d’agir. Parfois, ils sont même contents de voir leurs enfants répondre par la violence : «C’est un homme, pensent-ils, il peut se défendre.» Très souvent, les parents qui éduquent leurs enfants ont peur. Ils vous disent : «J’ai mal éduqué mon enfant. Il ne peut pas se défendre. Il se retrouve dans une société violente, j’ai eu tort de lui enseigner les bonnes manières et le respect de l’autre, etc.» C’est ainsi que les choses ont évolué. Non seulement les parents ne transmettent plus les valeurs qu’on avait dans notre société auparavant, mais la société elle-même ne transmet plus de nouvelles valeurs d’humanisme et d’épanouissement comme dans les sociétés modernes. Plus grave encore, les enseignants n’inculquent plus les valeurs, ils n’apprennent plus à leurs élèves comment accepter les différences, accorder de l’importance à ce qui nous unit et non pas ce qui nous sépare. Un Algérien qui parle espagnol, parce qu’il a émigré en Espagne, est agressé. Nous n’apprenons pas très tôt à accepter les différences et ceci donne une société très violente. Franchement, je ne vois pas comment nous allons sortir de cette situation.
Nos villes sont confrontées à une montée sans précédent de l’insécurité : kidnappings, agressions sexuelles, assassinats… Les années noires du terrorisme ont-elles contribué à cette propagation fulgurante de la violence ?
Oui, il y a certainement une part de cette décennie qui a fait que la violence persiste dans la société. La violence continue à être utilisée parce qu’elle permet d’obtenir ce qu’on veut. En réalité, lorsque vous êtes violent, les gens vous laissent faire ce que vous voulez. J’ai reçu un père qui m’a dit qu’il n’avait réussi à dormir qu’à minuit parce qu’à chaque fois qu’il voulait éteindre la télévision, son gosse se mettait à hurler. Pour éviter que son gosse de trois ans se mette à crier, il le laisse devant la télévision jusqu’à minuit. Je lui ai conseillé de le laisser pleurer et il m’a répondu qu’il n’avait pas envie d’être obligé de le frapper. «Laissez-le pleurer !» lui ai-je répété. «Pas question !» a-t-il insisté. A trois ans, cet enfant fait déjà la loi. Quand il aura atteint dix-huit ans, lorsqu’il sera physiquement plus fort que son père, il fera la loi à la maison. De cette absence de l’intégration de la loi du père naîtra l’absence de l’intégration de la loi sociale. C’est la même qui continue. Si le père ne met pas un terme à cela et ne revoit pas l’éducation de son enfant, la société n’y pourra rien. Quand il aura dix ans et plus, il sera trop tard. Quand il sera adulte, ça sera encore pire. Pendant la décennie sanglante, nous avons réfléchi pour essayer d’aider la société à être moins violente. Nous nous sommes dit qu’il fallait axer notre travail sur les enfants. Pour que les enfants, d’ici dix ou vingt ans, ne reproduisent pas cette violence qui s’est ancrée dans la société. Nous nous sommes rendus au Canada, parce que ce pays a développé un programme de lutte et d’apprentissage contre la violence à l’école. Là-bas, il y a des programmes adaptés pour travailler dans les écoles afin de montrer aux enfants que si la violence permet d’obtenir quelque chose immédiatement, à la longue, celle-ci ne favorise ni le développement de l’enfant, ni sa socialisation, ni son épanouissement. Nous avons ramené ces programmes et les avons traduits. Nous les avons essayés dans quelques écoles privées, mais nous n’avons jamais pu accéder à l’école publique.
Pourquoi ?
Parce que l’école publique nous a bien indiqué que ce n’était pas son problème, qu’elle avait son propre programme et qu’elle ne s’intéressait pas au nôtre. C’est une école très défensive. Quand vous essayez de vous introduire à l’intérieur de cette école pour dire qu’il faut peut-être modifier ceci ou cela, essayer des jeux de rôle pour que les enfants apprennent à dire par exemple «non à la drogue !», ce système défensif ne le permet pas. Tous ces programmes que nous avons préparés sont empilés dans des cartons. Nous avions créé, à l’époque, une association pour la prévention de la violence ; nous avions fait un travail magnifique. Malheureusement, rien de cela n’a été pris en considération. Il y a moyen d’éviter que la violence ne se reproduise pas continuellement dans la société. Mais il faut que l’Etat s’en occupe sérieusement.
Est-ce à dire qu’il y a un laxisme des autorités ou est-ce un phénomène psychosociologique ?
Les autorités font inconsciemment en sorte que la violence augmente. Je vous donne un exemple : la gendarmerie installe un barrage sur l’autoroute. Il y a quatre files de voitures qui se constituent. Dès lors, c’est la débrouillardise qui l’emporte. La violence augmente parce que c’est celui qui manœuvre le mieux en poussant les autres qui passera le premier. Rien n’est fait pour que le premier automobiliste passe avant les autres, tranquillement. C’est une violence inconsciente. Je vous cite un autre exemple : l’incapacité de la gendarmerie à adapter les réponses aux délits. Dernièrement, au niveau du barrage routier de Chéraga, un gendarme m’a arrêté. Il s’est aperçu qu’une ampoule de stop était grillée. Il me l’a fait remarquer. Ne pouvant voir le feu de stop moi-même, je m’en suis excusé en promettant de m’en occuper au plus tôt. Cela n’empêche, le gendarme m’a retiré le permis de conduire. J’ai essayé de voir son responsable pour lui expliquer que j’étais médecin et que j’avais besoin du véhicule, en vain. Ceci a suscité en moi une agressivité. D’abord, parce qu’on ne m’a pas écouté, ensuite, parce que la mesure qui a été prise à mon encontre est excessive par rapport à la faute. Je n’ai ni agressé ni tué personne ; c’était juste une petite ampoule grillée. Ce gendarme aurait pu prendre mes coordonnées pour vérifier, plus tard, si j’ai effectivement procédé à la réparation nécessaire au lieu de susciter chez moi un sentiment de colère et d’abus. Je considère que j’ai été agressé. Depuis, le mot «gendarme» a une connotation négative pour moi. Encore un exemple : dans les pays développés, il existe un syndic dans chaque immeuble. Quand il n’y a pas de syndic, un avocat gère les biens communs et veille au maintien de l’immeuble en bon état. En Algérie, non seulement cela n’existe plus, mais, depuis cinquante ans, rien n’a été fait pour que cela aille mieux. Plus de concierges ! Plus de syndics ! Il en résulte des disputes entre voisins, faute de lois qui régissent la vie en collectivité. Voilà comment on multiplie les réflexes de contre-agression à l’agression sociale. Je ne dis pas que l’Etat suscite la violence volontairement. Mais force est de constater que tout est fait pour l’alimenter. Absolument tout. Dès que la police surprend deux jeunes qui se tiennent par la main, elle procède à un contrôle d’identité. L’affection est-elle interdite ? La violence est partout : aux urgences de l’hôpital où le malade est mal reçu, à la poste lorsque un simple retrait d’argent devient un véritable calvaire ou encore sur nos routes où la police est soit excessivement intolérante soit laxiste à l’extrême. La violence va persister longtemps. Nous n’avons rien fait pour organiser notre société, organiser notre vie en communauté.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
(Suivra)
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