Le professeur Kacha à Algeriepatriotique : «L’Algérie n’a jamais construit d’hôpital psychiatrique» (II)
Ne pensez-vous pas que l’accès aux psychotropes devrait être plus sévèrement contrôlé ?
Ne pensez-vous pas que l’accès aux psychotropes devrait être plus sévèrement contrôlé ?
Non, parce que si vous enlevez les psychotropes, ils seraient remplacés par le kif et si vous enlevez le kif, il serait remplacé par la cocaïne. Le problème est qu’il faut apprendre aux adolescents d’être bien dans leur peau. Il faut apprendre aux adolescents à refuser d'en prendre quand on le leur propose. Il faut, aussi, apprendre aux parents à mieux surveiller leurs enfants, à leur parler et à contrôler leurs fréquentations. Les psychotropes existent dans le monde entier. Ils ne sont pas destinés aux toxicomanes. Ils sont fabriqués pour ceux qui en ont besoin, pour les malades. Et la plupart des traitements psychotropes ne donnent pas la toxicomanie. Il y en a un ou deux qui sont connus. Donc, on peut mieux les surveiller, sur ordonnance, lorsque la personne est réellement malade. Le kif circule partout, dans les prisons, devant les écoles, etc., et il est rare qu’un jeune n’y touche pas. Ce sont des tonnes et des tonnes de kif qui sont saisies, et ce qui passe entre les mailles des services de sécurité se chiffre en tonnes aussi. Ce n’est pas en réglant le problème des psychotropes que nous allons régler le problème de la toxicomanie.
Comment évaluez-vous la santé mentale en Algérie ?
Je ne sais pas comment je devrai aborder cette question. Il y a des maladies qui sont universelles. L’Algérie est, au même titre que les autres pays, face à des maladies chroniques et graves qu’il faut traiter, de même qu’il faut organiser la prise en charge des patients. A titre d’exemple, les Français n’ont jamais construit d’hôpital psychiatrique à Alger. Depuis l’indépendance, l’Algérie n’a jamais construit d’hôpital psychiatrique non plus. Ceci, en sachant qu’à Alger, par exemple, la population est passée de six cent mille habitants à plus de trois millions, c'est-à-dire qu’elle s’est multipliée par cinq. Nous avons transformé des cliniques – l’établissement où nous nous trouvons maintenant est une clinique de la sécurité sociale. Drid Hocine était à l’origine une clinique privée de psychiatrie et non pas un hôpital. A chaque fois que nous interpellons les pouvoirs publics sur la nécessité de construire un hôpital, comme ici à Alger où la population ne cesse d’augmenter et où les malades errent à travers les rues, on nous répond que ce n’est pas une priorité. Ce n’est pas normal. La santé mentale ira bien lorsque l’organisation de la prise en charge des malades mentaux sera adaptée au nombre de malades et aux situations qui se présentent. Tant que l’organisation n’est pas en mesure de répondre aux problèmes qui existent, elle demeurera défaillante. Par ailleurs, en plus de ces maladies que tous les pays connaissent – elles sont statistiquement à peu près les mêmes dans tous les pays –, nous avons nous-mêmes connu une guerre de libération et une période de grande violence qui a aggravé l’insécurité et l’inquiétude, et fait que les gens ont peur de vivre isolés. Cette violence augmente l’urbanisation rapide, très souvent inadaptée. Comme elle pousse à l’exil les familles qui en ont les moyens. Tout ce que nous avons connu comme violence sociale va aggraver le sentiment d’insécurité, d’angoisse, d’inquiétude et de déprime.
Les malades mentaux – vous en parliez à l’instant –, dont le nombre augmente de manière vertigineuse, font désormais partie du paysage quotidien de nos villes. Pourquoi n’y a-t-il aucun effort, ni de la part de l’Etat ni de celle de la société civile, en direction de cette tranche de la population ?
Dans notre pays, la société civile est d’existence récente. Aussi, on ne peut pas lui demander de se substituer à l’Etat dans la situation actuelle. Peut-être qu’elle pourra le faire dans les années à venir. Par ailleurs, les Algériens ne sont pas habitués à donner de l’argent aux associations ; ils préfèrent contribuer au financement des mosquées, par exemple. Ils n’ont pas l’habitude de soutenir des associations qui s’occupent de malades. Il faut un peu de temps pour que cela puisse se réaliser. Ensuite, la prolifération des malades mentaux dans les rues n’est pas facile à juguler. Aucun pays n’a pu résoudre ce problème. Pour récupérer les malades qui errent dans les rues, il faudrait d’abord mettre en place des structures d’accueil. Or, ces structures n’existent pas.
L’Etat ne peut-il pas régler ce problème ?
Comment voulez que ce problème puisse être réglé en l’état actuel des choses, alors que – comme je viens de le dire – nous n’avons jamais construit d’hôpital psychiatrique à Alger. Avant, les malades mentaux étaient internés à Blida où l’hôpital local peut accueillir deux mille deux cents patients. Une fois l’état de santé de ces malades stabilisé, il n’y avait pas où les garder non plus. Donc, retour à la case de départ. La prise en charge des malades errants doit être organisée à l’échelle nationale. Il faut avoir cette capacité de réfléchir à une solution globale qui ne concerne pas uniquement la capitale. C’est extrêmement difficile et complexe, je l’avoue, d’autant que rien n’a été fait dans ce sens depuis l’indépendance à ce jour.
L’Etat peut-il agir dans ce sens ?
Oui, ceci n’est pas du domaine de l’impossible. Il y a eu une tentative, il y a de cela une vingtaine d’années. Tous les malades errants avaient été envoyés dans leurs villes d’origine. Lorsque cette opération avait été décidée, j’étais à Constantine. Nous avions reçu cent cinquante patients et aucun d’entre nous n’était préparé à les recevoir. Nous les avons gardés un moment puis ils sont repartis comme ils étaient venus.
La Société algérienne de psychiatrie, dont vous êtes le président, a-t-elle soumis des recommandations aux pouvoirs publics pour se pencher sur cette évolution inquiétante des maladies mentales chez nous ?
Il n'y a jamais eu de réunion ou de concertation pour traiter l’épineux problème de la violence. Nous avons tenté de nous en occuper en créant une association, mais nos efforts n’ont pas abouti. Il n'y a pas eu de suivi. C'est un grand problème dans notre pays, si bien que même si on installait une commission et on réunissait les professionnels pour élaborer un plan, son exécution ne serait pas assurée. Il y a tellement de changement dans les instances dirigeantes que les programmes ne sont jamais menés à leur terme. Par exemple, l'Etat a décidé de construire cinquante-trois centres pour toxicomanes. C’est énorme. Néanmoins, aucun professionnel n’a été désigné pour suivre ce projet. Du coup, lorsque ces centres seront inaugurés, il y a de fortes chances que leur vocation soit détournée.
Cette situation est-elle une fatalité ?
Les pouvoirs publics doivent prendre conscience de leur agressivité envers la population. Il faut que tout un chacun, policier, gendarme, enseignant, etc., sache exactement ce qu’est l’agressivité. Il faut que tout un chacun comprenne qu’il doit se montrer altruiste, magnanime envers ses concitoyens. Lutter contre l’agressivité nécessite une formation continue de tous les acteurs sociaux. Un juge doit être formé en psychologie parce qu'il a à gérer une société en mouvement et agressive. Prendre conscience de l’agressivité de soi vis-à-vis de l’autre contribuera à empêcher la contre-agressivité qui perpétue la violence. Dans notre société, on a l’impression qu’ennuyer, déranger l’autre est un métier rémunéré. Il faut mettre fin à toutes ces petites choses qui alimentent la violence dans la vie de tous les jours. Une institution qui doit recevoir des citoyens doit ouvrir la porte toute grande et non pas pousser ces derniers à se bousculer pour emprunter une porte latérale étroite pour soi-disant réguler le flux. Tout le monde doit contribuer à juguler la violence dans la société. Les problèmes des Algériens seront réglés lorsque chaque citoyen se prendra en charge lui-même et n’attendra pas que les autres fassent ce qu’il a faire à sa place. Pour revenir aux problèmes de la santé mentale, il est de mon devoir d’œuvrer à leur règlement et de ne pas attendre que les professionnels d’autres secteurs s’en occupent.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi
(Suite et fin)
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