Affaire Khalifa : les services secrets s’en mêlent (XV)
Le milliardaire déchu se dit victime du grenouillage. Sa faillite programmée trouverait son explication dans un sentiment de convoitise à la vue de sa réussite fulgurante : «Nous avons commencé à être mis sous pression à partir de juin 2002.» En septembre de la même année, une campagne acharnée est menée en France contre le Groupe éponyme. Khalifa cite des rapports de la DGSE repris par la presse française qui subodoraient, à l’époque déjà, une faillite imminente de Khalifa Airways. Au moment où paraissait son interview dans Le Soir d’Algérie, le fils du premier DG d’Air Algérie croyait encore à sa bonne étoile : «Malgré la mobilisation de tous les moyens administratifs, les retraits d’autorisation, les séquestres en tous genres, le Groupe n’est pas mort.» Cliniquement si, pourtant. Il n’est pas malaisé de comprendre, d’ailleurs, qu’à travers ce faux-fuyant, Rafik Khalifa tentait d’en faire accroire à l’opinion publique en laissant entendre que la situation était certes catastrophique mais pas désespérée. Croyant savoir que cette campagne était financée à travers des entreprises de communication parisiennes, il accuse : «Je suis persuadé que cela s’est réalisé à l’instigation du clan présidentiel !»
Il est vrai que Rafik Khalifa pouvait encore avoir des raisons d’espérer s’épargner les foudres des autorités françaises, puisque, à la même période, il obtenait l’autorisation du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) pour créer sa chaîne de télévision. La France, peu confiante en le pouvoir algérien qu’elle soupçonne de corruption, répugnait à accabler l’homme d’affaires installé sur son sol, tant que le citoyen Khalifa ne se soustrayait pas aux impôts. Il était à l’abri. La France des droits de l’Homme s’était laissée attendrir par cette autre victime «persécutée par les généraux d’Alger». Une situation qui n’est pas sans rappeler les débuts des années 90 où les islamistes du FIS, fuyant l’Algérie, détournaient leurs supplications de la qibla (3) vers le Quai d’Orsay contre un titre de séjour. «Une opération visant mon arrestation a été mise en place, raconte-t-il. Cette tentative a été filmée par les responsables de la Khalifa Bank et la cassette y afférente sera rendue publique prochainement.» En tenant ces propos, Khalifa visait un objectif double : s’assurer la protection de la France contre «la justice de la nuit» – les autorités auraient tenté de lui attribuer des documents qu’il dit n’avoir jamais signés pour justifier son arrestation – et annihiler toute tentative de liquidation physique dont il pourrait se sentir menacé. Il nie tout en bloc et rejette tout sur le pouvoir en place : «J’ai été victime de la convoitise de ceux qui dirigent le pays et de leur incapacité totale à être utiles à l’Algérie.» Face à ce genre de discours, les autorités françaises apposent le cachet humide sans trop regarder : exil accordé !
Pas pour longtemps.
En plus du président Bouteflika, «le plus grand imposteur qu’ait connu l’Algérie», Ouyahia «qui recevait ses ordres de la chanteuse Fella Ababsa» et Benachenhou, «nul et incompétent», Khalifa écorche au passage les opérateurs économiques qu’il accuse de soumission au pouvoir : «Si j’avais été plus docile, j’aurais été comme nombre d’entrepreneurs algériens, j’aurais vécu à l’ombre du système dans une situation de dépendance et de précarité permanente. Je n’ai jamais voulu faire partie des organisations patronales parce que je ne crois pas en leur efficacité.» En ouvrant plusieurs fronts à la fois, Khalifa veut à la fois démontrer qu’il est le meilleur d’entre tous les entrepreneurs et que sa place de leader, il l’a arrachée à la sueur du front. Il veut montrer également que si son Groupe déclarait faillite, cela ne saurait en aucun cas être considéré comme un échec mais comme le résultat de menées secrètes visant à le détruire.
Khalifa cite des chiffres dont l’énormité renseigne sur l’étendue du dommage causé à l’économie : «Nous perdions, après le 27 novembre 2002, suite au blocage des opérations de commerce extérieur, beaucoup d’argent. Environ 100 millions de dollars par mois.» Ces millions de dollars qui auraient servi, justement, à rétribuer les stars pour leur apparition dans ses soirées mondaines. Et Khalifa n’en est pas à sa première balourdise. En réponse à la question : «Il a été dit que vous alimentiez vous-mêmes des comptes de responsables», il répond sûr de lui : «C’est impossible. Il aurait fallu pour cela que je vérifie tous les jours l’état des comptes de ces personnes pour alimenter.» Voilà qui est dit. A travers son interview fleuve accordée au Soir d’Algérie, Rafik Khalifa écarte d’un revers de la main tous les soupçons qui pèsent sur le régime. Même le frère du président s’en sort indemne : «J’ai connu Abdelghani Bouteflika avant que son frère ne devienne président. C’est un garçon avec lequel j’ai gardé de bonnes relations. En tant qu’avocat, il n’a jamais plaidé une affaire liée au Groupe Khalifa.»
Une année auparavant, jour pour jour, Khalifa donnait une interview au magazine people VSD. Du coup, la date choisie pour la publication de son entretien dans les colonnes du Soir d’Algérie a des relents d’anniversaire : celui de sa toute première sortie médiatique au lendemain d’une campagne effrénée dont il était l’objet en France. En filigrane, Khalifa laisse entendre que l’acharnement du député vert Noël Mamère, dont les attaques «participent d’un racisme ordinaire», trouverait son explication dans sa visite aux Etats-Unis que le consortium européen Airbus aurait vue d’un mauvais œil. Une simple jalousie donc. Encore une. Khalifa rassure ses hôtes : «Contrairement à ce que j'ai pu lire ici et là, je n'ai pas décidé de prendre mes distances avec la France parce que quelques articles me mettaient en cause. Mon voyage aux Etats-Unis était programmé depuis de nombreux mois. Il fallait mettre la dernière main à la liaison Alger-New York qui sera effective avant la fin de l'année. Quant à Airbus, c'est un partenaire irrévocable de Khalifa Airways. Je continuerai toujours à lui commander des avions.»
La mise au point étant faite, la France de la politique et des affaires lave Khalifa de tout soupçon. Le Quai d'Orsay annonce que «les enquêtes ont été faites lorsque ce Groupe avait demandé des dessertes pour ses avions au niveau européen» et que «les investigations n'ont à aucun moment confirmé une prétendue opération de blanchiment d'argent et de capitaux douteux» ; Bouygues Mobilier sollicite l'agence Khalifa Rent Car (KRC) pour une prestation de services de trois ans, à Lyon ; Noël Mamère, le député-maire de Bègles, renonce à solliciter l'ouverture d'une enquête fiscale sur les 300 000 euros versés par l'homme d'affaires algérien au club de rugby de Bordeaux-Bègles : «Je ne dispose de rien de tangible à son sujet. Mais tous ceux qui s’intéressent à l’Algérie savent qu’il n’a pas pu constituer une telle fortune sans, au minimum, la complicité des généraux. Selon moi, Khalifa n’est qu’un lampiste au service de la nomenklatura algérienne qui cherche à se recycler et à conserver son magot. Créer 10 000 emplois dans un pays gavé de pétrole et où vivent 15 millions de pauvres, c’est un attrape-nigaud. C’est la preuve que Khalifa n’est qu’un produit de marketing et qu’il fonctionne bien. L’élite algérienne est rompue à ce genre de manipulations. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais voulu mettre les pieds dans ce pays. Et que j’ai quitté l’hémicycle lorsque Bouteflika a été reçu à l’Assemblée. Car je suis résolument du côté du peuple algérien. C’est Bernard Magrez, dont le Groupe William Pitters est en relation avec l’Algérie, qui a fait venir Khalifa au club de Bègles. M. Magrez est libre d’avoir voulu éviter la relégation du club en D2 grâce à l’argent de Khalifa», se déjuge sans rougir le député vert de Bègles dans les colonnes du quotidien bordelais Sud-Ouest. Jean-Pierre Tuquoi a sa propre idée là-dessus : «Khalifa a su faire de chaque ouverture de ligne internationale un événement apprécié des journalistes. Habitués à des salaires médiocres, ils sont logés pour l'occasion dans les meilleurs palaces et lorsqu'ils retournent en Algérie, c'est munis d'un cadeau ou d'une enveloppe. Lors de l'inauguration de la ligne Alger-Dubaï, en avril 2001, c'est l'équivalent de plusieurs mois de salaires qu'ils auraient touché.»(2)
Le journaliste du Monde dit tout haut ce que ses confrères algériens pensent tout bas : «Le mauvais exemple, si l'on peut dire, vient de plus haut. Des patrons de journaux, murmure-t-on à Alger, seraient rétribués par Khalifa pour le conseiller en matière de communication. D'autres lui sont redevables d'avoir embauché leur progéniture dans son Groupe. C'est également le cas d'hommes politiques.»
M. Aït Amara
Demain : Les jardins d'Epicure
(1) La Mecque.
Comment (4)