Michel Cornaton à Algeriepatriotique : «Il y a eu de graves erreurs d’interprétation des faits d’histoire» (I)
Algeriepatriotique : Comment peut-on définir le camp de regroupement tel qu’il a été créé par les autorités coloniales en Algérie ?
Algeriepatriotique : Comment peut-on définir le camp de regroupement tel qu’il a été créé par les autorités coloniales en Algérie ?
Michel Cornaton : Trois termes ont été employés pour décrire la situation des populations déplacées : le regroupement, le recasement et le resserrement. Le recasement désigne le type le plus élémentaire de déplacement : les habitants, chassés ou pris de peur, vont vivre dans les agglomérations voisines, soit en cohabitant à l’intérieur d’une maison existante, soit en construisant une nouvelle maison. Le regroupement se définit comme un déplacement effectué en masse, aboutissant à la création d’un nouveau centre, situé la plupart du temps à proximité de la zone évacuée. Quant au resserrement, il consiste à concentrer les habitations en rétrécissant le territoire à la périphérie. Les resserrés sont aussi déplacés mais à l’intérieur du même finage.
Toutes les confusions possibles ont été pratiquées entre ces trois termes. Nous ne pouvons considérer comme regroupés que les habitants recasés collectivement aux abords des villages, que ce soit dans des maisons ou des huttes uniformes disposées en damier – c’est le cas le plus fréquent – ou dans des bidonvilles ruraux, ou bien à l’intérieur de vastes bâtisses réquisitionnées, telles que granges et étables. L’imprécision des termes explique en partie celle des chiffres concernant les regroupés. En de nombreux endroits, sous prétexte qu’ils ne sont pas nés ex nihilo en pleine nature, on ne comptabilise pas la multitude des camps de regroupement construits aux abords des villages. Ailleurs, au contraire, particulièrement en Grande Kabylie, les recasements individuels les plus anodins sont considérés comme des regroupements.
On distingue enfin les regroupements spontanés et les regroupements forcés. La «Note sur les centres de regroupement» de 1959, qu’on appelle depuis le rapport Michel Rocard, à l’attention du Délégué général du gouvernement, Paul Delouvrier, reprend la distinction entre regroupements volontaires ou spontanés et non volontaires. «Volontaire» signifie : qui se fait sans contrainte et de bonne volonté. Dans un contexte de guerre révolutionnaire ce mot a tous les sens sauf celui-là. Les regroupements se sont faits sous la contrainte, que ce soit celle de la troupe ou celle des événements. Je préfère employer le terme de concerté. Il arrive en effet que les habitants soient lassés d’être suspectés, torturés, contraints par l’armée de reconstruire le jour ce que le FLN leur ordonne de démolir la nuit, ils décident alors de rejoindre le poste militaire. Sur la frontière marocaine, la population de nombreux villages s’éloigna d’elle-même du barrage. Ces regroupements concertés furent cependant des cas assez rares.
Y a-t-il dans l’histoire des situations comparables de regroupement aussi massif de populations dans un but de guerre ?
Oui, mais pas massif à ce point. En comparant les camps de regroupement à d’autres mouvements de migration très différents, on procède comme si le regroupement n’était pas un phénomène spécifique, un phénomène social total ainsi que le disait fort bien le sociologue Marcel Mauss. L’histoire nous a laissé différents modèles sur tous les continents : réductions, réserves, cantonnements, hameaux stratégiques, etc., autant de termes qui désignent toujours la même réalité. Contrairement à Pierre Bourdieu, je distingue deux sortes de regroupement de population, en Algérie d’abord, mais aussi à travers toute l’histoire, et c’est là ma divergence essentielle avec lui : les camps de regroupement de la colonisation et les camps de regroupement de la décolonisation. Ces deux types de camps ont de nombreux points communs. Ils se caractérisent d’abord par un déplacement massif et le plus souvent à faible distance d’une population dispersée dans des régions d’accès difficile. Pour faciliter la surveillance ainsi que leur «nettoyage» en cas de révolte, les camps sont généralement édifiés selon la rigueur géométrique du camp romain et implantés, dans la mesure du possible, en zone de plaine ou de piedmont. Si ces deux types de camps revêtent le même aspect, ils se distinguent radicalement par leur contexte et motifs de création. A cause, semble-t-il, de la disposition identique en damier on n’a plus vu les différences. Ainsi, Bourdieu écrit-il : «Les constances et les retours de la politique coloniale n’ont rien qui puisse surprendre : une situation demeurée identique secrète les mêmes méthodes, quelques différences superficielles mises à part, à un siècle d’intervalle.» A vrai dire, ce ne sont pas les différences qui sont superficielles mais les observations du sociologue. Une forme identique n’a pas toujours la même signification, à deux moments de l’histoire. Il n’y a point de «situation identique» mais deux situations, l’une au début, l’autre à la fin du processus de colonisation. C’est avant tout le déracinement de la population qui est recherché dans la création des centres de regroupement de la colonisation, à savoir les cantonnements, la sécurité militaire dans celle des camps de la décolonisation. Il pourra se faire que ces deux objectifs se rejoignent mais l’un prédominera toujours sur l’autre ; ainsi le déracinement, qui est l’objectif premier au moment de la colonisation, ne devient plus qu’une conséquence inévitable lors de la «pacification». Une lecture structuraliste, a-historique, conduit à de graves erreurs d’analyse et d’interprétation des faits d’histoire. Ici, les excès de la thèse sociologique finissent par gommer les particularismes de l’histoire et à banaliser le phénomène du camp de concentration, en assimilant l’extermination à un simple déracinement.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à cette question ?
Je dois d’abord vous préciser que je fais partie de cette génération de jeunes Français, 2 300 000, qui ont été mobilisés durant la guerre d’Algérie. Si je n’ai pas cru bon de faire le «grand refus» du moins ai-je refusé de faire les E.O.R., donc d’être officier, d’où mon affectation à un bataillon semi-disciplinaire de chasseurs alpins. Par ailleurs, mon intérêt depuis toujours pour l’histoire me laissait prévoir qu’il ne pouvait y avoir d’autre solution pour l’Algérie que celle de l’indépendance. Malgré la méfiance des militaires à mon égard, je fus affecté à l’état-major de Fort-National, devenu Larbaâ Nath Iraten, au service du chiffre puis à celui des assignés à résidence surveillée. En dépit de la situation de guerre dans laquelle je me trouvais engagé malgré moi, je crois être resté fidèle à des convictions que je qualifierais d’humanistes, aussi bien vis-à-vis de mes compagnons qu’à l’égard de la population kabyle, que j’ai côtoyée chaque jour.
De retour en France, où régnait un déni général de la guerre, il me fallait, à 25 ans, tout revoir : plus question pour moi de continuer sur le chemin quitté avant ces deux années et demie d’armée. Alors que je restais tourmenté par le désir de comprendre ce que j’avais vécu en Algérie, à l’instar de tous mes camarades appelés il me fallait trouver seul les réponses à mes questions. Tout en gagnant ma vie je voulais reprendre des études supérieures mais dans un autre registre que le précédent, la philosophie scolastique et la théologie. J’ai aussitôt pensé à l’histoire, il m’a fallu vite déchanter : l’Ecole lyonnaise, qui faisait autorité dans l’histoire des siècles passés, ne brillait guère par son ouverture à l’histoire contemporaine. Sans passion, je décidai de m’inscrire en sociologie, dont l’enseignement venait de se mettre en place à Lyon, une année après l’avoir été à Paris sous l’égide de Raymond Aron.
Avant de me lancer dans un DEA et une thèse de sociologie, j’ai voulu en quelque sorte m’acquitter de ma dette à l’égard d’un pays que nous avons martyrisé en proposant mes services, à l’orée de l’été 1963, au père Yves Leloutre, supérieur de la communauté des Pères Blancs d’Azazga, en Grande Kabylie, qui recherchait un animateur de cours d’alphabétisation pour des jeunes gens de 16 à 18 ans. C’était aussi ma façon de remercier cet homme dont j’avais apprécié l’hospitalité et la droiture du temps où j’étais en poste à Larbaâ Nath Iraten, au moment où il dirigeait l’équipe des Pères Blancs en compagnie du père Jean-Marie Dallet, le fondateur du Fichier d’archives berbères. En atterrissant à Maison-Blanche, le 29 juin 1963, ce n’est pas sans une certaine inquiétude que je venais retrouver une autre Algérie, plus d’un an après les folles journées de l’indépendance. Comment allais-je retrouver ce pays que j’aimais ? Le soir même, rue des Rosiers à Alger, à la maison mère des Pères Blancs, je rencontrai les pères Jean-Marie Arnaud et Jean Chevillard, qui me conseillèrent d’aller en terre inconnue et d’enquêter sur ce qu’il était advenu des camps de regroupement de la guerre d’Algérie. «Il y avait bien eu des enquêtes effectuées par le sociologue Bourdieu, me précisèrent-ils, mais sous protection militaire et sans qu’on connaisse les résultats.» De fait, pour des raisons qui n’ont pas toutes été explicitées jusqu’à présent, ce n’est qu’à la mi-1964, soit trois ou quatre années après la collecte des données, que fut publié l’ouvrage de Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie. Je retrouverai en 1964 et en 1965 le père Chevillard, en compagnie des pères Charles Deckers et Alain Dieulangard, au presbytère de TiziOuzou, où ils furent assassinés le 27 décembre 1994, en compagnie du jeune père Christian Cheissel, venu depuis peu continuer l’admirable travail du père Dallet.
Pourquoi cette recherche ? Une fois de retour en France, où un mur de silence entourait tout ce qui avait trait à la guerre d’Algérie, j’ai fini en quelque sorte par m’exprimer à travers une thèse, dont l’aboutissement a été un livre dédié aux jeunes Français envoyés là-bas, afin qu’ils se souviennent. Ma première chance, parmi bien d’autres, est d’avoir été de retour en Algérie au bon moment : ni trop tôt ni trop tard. Pourquoi cet intérêt pour les camps ? Plus j’avançais sur le terrain plus j’avais la conviction que la population regroupée, la plus misérable, la plus laissée pour compte, méritait toute mon attention. Comme il nous arrive parfois dans la vie, plus on cherchait à me décourager et à me mettre des bâtons dans les jambes, plus je m’accrochais et avais le désir d’aller jusqu’au bout. J’avais conscience des risques que représentait cette étude, aussi ne fallait-il pas perdre de temps et c’est finalement de justesse que j’ai pu entrer en France par bateau le 1er mai 1965, avec tous les documents recueillis.
Interview réalisée par Kamel Moulfi
(Suivra)
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