La crainte de l’islam n’est pas justifiée en Occident
Des travaux de recherche universitaire montrent que l’islam n’est pas incompatible avec les valeurs occidentales, sans avoir cependant de véritable impact sur les discours et les décisions politiques qui restent au contraire très imprégnés de cette idée d’incompatibilité. Celle-ci s’est même intensifiée au cours de ces quinze dernières années : dans les démocraties occidentales, les musulmans, perçus jusque-là comme des ennemis extérieurs, sont aussi désormais considérés comme une menace interne. Par conséquent, aujourd’hui, en Europe et aux Etats-Unis, la communauté musulmane est pour un grand nombre de personnes, à la fois, l’ennemi intérieur et extérieur. La persistance du fossé entre l’islam et l’Occident n’est pas du tout liée à la qualité du travail académique effectué à ce sujet, mais plutôt au fait que les conclusions de ces recherches sont rarement prises en compte par les acteurs politiques et culturels des pays concernés – et encore moins par les médias. Or, la solution viendra peut-être d’une meilleure compréhension de la réalité sociale et culturelle de l’islam qui contredit cette idée de division. Autrement dit, les choses s’amélioreront lorsqu’on comprendra que les musulmans d’Occident soutiennent les valeurs occidentales et l’intégration civique. Il faudrait justement apprendre cette vérité aux citoyens occidentaux, par des moyens éducatifs et culturels. Dans mon livre Why the West Fears Islam: Exploration of Islam in Western Liberal Democracies (Pourquoi l’Occident craint l’islam: exploration de l’islam dans les démocraties occidentales), qui va paraître en juin 2013 aux éditions Palgrave McMillan, j’explique que les Occidentaux persistent à opposer l’islam au civisme et à considérer les musulmans d’une part comme des ennemis de l’intérieur, mettant en danger les valeurs et les identités nationales, et d’autre part comme des ennemis extérieurs, en guerre contre toute la civilisation occidentale. Or, curieusement, cette crainte des Occidentaux n’est pas fondée sur des preuves empiriques, relatives au comportement des musulmans en Europe et aux Etats-Unis. Dans ces pays, les habitudes politiques des citoyens musulmans ne sont pas différentes de celles des autres citoyens. Mes recherches montrent par ailleurs que les musulmans européens et américains ont davantage confiance dans les institutions nationales et démocratiques de leur pays que leurs concitoyens. Le fait de fréquenter une mosquée permet d’ailleurs de s’intégrer davantage sur le plan politique et social. En réalité, la perception occidentale des musulmans en tant qu’ennemis a des racines historiques très anciennes ; l’image de l’ennemi interne ne fait que se juxtaposer à celui de l’éternel ennemi extérieur. Les musulmans représentent le camp opposé ou «l’autre» depuis le Moyen âge. C’est par rapport à «eux» – et par opposition aux empires musulmans – que l’Occident se définit selon les notions de progrès, de nation, de rationalité et de laïcité. Les relations entre l’Europe et l’Empire ottoman se sont graduellement transformées en un binôme Occident-Orient qui, à partir du XIXe siècle, a un impact important sur les relations internationales. Aux Etats-Unis, la perception de l’islam comme l’ennemi extérieur remonte à la crise des otages américains en Iran (qui a duré de 1979 à 1981). Cette perception s’est accentuée avec les événements du 11 septembre 2001. A partir de là, les musulmans sont aussi devenus des ennemis internes et on a de plus en plus craint le terrorisme venant de l’intérieur. Dans l’Europe de l’après Seconde Guerre mondiale, la plupart des musulmans sont issus de l’immigration. Selon les estimations, ils constituent environ cinq pour cent de la population de l’Union européenne qui est de 425 millions d’habitants. En tant qu’immigrés, plusieurs générations de musulmans ont constitué une main d’œuvre peu qualifiée pour l’Europe, alors que la plupart des musulmans vivant aux Etats-Unis ont un haut niveau d’instruction et de très bonnes compétences professionnelles.
En Europe, les musulmans continuent à avoir un faible niveau d’instruction et peu de possibilités de travail et se trouvent dans une situation économique précaire. Par ailleurs, ils vivent souvent cantonnés et marginalisés dans des zones urbaines bien précises et sont confrontés aux problèmes de délinquance et de criminalité et à de mauvaises conditions de vie. Des deux côtés de l’Atlantique, il faudrait reconstruire les discours nationaux pour inclure les musulmans et l’islam dans la mémoire et dans la culture collective auxquelles ils appartiennent. Cela serait possible si l’on transcendait les intérêts partisans et qu’on faisait de
l’islam une cause nationale que défendraient les acteurs politiques, sociaux et religieux de toutes tendances idéologiques. Aux Etats-Unis, les efforts déployés dans les domaines de l’éducation et de la politique ces cinquante dernières années pour intégrer la communauté afro-américaine dans l’histoire nationale constituent un bon exemple de cette volonté collective. Dans le cas de l’islam, l’intégration passera par la formation d’une coalition de responsables religieux de toutes les communautés, susceptibles d’avoir une influence dans la promotion des points communs entre l’islam et les autres religions monothéistes.
C’est là un noble objectif politique pour les années à venir.
Jocelyne Cesari, directrice du programme L’islam en Occident de Harvard