Khalifa TV : retour sur la première chaîne de télévision privée algérienne (XII)
Le 20 septembre 2002, Khalifa débourse 20 millions d'euros pour fêter en grande pompe le lancement de sa chaîne de télévision. «Silvio Berlusconi l’a fait, pourquoi pas moi ?» semble se dire le magnat éphémère. Il organise à la villa Bagatelle, à Cannes, de somptueuses réceptions où se pressent les comédiens Gérard Depardieu, Catherine Deneuve, Fiona Gelin, l’ancienne actrice porno Sophie Favier, la présentatrice Alexandra Bronkers, l’ex-femme de Johnny Halliday, Adeline Blondiau, l’épouse de Christophe Dechavane, l’animateur Bernard Montiel, le chanteur Patrick Bruel, Melanie Griffith, Sting et d’autres personnalités en vue du showbiz, prêtes à se vautrer dans la gadoue pour plaire à Ubu.
«Il y a tant à dire que chaque épisode est une histoire à part !» confie un ancien journaliste de Khalifa TV à Alger. Désabusé, comme tous ses collègues, il a travaillé pour la chaîne tout en chérissant l’espoir de jeter les ponts d’un journalisme nouveau à l’antipode d’une télévision d’Etat qui prêche dans le désert. C’est la ruée chez Khalifa qui plie sous une tonne de CV. Pour expliquer la création de KTV, Khalifa rumine le même refrain et s’en gargarise. Il veut promouvoir l'image de l'Algérie à l'étranger, se délecte-t-il avec suffisance. Il mime le président de la République qui répète dans tous les accents de l’Algérie profonde qu’il est venu redonner à l’Algérie sa place d’antan dans le concert des nations. Les objectifs se rejoignent. Seulement voilà, Bouteflika a une longueur d’avance sur le jeune prétendant : lui, il a «sa» télévision, un véritable centre d’élevage de perroquets où l’on apprend plus le bruitage que quelque rudiment de journalisme. Khalifa comprend vite que seul un média lourd pourrait compenser le déficit d'image qui serait généré par l'accaparement de l'ENTV par le candidat aux futures échéances. Khalifa prépare alors, via Khalifa TV et Khalifa News, un coup d'Etat «médiatique» contre le Président qu’on dit en froid avec l’institution militaire.
Khalifa cache bien son jeu. A Alger, les conditions de recrutement des journalistes ne laissent entrevoir aucune orientation politique de la chaîne. Même s’il est vrai qu'à des postes clés, on retrouve des personnes qui ont plutôt tendance à flirter avec les services. Parmi eux, une ancienne cadre du ministère de la Communication et un journaliste bourlingueur qui atterrit chez Khalifa après avoir fait le tour des rédactions. A Paris, les recrutements sont plus ciblés. Ils sont éminemment politiques. Tant et si bien que tous les journalistes recrutés dans l’Hexagone ont fini, après la débâcle de Khalifa, par déclarer leur sympathie inconditionnelle au frère ennemi de Bouteflika qui passait pour être le candidat de l’armée, Ali Benflis. Parmi ces derniers, un journaliste de la très officielle radio Chaîne III qui réintégrera toute honte bue son poste à Alger d’où il s’était empressé de partir moins d’une année auparavant.
«Le fonctionnement de la chaîne ne répondait à aucun critère professionnel. A l'aveuglette, les instructions arrivaient au fur et à mesure et on ne faisait plus la différence entre ce qui venait des réseaux occultes locaux et celles qui pouvaient arriver de Paris», confie un ancien journaliste de Khalifa TV. Il ajoute : «Il y avait, de toutes les façons, une méfiance de la part de tous sur l'usage qui pouvait être fait de la chaîne, et personne parmi les journalistes à Alger n'était disposé à se mettre du côté de Benflis.» La chaîne démarre mal. La rédaction parisienne est pro-Benflis et celle d’Alger roule pour Bouteflika. Deux centres de décisions pilotent Khalifa TV, pendant que le patron lui-même semble dépassé par les événements. Le correspondant du journal londonien Al Hayat à Alger, et par ailleurs journaliste dans un journal arabophone à grand tirage, est proclamé chef du bureau d’Alger. Il se démène pour prendre ses fonctions, mais son entêtement à appliquer la décision signée de la propre main de Khalifa se fracasse contre l’inexpugnable forteresse dressée devant lui par l’ancienne cadre du ministère de la Communication. Khalifa est incapable de démêler l’écheveau. La chaîne lui échappe. D’ailleurs, en a-t-il vraiment détenu le contrôle un jour ? Rien n’est moins sûr. «Dès le début, explique un ancien journaliste, il y a eu volonté de la part d'Alger d'être autonome, car la tendance parisienne était de faire d'Alger une simple annexe peu crédible pour la préparer à n'être rien durant la campagne électorale. Ce qui revient à dire que Paris c'était Benflis et qu'à Alger, on se battait pour Bouteflika. Le manque de moyens d'Alger présageait une marginalisation prévisible. D'ailleurs, même les contrats des correspondants ont été établis à Alger au nom d'une chaîne de droit algérien qui n'a aucune existence légale.» Les têtes pensantes qui entouraient Khalifa depuis son ascension fulgurante ne veulent pas trop secouer la cocotte. Ils lui conseillent d’y aller mollo : «La chaîne ne pouvait se montrer pro-Benflis dès le départ. Elle risquait de déclarer trop tôt une guerre à Bouteflika qu'elle ne pouvait d'ailleurs pas gagner. Je crois que c'est la stratégie très offensive de Bouteflika qui a poussé les conspirateurs à se démasquer. Et puis, il était très facile de deviner ce qui se préparait, du fait que ce n'est pas le Président – il le savait – qui en était l'instigateur», explique encore notre journaliste qui a dû recourir à la justice pour obtenir que lui soient versés ses salaires impayés par la chaîne. L’affaire est toujours pendante.
KTV baigne dans le flou. La chaîne émet déjà mais les journalistes naviguent à vue. «Ça paye bien, c’est déjà ça de gagné. Pour le reste, on verra après !» L’approche, un tantinet hasardeuse, en tout cas opportuniste, revient sur toutes les lèvres. Le président de la chaîne était connu dès le départ. L’argent coule à flots, Khalifa Airways réussit trop bien pour que la télé du même groupe périclite un jour. Une autre journaliste est prise dans la tourmente du travail au point d’oublier le nom de son directeur : «Il s'agit d'un type dont j'ai oublié le nom mais qui peut être identifié. Il est parmi les trois personnes arrêtées avec les sacs d'euros à l'aéroport d’Alger. Mme Djazerli prendra plus tard la relève, mais en fait, les gérants légaux n'ont jamais été connus ou, plutôt, ils ne l’ont été que plus tard, lorsque les créanciers courraient après leur dû. Il s'agit de Français qui ont accepté, moyennant des salaires mirifiques, d'assumer des responsabilités sans grandes conséquences.»
L’écran de fumée
Les témoignages de personnes ayant travaillé pour la chaîne convergent vers l’idée que la télévision a servi de société écran pour mener une vaste opération de fuite de capitaux vers l’étranger : «Beaucoup d'argent quittait le pays pour financer une télé qui ne représentait rien pour Khalifa, sinon une puissante source de dépenses et d'ennuis. Seuls des buts politiques pouvaient pousser à de telles folies. Khalifa attire l'attention ; il prend des risques. C'est pour cela que le nerf de cette guerre annoncée allait être coupé le 27 novembre 2002. Plus de devises vers Paris. Tout s'est alors arrêté. Les salaires n'ont pu être payés et c'est à Alger que ça commençait à bouger. Ici, toutes les transactions s’opéraient en dinars mais on ne désespérait pas de pouvoir sortir de l'argent frauduleusement. D'où, plusieurs mois plus tard, le scandale de l'aéroport.»
Khalifa a la réaction de la bête blessée. Le scandale de l’aéroport est une gifle pour lui. La chaîne commence à montrer des signes d'agressivité : «On nous a invités à défendre la chaîne pour la pérenniser et on parlait de rêve brisé sans pour autant désigner les responsables. Les divergences commençaient à se faire jour entre les différentes personnes», relève un journaliste. Politique et argent se mêlent : «Benflis n'a pas récupéré la chaîne. Elle a toujours été préparée pour lui, à son insu peut-être, par un clan qui a agi de concert avec Khalifa, au moment où celui-ci redoutait le plus le retour de manivelle lorsque les enquêteurs de la Banque d'Algérie étaient sur le point de remettre leur rapport numéro deux à la Présidence. Ce sera fait d'ailleurs et le couperet ne tombera que plus tard, le 27 novembre», explique-t-il encore. Et d’ajouter : « Il n'y avait plus de direction et tous ceux qui étaient désignés comme responsables étaient aussi lésés que les plus simples des employés. En fait, personne n'a réagi au moment où commençait la débâcle car celle-ci était rendue insensible par la solvabilité, en dinars, de la chaîne. Elle continuait de fonctionner en dépit du blocage du transfert des fonds. Elle restait crédible et elle l'est restée jusqu'au dernier souffle. D'où l'effet de surprise et l'impossibilité de réagir de ceux qui pouvaient faire prévaloir leur droit à quelque indemnité ou compensation.»
L’ex-cadre du ministère de la Communication bombardée directrice du bureau d’Alger a fait un miracle en termes d'innovation, raconte-t-on. Grâce à ses relations, elle a pu obtenir un registre du commerce pour une entité que la loi ne reconnaît pas, c’est-à-dire une télévision privée algérienne qui se retrouve autonome de la chaîne de Paris alors que c'est censé être un bureau, une simple antenne à Alger qui dépend d'une boîte de droit français : «Elle a été la caution à une gestion politiquement correcte de la chaîne. Elle était, en tant que directrice du bureau d'Alger dont elle a fini par faire une télévision à part entière, le tenant lieu d'une certaine volonté de contrôler la moindre dérive qui viendrait de journalistes pro-Benflis. Khalifa, au summum du conflit, et depuis Londres ou Paris où il tentait de se cacher, a signé un document à un correspondant du journal londonien Al-Hayat à Alger, le désignant comme nouveau directeur du bureau d'Alger aux lieu et place de l’ancienne fonctionnaire.»
Au début, il n’y a aucun conflit entre la chaîne et les travailleurs. Tout semble aller pour le mieux. Pour une mission d’une semaine à Tunis, où Ali Benflis devait se rendre en visite officielle, les envoyés spéciaux de Khalifa TV ont droit à la modique somme de 1 000 euros, en guise de frais de mission – environ 100 000 dinars algériens. Aucun journal, aussi généreux fût-il, n’aurait pu débourser autant pour la couverture d’un événement aussi peu accrocheur. L’ENTV, la télévision d’Etat, aurait sans doute mis le paquet pour rendre compte de l’information à coups de JT soporifiques, mais jamais elle n’aurait autant gavé ses protégés.
Les premiers signes de la crise apparaissent au grand jour lorsque la directrice du bureau d’Alger refuse de quitter son poste. Le discours change. Le ton aussi. L’employée de Khalifa se retourne contre son patron dont elle met en doute la qualité juridique. Pour elle, le patron du groupe Khalifa ne peut nommer quelqu'un d’autre à sa place : le président de KTV est en prison pour délit de fraude et la représentation de KTV à Alger n'est pas un simple bureau mais une société de droit algérien.
Au milieu de ce brouillamini, Khalifa fait de brèves apparitions, les vendredis après-midi, mais plus pour s'enquérir des conditions de ses «barbouzes» dont il fait une armée et qu'on retrouve partout, qu’autre chose. Il n'intervient nulle part dans les affaires de KTV pour la simple raison qu'il y a toujours eu, dès le départ, une espèce de séparation d'influence entre les filiales du groupe d'une part et KTV d'autre part. «Il arrivait même que KTV subisse des blocages de fonds au niveau de la banque parce qu'il y avait comme un malaise interne au sein du Groupe. Une espèce de réticence à répondre aux demandes de la chaîne, comme si elle était perçue comme un corps en trop. D'où l'idée que la création de KTV a été endossée par le Groupe et que la chaîne n'est nullement l'œuvre du Groupe mais plutôt celle des milieux opposés à Bouteflika», note un autre ancien journaliste de Khalifa TV à Alger.
Khalifa TV, à la fois instrument politique et société écran pour le transfert des devises, était minée de l’intérieur. Ceux qui, au sein du groupe Khalifa, ne pouvaient dire non à ceux qui leur commandaient de créer la chaîne ont l'air d'avoir tout fait pour que la chaîne se casse la gueule.
M. Aït Amara
Demain : Les premières arrestations
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