Michel Cornaton à Algeriepatriotique : «Ben Khedda a été le seul responsable à se soucier des regroupés» (III)
Algeriepatriotique : Est-il exact de dire qu’il y a eu généralisation des camps de regroupement après le 13 mai 1958 ?
Algeriepatriotique : Est-il exact de dire qu’il y a eu généralisation des camps de regroupement après le 13 mai 1958 ?
Michel Cornaton : Il est exact qu’il y a eu un accroissement des camps de regroupement. Plus exactement, on assiste à la mise en place d’une politique officielle des regroupements, que la Délégation générale tentera de substituer à la politique militaire anarchique des commandants de secteur, de quartier et de sous-quartier. La misère des regroupés était si grande que plusieurs journaux commencèrent à parler de véritable génocide. Le 31 mars 1959, le délégué général du gouvernement, Paul Delouvrier, décida de prendre personnellement en main le contrôle des opérations de regroupement et se réserva toutes les décisions relatives aux regroupements à venir. De plus, en novembre 1959, il créa l’Inspection générale des regroupements de population (IGRP), chargeant le général Parlange de contrôler l’application de ses directives, qui n’autorisaient que «les regroupements absolument nécessaires». Ce changement de politique s’accompagna d’un changement des termes. A la fin de l’année 1959, les regroupements dits définitifs, construits en dur et dotés d’équipement collectif deviennent de «nouveaux villages». En 1960, Paul Delouvrier lance l’expression des «mille villages», un slogan qui ne limitait nullement à mille le nombre des nouveaux villages. Les militaires et les fonctionnaires sont décontenancés par ce foisonnement de termes qu’ils qualifient de «logomachie stérile». La confusion amena des erreurs en matière de statistiques et de gestion financière. Il importe de souligner que si cette politique correspondait aux convictions de Delouvrier et de Parlange, elle était dictée avant tout par les circonstances. La politique officielle des regroupements allait être étroitement liée à celle plus générale de la France en Algérie. Lorsque le 3 octobre 1958, à Constantine, le général de Gaulle fixa les objectifs d’un plan quinquennal destiné à développer l’Algérie, on se mit à faire des rêves industriels, en oubliant que des millions d’Algériens vivaient de la terre et ne pouvaient subsister autrement, pour de longues années encore. Cependant, petit à petit, on prit conscience que le Plan serait privé de son sens s’il ne s’adressait d’abord aux populations les plus nombreuses et les plus déshéritées qui survivaient dans le bled. Après que le général de Gaulle, dans son discours du 16 septembre 1959, eût renouvelé en les précisant les promesses faites à Constantine, la Délégation générale désirait faire des regroupements un catalyseur de la révolution rurale. Une circulaire de mars 1960 explique pourquoi les regroupements s’inscrivent dans le cadre du plan de Constantine. On y lit, entre autres, qu’ils peuvent être «un frein à l’abandon des campagnes et permettre de résorber en partie le prolétariat qui s’est porté depuis 1954 vers les villes». Mais la nouvelle politique avait aussi des motifs plus intéressés, que je n’ai pas le loisir de développer dans le cadre de cet entretien. En résumé, les camps de regroupement ne devaient plus desservir, à l’échelle internationale, la politique de la France en Algérie mais, au contraire, contribuer à son prestige au même titre que le Plan de Constantine. Bref, aussi incroyable que cela paraisse, une puissante campagne d’information réussit le tour de force de faire des camps, devenus nouveaux villages, un précieux instrument de propagande. En conclusion, on voit combien il importe, quand on parle des regroupements, de bien avoir en tête leur date de construction : avant ou après 1959. L’arme de la propagande se révéla si efficace que, lorsque j’enquêtais entre 1963 et 1965, en plusieurs localités, les nouvelles autorités municipales m’assuraient que ces regroupements édifiés dans le cadre des mille villages étaient ni plus ni moins que de nouveaux villages socialistes. La ficelle était suffisamment grosse pour que les habitants eux-mêmes me démontrassent qu’ils étaient là depuis les années 1959-1960. J’ai compris qu’il me fallait faire vite avant que la falsification des dates ne recouvrît encore un peu plus la vérité. Mais que resterait-il de celle-ci dans quelques années ?
En 1959-1960, alors que les regroupements pullulaient, bien des responsables militaires préféraient minimiser les chiffres, pour être un peu moins en contradiction avec la nouvelle doctrine officielle. Il suffisait aussi qu’un regroupement se situât à proximité d’une agglomération pour que bien souvent il ne fût pas comptabilisé. En étudiant une région bien délimitée, j’ai toujours découvert des regroupements qui ne figuraient sur aucun document officiel. C’est pourquoi j’estime que le chiffre donné par l’Armée de 1 958 302 regroupés est très inférieur à la réalité. Ce chiffre est d’ailleurs celui du 1er avril 1961, mais on a continué à regrouper jusqu’à la fin de la guerre. En 1960, le Service de statistique générale de l’Algérie fixait déjà à 2 157 000 personnes la population regroupée. En 1961, sans compter les recasés dans les villages préexistants, on peut dire que le nombre des regroupés s’élève pour le moins à 2 350 000, soit 26,1% de la population «musulmane» totale. Quand on sait que la population rurale compte 6 900 000 personnes en 1961, on s’aperçoit que plus d’un rural sur trois est regroupé. Par ailleurs, on estime en règle générale qu’à deux regroupés correspond un recasé, dans un village ou une ville. En plus des regroupés, 1 175 000 personnes au minimum auraient donc quitté leur domicile, soit 3 525 000 au total, c’est-à-dire 50% des ruraux.
Pour en finir avec les chiffres, il me faut préciser que, dans le cadre d’une recherche universitaire globale sur la question des camps de regroupement de la guerre d’Algérie – à ma connaissance la seule – je me devais de m’en tenir toujours aux chiffres minimaux, tant je pressentais l’importance des chiffres avancés pour l’édification future de l’histoire de la guerre d’Algérie. Avant d’entreprendre ma thèse, dans le cadre d’un mémoire de psychologie sociale sur l’extermination des juifs, j’avais pu prendre la mesure des conséquences néfastes de la surévaluation des chiffres concernant les victimes de la Shoah qui, de 7 millions aussitôt après la guerre sont devenus un peu plus de 5 millions aujourd’hui ; ainsi le négationnisme en a fait ses choux gras. A l’époque, j’avais pourtant la conviction que le chiffre donné par mes amis du Secrétariat d’Alger, 2 500 000 regroupés, était le plus près de la vérité ; c’est le même chiffre qui a été donné par Benyoucef Ben Khedda, le successeur de Ferhat Abbas comme président du GPRA entre 1961 et 1962.
«Rien, dans la guerre d’Algérie, n’est aussi important que les problèmes des regroupements», a déclaré l’historien Pierre Vidal-Naquet, que vous citez. Comment expliquez-vous que cette partie de la guerre d’Algérie soit restée méconnue ?
J’ai encore beaucoup de mal à me l’expliquer.
Des deux côtés de la Méditerranée, on n’a rien voulu savoir des camps de regroupement et tout a été fait pour me dissuader. Les camps de regroupement représentaient un lourd héritage pour l’Algérie, tant ils occasionnaient de misères tragiques et de ruptures de toutes sortes, sans contredit un des problèmes les plus urgents à régler au lendemain de l’indépendance. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise de ne rencontrer dans les ministères algériens que des bureaucrates qui m’affirmaient qu’il n’existait plus un seul camp. J’ai alors parcouru toute l’Algérie, de Souk-Ahras à Tlemcen, de l’Algérois à Ouargla, enquêté auprès de 160 camps regroupant 170 000 personnes, pour constater que non seulement les camps existaient encore mais que la population regroupée était aussi nombreuse qu’avant l’indépendance, même si elle avait partiellement changé. On aurait pu s’attendre à ce que le gouvernement algérien se penchât sur le sort de ces populations déshéritées. Si l’autorité centrale se désintéressait des regroupés, du moins pouvait-on espérer qu’elle réfléchirait à l’expérience des regroupements avant de se lancer dans une vaste politique de reconstruction. Il n’en fut rien. J’ai attribué cette attitude à trois facteurs : la méconnaissance, le mépris, la peur. Les bureaucrates de la capitale, pour des raisons diverses, ignoraient la réalité du bled ; fils de paysans parfois, ils éprouvaient le plus grand mépris pour leurs origines et pour ces masses de regroupés sans travail, mourant de faim loin des grands centres et des routes passagères, et qui inquiétaient le pouvoir. A mon arrivée dans les camps les plus démunis, des centaines de gens entouraient parfois ma 2 CV : pour la première fois, si longtemps après l’indépendance, ils voyaient quelqu’un d’extérieur au centre. Il est vrai que cette foule vociférant, réclamant du pain et du travail, pouvait faire peur aux responsables locaux qui, malgré leur bonne volonté, préféraient ne pas m’accompagner.
Mais la principale explication de ce silence sur les camps est ailleurs : les camps de regroupement et leurs habitants n’existaient plus parce que le pouvoir l’avait décidé, et ce avant même le coup d’Etat de Boumediene. En août 1964, à la wilaya (préfecture) de Tizi Ouzou, j’étais reçu, fort bien au demeurant, par le préfet Ali Zamoum, entouré par deux membres du parti, pour m’entendre dire : «Voyez tous ces documents, Monsieur Cornaton – le préfet me montrait alors une vaste bibliothèque murale bourrée de documents divers – vous pouvez en disposer comme vous voulez pour rédiger votre thèse, mais si j’entends dire que vous persistez dans votre étude sur les regroupements, je vous ferai aussitôt expulser.» Il me refusa le laissez-passer que je lui demandais et il m’a fallu continuer mon enquête sans aucune autorisation officielle. Aussi, durant tout le temps de mon étude, ai-je vécu dans la hantise de l’expulsion, dont l’avis a fini par arriver mais, prévenu à temps, j’ai pu prendre le bateau, moins contrôlé que l’accès à l’avion.
La question des camps dérangeait presque autant les autorités françaises. A Blida, un officier français encore en poste voulut me convaincre que je n’avais pas le droit d’étudier de pareils faits, sans intérêt et peu à l’honneur de la France, disait-il. A Paris, je fus très mal reçu au ministère des Affaires algériennes, où un sous-secrétaire d’Etat me conseilla de laisser tomber : «Faites comme Bourdieu, étudiez plutôt les coutumes et la maison kabyles.» Quant à Pierre Bourdieu, il me reprocha, en janvier 1964, d’entreprendre une pareille étude… d’autant que les camps de regroupement n’existaient plus et que je commettais une mauvaise action à l’encontre de l’Algérie nouvelle, pas moins ! J’ai compris plus tard qu’il considérait l’Algérie comme son domaine et qu’il lui revenait d’attribuer à qui il voulait une part de son territoire d’études. Reçu avec les honneurs à l’hôtel Aletti à Alger, il ne voulait pas non plus, à l’instar d’une bonne partie de la presse de gauche de l’époque, qu’on évoquât ce qui pourrait fâcher les autorités algériennes. Il s’était tout simplement aligné sur la position officielle de ne pas enfreindre la loi du silence sur les camps, respectée d’ailleurs par l’ensemble des historiens français puis algériens. C’est pourtant lui, Bourdieu, qui venait d’écrire, en 1963, dans Travail et travailleurs en Algérie, que je lirai plus tard : «Il n’est pas, pour la science, de sujets nobles et de sujets indignes et, par exemple, lors même qu’ils suscitaient la réprobation intime, pour mille raisons scientifiques et humaines, les regroupements de population opérés en Algérie par l’armée française constituaient un objet d’étude éminent, ne fût-ce que parce qu’il sera désormais impossible de comprendre la société rurale algérienne sans considérer le bouleversement extraordinaire et irréversible qu’ils ont déterminé.» Autrement dit : faites ce que je dis, pas ce que je fais.
Le président Benyoucef Ben Khedda a été, à notre connaissance, le seul responsable algérien à se soucier du sort des regroupés. Je veux citer cet extrait de son discours de Tunis du 15 septembre 1961, alors qu’il présidait le Conseil du 3e GPRA : «Mes pensées vont également à tous ceux qui, au cœur des prisons et des camps d’Algérie et de France, tiennent toujours haut le flambeau de la Résistance. Grâce à vos sacrifices, vous qui parcourez inlassablement les djebels à la pointe du combat, vous qui affrontez les rigueurs de la répression, vous qui luttez dans les dures conditions de la clandestinité dans les villes, vous qui souffrez dans les prisons, les camps de concentration et de regroupement, grâce à vous tous et à vos efforts continus, un chemin prodigieux a été parcouru sous la direction du FLN.» Quelle différence de ton d’avec les responsables qui suivront !
Interview réalisée par Kamel Moulfi
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