Abdelmoumène Khalifa : les Jardins d’Epicure (XVI)
Khalifa n’a sans doute jamais lu les lettres d’Epicure à Mécénée, ni pris le temps de connaître la théorie du plaisir chère à Aristippe de Cyrène, mais il fait de l’hédonisme son credo, et du plaisir et de son intensité extrême le principe de la morale et le but de la vie. Il se perd dans une quête effrénée des plaisirs du corps parce que plus importants à ses yeux que ceux de l’âme ; il se surprend à méditer sur ce qui procure le bonheur des sens, comprenant à tort ou à raison que ce sont là les éléments du bien vivre.
Je fis la rencontre, un jour, d’un jeune homme à l’aéroport d’Alger. Il avait l’allure vive, gigotant sans cesse, allant d’un coin du hall de l’aérogare à l’autre, une vingtaine de cartes d’accès en main. Je devais me rendre à Tunis pour un reportage sur une émission télévisée et c’est à lui que je devais m’adresser pour récupérer la mienne. Il me pria de le suivre jusqu’au comptoir de la compagnie aérienne et accomplit les formalités d’usage à ma place en un rien de temps. Très affable, quelques minutes ont suffi pour briser la glace et entrer ensemble dans la trivialité.
– Il me semble que je vous ai déjà vu, lui lançai-je.
– Peut-être…
– Rak daoula h’na ! (1)
– On peut dire. Ici, tout le monde me connaît.
– Et comment cela se fait-il ? Tu as déjà travaillé à l’aéroport ?
– Effectivement, j’ai travaillé à Khalifa Airways.
– Je me disais bien…
Providence ! Moi qui me triturais l’esprit depuis des semaines, cherchant mordicus le moindre détail, la moindre information sur le bonhomme, voilà que je tombe sur le bon tuyau. La discussion tourne à l’interrogatoire. J’enchaîne.
– Et qu’est-ce que tu faisais à Khalifa ?
– Un peu de tout.
Le désir ardent de tout savoir hic et nunc me monte à la tête. Je lui cite le nom de deux ou trois anciens collaborateurs de Khalifa.
– Et tu as travaillé avec Untel ?
– J’ai même travaillé avec Khalifa en personne !
– Ah bon ?
– Oui !
– Il était comment, Khalifa ?
La question interloque mon interlocuteur qui fronce les sourcils un moment, avant de répondre tout à son aise.
– C’était quelqu’un de formidable !
– C’est-à-dire ?
– Il dévorait la vie à pleines dents. Il aimait les plaisirs de la vie et tout le monde en profitait en même temps que lui.
– Les plaisirs de la vie ?
– Oui, les femmes, l’alcool et tout le reste, quoi !
– Ah !
Il n’est nul besoin de pénétrer dans les secrets d’alcôve pour savoir que Khalifa est un jouisseur invétéré. Une de ses relations aurait raconté qu’il lui arrivait même d’organiser des orgies en plein vol. L’expression «s’envoyer en l’air» prend tout son sens. Ceci expliquant cela, la faillite du Groupe Khalifa n’a rien de surprenant. La propulsion en catastrophe, en mars 2003, de sa tante Djaouida Djazaerli, juriste et proche collaboratrice du recteur de la Grande Mosquée de Paris, prouve, en tout cas, que les lubies du neveu prodigue sont loin de refléter le véritable état d’esprit qui règne dans le clan Khalifa.
Mohamed Lemkami raconte que la mère du milliardaire suait sang et eau à tenter de convaincre son rejeton de revenir dans le droit chemin. Elle voyait son fils «réussir» mais elle sentait au fond d’elle-même que quelque chose ne tournait pas rond.
Elle avait raison.
M. Aït Amara
(Fin)
(1) Tu es le maître des lieux.
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