Khalifa : stations de dessalement ou la soif d’argent (XI)
Eté 2002. Le ciel est avare de pluie. Les barrages se vident les uns après les autres. L’eau est distribuée au compte-gouttes. En théorie, les ménages devaient recevoir le précieux liquide un jour sur trois, mais la situation est beaucoup plus grave. La sécheresse persiste et, aux solutions pragmatiques, les Algériens préfèrent implorer la Providence. Des prières sont organisées à travers les mosquées du pays, mais rien n’y fait. La rumeur court que les pontes du système pompent le peu d’eau disponible pour remplir leurs piscines pendant que les Algériens d’en bas se traînent, courbatus, lourds jerrycans en main. L’impatience, à laquelle se greffe un sentiment d’injustice, se transforme peu à peu en un vaste mouvement de mécontentement qui menace d’embraser le pays tout entier. Il y a de l’orage dans l’air. Les critiques pleuvent à verse. L’Etat tente de rassurer. Le président Bouteflika hausse le ton. Une aggravation de la crise de l’eau risque de noyer son premier mandat et de l’empêcher d’aller vers un second. Il met les bouchées doubles pour pallier le manque en attendant de pouvoir régler définitivement le problème. Plusieurs solutions sont envisagées mais il allait de soi qu’une interconnexion des barrages qui n’avaient pas encore totalement séché allait vite s’avérer insuffisante. Les expériences de pays à climat aride sont les bienvenues. L’une d’elles est l’installation de stations de dessalement de l’eau de mer. Un procédé qui, de toutes les façons, pense-t-on, ne saurait revenir aussi cher que dans des pays désertiques comme le Golfe, l’Algérie étant traversée d’est en ouest par un littoral généreux de 1 200 kilomètres.
Où trouver le financement nécessaire ? Khalifa bondit au secours de ses concitoyens qui crèvent de soif. Il offre deux stations rachetées à l’Arabie Saoudite. Le sauveur des clubs de football en détresse, des voyageurs d’Air Algérie abandonnés dans les aéroports étrangers en haute saison pour cause de surbooking ou d’avarie, se glisse une nouvelle fois dans la peau de Batman pour porter l’eau à des Algériens en souffrance qui se surprennent à boire les paroles du Messie.
Khalifa annonce qu’il va offrir cinq stations d’une capacité globale de 50 000 mètres cubes. Il s’agit de stations de capacités différentes : deux de 1 500 m3/j, deux de 5 000 m3/j, une de 30 000 m3/j, soit une capacité globale de 43 000 m3/j. Quelque temps plus tard, deux barges flottantes arrivent au port d’Alger. Elles transportent deux stations d’une capacité de 1 500 m3/j chacune.
Il demande à installer les stations au Hamma. Le ministère des Ressources en eau peste. Et pour cause, il n’avait même pas été averti de l’initiative de l’homme d’affaires qui commence à faire sérieusement de l’ombre à l’Etat malmené par une opinion sur les dents. Le refus est catégorique certes, mais diplomatique. On oppose à Khalifa un argument écologique : la baie d’Alger est polluée. Les deux stations resteront sur les quais du port d’Alger jusqu’au 18 août. L’objet salvateur est vite devenu encombrant. Personne ne veut prendre la décision de son enlèvement jusqu’au jour où ordre est intimé de débloquer la situation. Le ministère des Ressources en eau propose le port de Zemmouri.
Pour les trois autres stations, Khalifa rassure : elles sont en construction en Roumanie et en Grèce, et seront fonctionnelles fin 2002. En septembre de la même année, les stations sont installées par des techniciens philippins. Trois mois plus tard, des pannes répétitives trahissent la qualité douteuse du matériel. Le ministère des Ressources en eau, désespéré de pouvoir mettre la main sur la documentation technique, fait appel à des experts étrangers. Le pot aux roses et découvert : les stations qui ont servi pendant plus de vingt ans sur une base pétrolière dans un pays du Golfe sont en fin de vie.
L’enquête révèle que l’importation de ces stations a servi à un transfert illicite de devises. Une somme évaluée à près de 70 millions de dollars.
M’hamed Rebah, éminent spécialiste des questions de l’environnement, résume l’affaire on ne peut mieux(1) : «En juin 2002, au cours d’une tournée d’inspection à Alger, le président Bouteflika visite le site des Sablettes où se trouve une cabine Ionics qui fait croire au public profane, trompé par une sorte de mise en scène, qu’il s’agit des deux stations de dessalement «offertes» par Khalifa, dont la presse avait abondamment parlé. En fait, ce site était déjà réservé à la station de dessalement du Hamma qui sera construite en 2005 par Ionics justement, pour le compte d’AEC, une société créée par Sonatrach et Sonelgaz. Les deux stations de Khalifa (2 x 1500 m3/j) ont été implantées au port de Zemmouri, sur un quai de servitude, donc gênant le trafic portuaire.»(2)
Cette intrusion du Groupe Khalifa dans le dessalement n’avait pas laissé indifférents les spécialistes dont les avis ont divergé à propos de ces deux stations ramenées d’Arabie Saoudite pour 200 millions de dollars. Favorables : elles ont fait leurs preuves durant de longues années dans ce pays et vont retrouver une seconde jeunesse après une rénovation appropriée(3). Sceptiques : ces stations qui étaient montées sur un tanker étaient destinées à la casse. Où est la vérité ? De toutes les façons, l’eau dessalée qui en est sortie était de qualité médiocre avec, de surcroît, une odeur de gasoil. Explication : des fuites, dues à la vétusté de l’installation, ont mélangé le gasoil, combustible utilisé dans le procédé par distillation en offshore, à l’eau de mer qui était pompée pour être dessalée. Certains ont dit que les conduites et les vannes immergées avaient été obstruées par les sachets noirs en plastique. Naturellement, les habitants de Zemmouri El-Bahri ont hésité à boire cette eau et même à l’utiliser pour d’autres usages(4).
Ces stations de dessalement, «don» du Groupe Khalifa à l’Algérie, avaient été tellement médiatisées qu’on avait cru que ce groupe était le seul intervenant dans le dessalement. Sept autres stations «offertes» par Khalifa étaient dans le programme : une petite station de 300 m3/j à Beldj (Tipasa ), deux stations d’une capacité totale de 40 000 m3/j (1 de 30 000 m3/j par distillation et 2 x 5000 m3/j) devaient être réceptionnées vers la fin du 1er trimestre 2003 à Skikda, et deux de 1500 m3/j devaient être montées par les Grecs de SETE, en attendant la réception de deux stations, de 5000 m3/j et 30 000 m3/j, importées de Grèce. Evidemment, rien de tout cela n’a subsisté après la disparition du Groupe Khalifa. Le 2 mars 2003, la commission bancaire décidait de nommer un administrateur provisoire à la tête de Khalifa Bank.
M. Aït Amara
Demain : Khalifa TV : retour sur la première chaîne de télévision privée algérienne
(1) Les risques écologiques en Algérie : quelle riposte ?, éditions APIC, Alger, 2005.
(2) Au cours de la tempête du 13 novembre 2004, cette station, à l’arrêt, a constitué une grosse menace pour les embarcations des pêcheurs. Elle ressemble à un gros déchet encombrant dont il faut débarrasser le port de Zemmouri. La solution : couler la station au large mais il y a une convention internationale qui interdit l’immersion de déchets en mer Méditerranée.
(3) Lettre de l’ADE, juillet-août 2002.
(4) Al Fadjr du 25 novembre 2002.
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