Interview exclusive à Algeriepatriotique : Alain Deneault explique les dessous de la corruption
Algeriepatriotique : Le climat financier mondial est malsain. Qui en est responsable ?
Alain Deneault : La moitié des transactions financières mondiales transitent par les paradis fiscaux. Ceux-ci permettent à des détenteurs de fortune, à des entreprises ou à des banques de contourner non seulement les impôts, mais également les règles de droit dans les pays traditionnels. J’ai cherché à montrer dans Offshore (La Fabrique) que leur rôle est particulièrement néfaste pour faire prévaloir la règle des droits et des devoirs, et le principe voulant que la loi soit la même pour tous. Hélas, les Etats de droit sont en partie responsables de cette situation. Ils ont rendu possibles ou longtemps tolérés les paradis fiscaux qui faisaient l’affaire de la caste financière.
Le G20 a exhorté à plus de transparence par rapport aux paradis fiscaux. Peut-on lever le secret bancaire par décision politique ? Pourquoi ne l’a-t-on pas fait bien que tout le monde soit au courant de ces filières de blanchiment de l’argent, de la drogue et du terrorisme ?
Parmi les plus importants paradis fiscaux, on trouve le périmètre financier londonien appelé la City et l’Etat du Delaware aux Etats-Unis. Les pays qui prétendent faire la lutte aux paradis fiscaux permettent leur usage en essayant de le contenir à une classe privilégiée. Lorsque les présidents Obama ou Hollande s’en prennent aux Bermudes par exemple, ce n’est pas à cette entité politique qu’ils s’attaquent comme à la caste financière et aux entreprises grandes ou moins grandes qui y recourent. On a fait de la Suisse un exemple et on a resserré les règles en ce qui concerne l’accès à l’information bancaire dans des cas présumés de fraude, mais jamais ne s’en est-on pris frontalement au problème.
Il n’y a pas un scandale financier où le nom de la Suisse n’est pas cité. Pourquoi ce pays jouit-il d’une certaine impunité ?
Que la Suisse soit visée montre qu’elle s’affaiblit. Un bon paradis fiscal en est un qui déjoue la publicité. Il est vrai qu’historiquement, la Suisse a accueilli des fonds fort controversés. Aujourd’hui, elle est si exposée qu’on peut penser que des acteurs délictueux soient attirés par d’autres destinations.
Dans les affaires de corruption, pourquoi focalise-t-on sur les corrompus et néglige-t-on les corrupteurs ?
Parce que les responsables de programmes de lutte contre la corruption proviennent de pays colonialistes. La prémisse voulant qu’on s’attaque à la corruption comme si elle relevait d’un manque d’information, d’abord, et ensuite en s’en prenant au problème de bas en haut plutôt que l’inverse, manque complètement de pertinence. Les pays du Nord ne souhaitent absolument pas s’en prendre aux sociétés enregistrées chez eux qui sont susceptibles de commettre des actes de corruption. Avec mon collègue William Sacher, j’ai rappelé dans Paradis sous terre (Rue de l’Echiquier) que l’OCDE a par exemple critiqué le Canada pour ne s’être en rien intéressé à la corruption dont se rendent coupables les sociétés minières enregistrées chez lui, soit 75% d’entre elles dans le monde.
Y a-t-il des pays où le phénomène de la corruption est plus manifeste que dans d’autres ? Pourquoi ?
Certains pays sont totalement immergés dans la corruption. On pense au Panama, qui blanchit la plupart des fonds issus du narcotrafic, notamment par sa zone franche de Colon. Une question s’ensuit : pourquoi des pays qui se targuent d’être démocratiques signent-ils des accords de libre-échange avec lui ?
Existe-t-il des solutions concrètes pour éradiquer ce phénomène ?
Lever le secret bancaire en mettant vraiment sous pression les paradis fiscaux et en faisant disparaître ceux que des Etats dits «démocratiques» contrôlent. Rendre accessibles les données des chambres de compensation internationales comme Clearstream ou Euroclear, qui contiennent un très grand nombre d’informations de type bancaire. Interdire toute transaction dont on ne connaît pas la provenance ou la destination… Les solutions techniques sont pléthores. C’est la volonté politique qui pose problème.
Quelles sont les différentes méthodes utilisées pour dissimuler l’argent mal acquis et contourner tous les moyens juridiques et techniques mis en place pour le traquer ?
Il y a bien sûr les comptes offshores. Il y a également les actions boursières que cèdent parfois les entreprises aux représentants de l’Etat avec qui elles «négocient». On peut penser aux biens immobiliers dans des pays comme la France. Sinon, Jean-Claude Duvalier semble avoir utilisé les bons du Trésor du Canada en 1986 pour accéder à ses capitaux, lorsque la Suisse a gelé ses fonds, créant un précédant, parce qu’elle était déjà sur la sellette dans d’autres cas…
Vous avez révélé dans votre livre Noir Canada. Pillage, corruption et criminalité en Afrique, paru en 2008, les agissements immodérés de sociétés canadiennes en Afrique. Cela se confirme avec l’affaire SNC-Lavalin. Que pouvez-vous nous dire sur cette société ?
Cette société est citée plus souvent qu’à son tour ces années-ci. L’an dernier, son ancien vice-président, Riadh Ben Aïssa, a été accusé par la justice suisse de malversations de l’ordre de 139 millions de dollars, concernant des transactions survenues en Afrique du Nord. C’est un cas qui pourrait paraître dans Noir Canada ou dans Paradis sous terre, si on les remettait à jour, ainsi que d’autres documents qui témoignent de ces pratiques douteuses.
La Banque mondiale vient de sanctionner cette société. La législation canadienne prévoit-elle des sanctions contre les sociétés de droit canadien dans des cas pareils ?
Le Canada est un vrai paradis pour ses entreprises. Bien plus que les Etats-Unis. Le journal conservateur The Globe & Mail de Toronto l’a lui-même présenté récemment comme un havre pour les criminels en cravate. Globalement, la très bonne réputation dont le Canada jouit à l’échelle internationale est imméritée.
Quelles ont été les conséquences de ces exploitations de sociétés canadiennes en Afrique sur les populations locales ?
Dans le secteur minier en particulier, mais aussi dans celui du pétrole, des travaux publics ou de la pharmaceutique, il a pu s’agir de cas graves de corruption, de partenariats commerciaux avec des belligérants, comme au Congo, de collusion avec des seigneurs de guerre, de pollution massive, d’atteinte à la santé publique, de violence envers des manifestants, d’évasion fiscale… La liste est très longue. Lorsqu’on l’analyse, le dossier éthique, social et environnemental du Canada se révèle très sombre.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et M. Aït Amara
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