Michel Cornaton à Algeriepatriotique : «Les camps de regroupement existaient bien avant 1957» (II)
Algeriepatriotique : Comment étaient opérés les déplacements vers les camps ?
Algeriepatriotique : Comment étaient opérés les déplacements vers les camps ?
Michel Cornaton : Dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 éclate la Révolution. La réaction du gouvernement français est vigoureuse. Des renforts sont envoyés de France, notamment des parachutistes rapatriés d’Indochine et des Compagnies républicaines de sécurité. Des villages sont détruits par l’armée. Une vaste opération de ratissage est lancée le 26 novembre sous la direction du général Gilles, avec l’appui de l’artillerie et de l’aviation en présence de François Mitterrand, ministre de l’Intérieur. Dès les premières semaines du conflit on parlera de zones d’insécurité. En 1954, cette appellation concerne plus la troupe que les habitants : dans ces zones, les déplacements doivent se faire obligatoirement sous la protection des convois. Comme il est impossible de faire jouer l’effet de surprise au milieu de paysans rebelles, le commandement envisage, dès la fin de l’année 1954, un quadrillage systématique du terrain afin d’isoler les rebelles. En raison de l’extrême morcellement de l’habitat, la solution apparaît vite irréaliste. Un grand nombre de postes militaires sont mis en place mais ils ne peuvent indéfiniment augmenter : il est impossible d’en placer un dans chaque mechta isolée. Aussi, les zones d’insécurité se transforment-elles en zones interdites. La population avait quelques jours, parfois quelques heures, pour évacuer ces zones et rejoindre un périmètre délimité. La plupart du temps, par nécessité opérationnelle, on n’avertissait pas les habitants : ils voyaient arriver à eux les camions militaires, qui encerclaient le village avant de les transporter ou non vers un poste militaire. Tout ce qui se trouvait dans la zone était alors déclaré rebelle et pouvait être soumis au feu de l’infanterie et de l’aviation. De loin, on suivait l’avance de la zone interdite grâce aux colonnes de fumée des mechtas incendiées. On vit descendre des montagnes des cohortes de pauvres gens poussant devant eux leurs bourricots et le peu de bétail qu’ils avaient pu sauver. Rien n’avait été prévu pour les accueillir. Ils s’entassèrent dans les gourbis de piedmont, sur le pourtour du massif interdit, espérant ainsi contacter les maquisards et envoyer paître leurs bêtes dans la zone interdite. Il était fréquent de compter une douzaine de personnes par pièce de 10 mètres carrés. La plupart durent vendre leurs maigres troupeaux afin de subsister et, comme ils ne pouvaient plus cultiver leurs champs, ils furent réduits à un état de misère totale, au point, en certains endroits, de manger de l’herbe et des racines.
Entre 1955 et 1957, les zones interdites vont s’étendre à toute l’Algérie : après l’Aurès, elles gagneront le Nord-Constantinois, l’Edough, les Kabylies, le Dahra, l’Atlas saharien. Quelle était leur efficacité ? Ce système permettait aux combattants de l’ALN de se loger dans les maisons vides, de se nourrir avec ce qui avait été abandonné, de se reposer. Ils pouvaient descendre le soir dans les mechtas du piedmont, d’où ils remontaient au petit matin. Par crainte des représailles de l’armée française, certains habitants n’osaient pas ouvrir aux rebelles, qui faisaient payer cher ces hésitations. Les mechtas où l’appui aux terroristes avait été reconnu étaient détruites. Ils s’installaient alors dans d’autres, détruites à leur tour. Les unes après les autres, les habitations étaient transformées en pans de murs calcinés. Pris entre deux feux, au sens propre comme au figuré, les habitants partaient sursaturer les agglomérations voisines. La course aux combattants de l’ALN continuait, sans fin, jusqu’au jour où le commandement comprit que, dans la guerre révolutionnaire, il n’importait pas tant de reconquérir le terrain que la population.
Les camps de regroupement sont la conséquence, plus exactement le complément des zones d’insécurité, qui deviendront les zones interdites. Ce n’est que plus tard qu’on leur trouvera toutes sortes de justifications, alors que l’objectif militaire sera toujours primordial. L’historique des camps doit se faire en liaison avec la politique des zones interdites et non pas seulement en se référant aux tardifs textes et directives qui exposèrent une politique de regroupement. La prétendue doctrine a été précédée partout de la pratique et les véritables inventeurs n’ont pas été les théoriciens de la Délégation générale. Au fait, qui furent les inventeurs ? La plupart du temps, on a écrit que les premiers regroupements furent créés en 1957. Ce fut au cours de ces années qu’ils s’étendirent à toute l’Algérie mais ils existaient déjà bien avant. Une fois de plus, c’est dans les Aurès qu’on trouve l’origine de ce fait. Le général Georges Parlange, qui a été nommé le 17 mai 1955 commandant civil et militaire des Aurès-Nementchas, foyer de la rébellion, s’attribue la fondation en 1955 des trois premiers centres de regroupement : M’chounèche, le tout premier, T’Kout, Bou Hamama. En réalité, il apparaît que, toujours dans ce secteur des Aurès, au cours de la même période de 1955, voire dès la fin de 1954, d’autres regroupements furent mis en place à l’initiative de commandants de secteur. Les premiers regroupements, qui répondaient à des soucis d’humanité, ne furent jamais très nombreux. Au fil des mois, on s’aperçut qu’ils devaient être le complément indispensable d’une politique efficace des zones interdites. Dès lors qu’ils furent conçus comme une machine de guerre, les centres se multiplièrent. En ce sens, s’il est faux de prétendre que les premiers furent créés en 1957, il est exact que cette année fut le point de départ d’une politique des regroupements. Il est symptomatique de remarquer que des officiers opposés à la création des premiers centres en devinrent par la suite les plus chauds partisans. De l’aveu même du général Parlange, les camps n’avaient alors plus rien à voir avec la conception qu’il s’en faisait.
A la fin de l’année 1958, commencèrent la construction des barrages frontaliers et les grandes opérations du plan Challe qui ébranlèrent l’organisation rebelle et touchèrent rudement les populations. Des massifs entiers furent investis et passés au peigne fin. Une fois de plus, on vit des colonnes de réfugiés dont on avait brûlé les maisons et qui n’avaient rien pu sauver car les opérations devaient être déclenchées de telle sorte que la surprise jouât au maximum. La plupart du temps, les réfugiés n’étaient pas regroupés à plus de dix ou vingt kilomètres de leurs anciennes habitations. Mais il arrivait que le regroupement fût éloigné de beaucoup plus. J’ai rencontré des regroupés à plus de cent kilomètres de chez eux, dans ce cas ils parlaient encore avec émotion de ces marches forcées, qui les menaient à un emplacement où rien n’avait été prévu, sinon les barbelés, plus rarement les miradors.
Avez-vous réussi à reconstituer les conditions de vie dans ces camps ? Quels étaient leurs moyens de subsistance ?
On a pu écrire que les camps de regroupement avaient seulement rendu plus apparente une misère qui existait déjà et dont avaient témoigné de trop rares auteurs, tels Albert Camus et Germaine Tillion. Non, le regroupement n’a pas uniquement révélé une misère trop souvent insoupçonnée, il l’a encore aggravée. Dans son premier rapport d’inspection, le général Parlange fait état de cette aggravation. Rapportant les paroles d’habitants de l’Ouarsenis : «Avant nous mangions des glands mais au moins nous mangions», il écrit : «Rassemblée dans les camps, la pauvreté devient choquante et aussi plus aiguë. C’est la ruine totale et les déracinés s’installent avec fatalisme dans la misère mais, nous rendant responsables de leur situation, attendent que nous les fassions vivre totalement.»
Il est certain que les regroupés de l’Atlas blidéen ou du Chenoua profitèrent de la présence de nombreuses fermes européennes de la Mitidja. En retour, cet afflux de déracinés n’est pas pour déplaire aux colons qui voient d’un bon œil ces camps aux marges de leurs propriétés. Les colons bénéficient tout à la fois de la protection militaire attachée à chaque centre et, surtout, d’une réserve de main-d’œuvre à bon marché. Ainsi telle ferme du Chenoua qui employait auparavant une trentaine de travailleurs atteignait 175 ouvriers en 1960. En d’autres régions d’Algérie les colons souhaitaient avoir un regroupement dans leur voisinage. Dans la plaine d’Annaba (Bône), les regroupés de Munier sont rentrés après trois semaines d’absence avec seulement 9 000 anciens francs (environ 13 euros) en poche. Ils avaient été payés au tarif mais le colon leur avait fait rembourser au prix fort la location, la nourriture et l’usure des outils. Cependant ces exploités demeuraient des privilégiés à côté de la masse des regroupés sans troupeau, sans terre et sans travail.
On peut lire dans le Carnet de notes du pasteur Jacques Beaumont, écrit en 1959 : «Je sais un endroit où, lorsqu’on a distribué des pommes de terre, les gens les ont mangées crues, sans attendre de les cuire, il y a dix jours à 75 kilomètres d’Alger.» La même année, Mgr Rodhain, du Secours catholique, rapporte : «On m’a mentionné les distributions de semoule réalisées par l’armée et suspendues depuis peu. Et maintenant ai-je demandé ? Maintenant, m’a-t-il été répondu par les infirmiers baissant la voix, il y a ici des gens qui commencent à manger de l’herbe.» Ce témoignage peut être confirmé par une dizaine d’autres que j’ai recueillis en différents endroits après la guerre. La sous-alimentation engendrait la maladie et la mort.
Quelques années plus tard, le général Parlange m’avouait qu’il avait été ému aux larmes lorsque, pour la première fois, il découvrit, à sa descente d’hélicoptère, ce qu’était un centre de regroupement de nomades, entouré de barbelés et de miradors. Dès lors, il n’eut de cesse qu’une autre formule fût trouvée. Si les regroupements eurent de très graves conséquences pour le fellah, il en eut de tragiques pour le nomade, dont la survie dépend du libre déplacement de son troupeau. Près de quatre cent mille nomades et semi-nomades furent regroupés sous des tentes, en particulier dans les départements de Tiaret et de Saïda, Oran, Médéa, Batna et Annaba. Aucun document officiel ne fait mention de centres de regroupement dans les deux départements que forme le Sahara. Nous savons pourtant qu’il existait des camps importants aux environs d’El-Oued, de Touggourt et surtout de Colomb-Béchar.
Très rares sont les centres où les entrées et sorties sont libres : il faut un laissez-passer. En certains endroits, le lever et le couvre-feu se font au clairon. Les regroupés peuvent être astreints à assister à la cérémonie des couleurs ainsi qu’au rapport quotidien. On leur apprend à saluer les officiers et sous-officiers. Dans tel centre, le capitaine passe une grande partie de son temps à faire rectifier la position au garde-à-vous des vieillards, comme il le ferait dans une caserne avec de jeunes recrues. Ailleurs, le lieutenant chef de SAS était très fier de la campagne de propreté qu’il avait entreprise, dès qu’il apercevait un enfant sale, il faisait bastonner les parents par un mokhazni. Aussi, lorsqu’il mettait le pied dans le centre, toutes les mères sautaient sur leurs enfants et se mettaient à les frotter avec énergie. Lorsque les regroupés font preuve d’hostilité, on essaie de les «mettre en condition». Dans certains centres, les haut-parleurs diffusent, à toute heure du jour, des harangues de «désintoxication». Le général Challe recommande de tout faire pour dissiper les sentiments d’hostilité en organisant des réjouissances au cours desquelles l’armée doit se montrer sous un aspect récréatif : théâtre, séances de cinéma, fêtes sportives avec lâcher de parachutistes, kermesse populaire avec pose d’hélicoptères. En réalité, non seulement cette action psychologique ne réussit à convaincre que les militaires mais elle indispose un peu plus la population.
Privé à peu près totalement de sa liberté, le regroupé préfère souvent aliéner le peu qu’il en reste. Aussi laissera-t-il à l’abandon des terres situées à moins de deux kilomètres du centre ou refusera-t-il de monter dans les camions militaires qui pourraient l’acheminer vers des terres plus éloignées. Parce qu’il n’est plus maître de soi, de son temps et de son bien, le regroupé considère le camp comme une prison, ainsi que l’exprime une vieille femme : «Ils ont jeté en prison tous les hommes, cela n’a pas suffi puisque la guerre continue. Il leur reste à emprisonner les femmes, les enfants et les vieillards. Dans les prisons il n’y a plus de place. C’est plus facile de nous demander de construire de nos mains nos propres prisons. Cela ne coûte rien et ils n’auront même pas à nous servir la soupe des prisonniers.»
Interview réalisée par Kamel Moulfi
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