Le professeur Dominique Carreau à Algeriepatriotique : «Le prêt de l’Algérie au FMI est très peu risqué»
Algeriepatriotique : En accordant un prêt de 5 milliards de dollars au FMI, l’Algérie devient créancière de l’institution financière internationale. Comment est perçue cette initiative de l’Algérie à un moment où la crise financière n’est pas près de s’estomper dans beaucoup de pays ?
Algeriepatriotique : En accordant un prêt de 5 milliards de dollars au FMI, l’Algérie devient créancière de l’institution financière internationale. Comment est perçue cette initiative de l’Algérie à un moment où la crise financière n’est pas près de s’estomper dans beaucoup de pays ?
Dominique Carreau : Ce récent prêt de l'Algérie au FMI ne peut être évidemment que bien accueilli compte tenu de la crise financière internationale qui est loin d'avoir disparu. Il marque également une prise de conscience de l'état actuel des relations internationales dominées par le phénomène de la «mondialisation» qui ne manque pas d'entraîner une interdépendance accrue des nations. Aucune, fut-ce la plus importante comme les Etats-Unis d'Amérique, ne pouvant agir seule – la coopération du plus grand nombre d'entre elles, si ce n'est de toutes – est nécessaire pour arriver à une stabilisation puis à une meilleure organisation de l'ordre international économique et financier actuel qui en a bien besoin.
Quels sont les garanties et les avantages qu’offre pour l’Algérie ce prêt effectué sous forme d’achat de titres libellés en Droits de tirage spéciaux (DTS) ?
L'avantage de ce prêt est qu'il est financièrement très peu risqué en étant libellé en DTS, qui sont par définition plus stables que les monnaies qui les composent, et qu'ils sont de surcroît assortis d'un taux d'intérêt sans doute peu élevé mais qui correspond à la moyenne de ceux en vigueur dans les pays dont les monnaies font partie du «panier» DTS. De plus, la signature du débiteur est au-dessus de tout soupçon, le FMI ne s'étant jamais trouvé en situation de défaillance financière sur ses obligations.
Le FMI table sur des indicateurs macroéconomiques relativement favorables pour l’Algérie en prévoyant une croissance de 3,3% en 2013, tout en mettant en garde contre les conséquences d’un éventuel retournement de situation sur le marché pétrolier. Quelles sont, d’après vous, les conditions d’une croissance pérenne ?
C'est à un économiste de répondre et pas au juriste que je suis ; je me contenterai seulement de noter qu’aujourd'hui, l'absence de croissance est essentiellement un problème européen –voire de certains Brics comme le Brésil – alors que les pays en développement, notamment en Afrique, et aussi les Etats-Unis ont des taux de croissance beaucoup plus élevés même s'ils sont un peu inférieurs à ce qu'ils furent dans un passé récent, crise financière oblige.
Sur la question de l’emploi, le FMI relève que le taux de chômage connaîtra des baisses consécutives en Algérie en passant de 9,7% en 2012 à 9,3% en 2013, avant de reculer encore à 9% en 2014. De même qu’il prévoit une tendance baissière de l’inflation dans les années à venir. Sur quoi se base cette institution pour calculer le taux de chômage ?
Méfiez-vous des prévisions des économistes qui relèvent bien souvent de la divination. C'est en effet un économiste américain J.-K. Galbraith qui avait noté non sans humour que les prévisions des économistes sont [je cite] la seule chose qui rendait les prévisions météorologiques raisonnables et sensées.
Les deux Français qui ont pris la tête du FMI après Michel Camdessus ont été l’un, Dominique Strauss-Kahn, éclaboussé par un scandale qui l’a poussé à quitter son poste en mai 2011, l’autre, Christine Lagarde, soumise actuellement à une enquête judiciaire qui compromet sa crédibilité, est-ce un signe annonciateur de la fin de la domination française sur cette institution ?
En fait, la «domination française» sur le FMI relève plus du hasard que d'autre chose. Il faut en effet se rappeler que lors de la création du Fonds monétaire et de la Banque mondiale, un accord, certes informel mais qui fut toujours respecté jusqu'à maintenant, voulait que ce soit un national américain qui soit à la tête de la seconde tandis qu'un «Européen» le serait pour le premier. Les deux derniers renouvellements à la tête du Fonds et de la Banque ont clairement montré que ce partage de «type Yalta» avait fait son temps et ne correspondait plus à la structure multipolaire du monde actuel. Dans ces conditions, il est plus que probable que les prochains dirigeants de ces deux institutions proviennent d'environnements différents. C'est ainsi qu'il est d'ores et déjà permis de noter, à titre annonciateur, que le nouveau directeur adjoint du FMI est un national chinois tandis que le directeur récemment élu de l'OMC est un ressortissant brésilien.
Le FMI a soutenu Chrisrine Lagarde, sa directrice générale, et semble avoir tout fait pour atténuer la gravité de l’affaire de l’arbitrage Tapie dans lequel sa responsabilité est engagée. Pourquoi, l’institution internationale accepte-t-elle de garder à sa tête une personne qui pourrait être mise en examen ?
Je rappellerai que lorsque Mme Lagarde était candidate à la direction du FMI, «l'affaire Tapie» était connue des représentants des pays membres, tout s'étant déroulé dans la plus grande transparence. Je crois sincèrement que l'institution en manifestant son soutien à Mme Lagarde l'a fait à la fois compte-tenu de sa propre qualité (elle fut jadis qualifiée par ses pairs de «meilleur» ministre des Finances) et de l'excellent travail qu'elle y fait à sa tête. Et aussi, sans doute, parce qu'elle estime qu'il s'agit plus d'une affaire «politique» que «juridique» et que les Français en ont fait l'une de leurs spécialités (voir par exemple «l'affaire Clearstream» entre Sarkozy et De Villepin qui fit la Une des journaux en son temps, «l'affaire Bettencourt» qui est en train de se dégonfler ou encore «l'affaire Karachi» qui n'en finit pas de traîner en attendant la prochaine).
Christine Lagarde boucle ses deux ans à la tête du FMI. Comment appréciez-vous son action face à la crise qui secoue particulièrement les pays de l’Union européenne ? Ses solutions ont-elles fait la preuve de leur justesse ? A-t-elle fait montre d’une démarche innovante à l’égard des pays de notre région confrontés à une situation économique et sociale dégradée (Egypte, Tunisie, Maroc) ?
Quand on parle de l'action du directeur général du FMI, il ne faut jamais oublier que celui-ci n'a pas de politique qui puisse lui être propre, chargé qu'il est de mettre en œuvre les lignes directrices de l'institution et de son conseil d'administration, toutes choses égales par ailleurs. Le directeur général du Fonds est dans la situation d'un président de société qui doit tenir compte des souhaits de ses actionnaires en les mettant en œuvre sous peine de perdre sa place. Récemment, le FMI devait faire collectivement son mea culpa à propos de la gestion de la crise financière grecque en reconnaissant des «fautes» mais en les imputant essentiellement à l'Union européenne. C'est dire que le FMI est une «grosse machine» avec une administration forte et structurée qui n'a cessé de faire face au cours des ans aux difficultés financières de ses membres et qui s'est forgé un corps de doctrine pour y faire face ; celui-ci, sans surprise, est emprunté au libéralisme économique tel qu'il est véhiculé par les principaux «actionnaires» du FMI – à commencer par les Etats-Unis. C'est ainsi que la «potion magique» du Fonds monétaire (baisse des dépenses publiques et des impôts, retour à la compétitivité des agents économiques, désétatisation et libéralisation des activités commerciales et financières…) fait toujours l'objet du plus large «consensus». Sans doute, plus récemment, des préoccupations «sociales» sont apparues avec des programmes de lutte contre la «pauvreté» et accessoirement contre le chômage, bien que sur ce dernier point les programmes financièrement soutenus (et imposés) par le FMI à des pays européens comme l'Espagne, la Grèce ou le Portugal aient entraîné pour ces pays des situations de sous-emploi socialement et politiquement préoccupantes.
L’Egypte et la Tunisie, plongées dans une tourmente politique par l’épisode du «printemps arabe», et le Maroc, qui en a été épargné, se débattent dans une crise économique qui provoque des tensions sociales qui risquent de s’aggraver si ces pays appliquent les recommandations du FMI concernant les subventions. N’y a-t-il pas autre chose que l’action sur les subventions pour trouver des ressources financières pour le développement ?
Les remarques qui précèdent sont également applicables à cette question. Dans l'ensemble, l'approche globale suivie par le FMI, la BCE et la Commission européenne (la fameuse «troïka») n'a jamais été sérieusement contestée, sauf par des mouvements politiques se situant à l'extrême gauche du spectre politique et guère représentatifs. Sur certains points, il y a eu des regrets (des interventions d'assistance trop tardives) ou des inflexions (on demande maintenant aux créanciers privés porteurs d'obligations ou aux actionnaires des institutions financières «sauvées» de participer également aux opérations de sauvetage, autrement dit de subir des pertes). C'est dire que le coût de la résolution des crises financières récentes (et de celles analogues qui viendraient à survenir dans l'avenir) ne devra plus être supporté exclusivement comme dans le passé par les contribuables mais également (et surtout ?) par les créanciers et actionnaires privés. Dans cette optique, l'action du FMI au profit des pays de l’UE peut être considérée comme positive et satisfaisante. Il est clair, que la situation à laquelle le FMI est confronté dans les pays d'Afrique que vous citez est d'une toute autre nature : elle est avant tout politique en présentant, bien entendu, un volet financier.
Le FMI avait mauvaise réputation chez les peuples des pays en développement, est-ce toujours le cas ?
Les réformes structurelles prônées par le FMI sont loin d'être populaires tout en étant jugées par tous (ou presque et y compris les pays concernés) comme indispensables. C'est bien là le paradoxe. On l'a actuellement en France pour tout un segment de la population qui fait porter par «Bruxelles» toute la responsabilité d'introduire des réformes structurelles de fond que nombre de gouvernements en place n'ont pas le courage d'accomplir en dépit de leur nécessité. C'est ainsi que Bruxelles ou le FMI deviennent de commodes boucs émissaires pour l'adoption de mesures impopulaires. Mais dans tous ces cas, comme d'habitude, on blâme le messager et non les véritables responsables qui sont bel et bien les gouvernements des pays en difficulté…Dans ces conditions, comment le FMI pourrait-il avoir «bonne réputation» ? La véritable réponse est que le FMI n'est pas là pour cela et telle est bien son utilité – y compris et peut-être surtout – pour les gouvernements manquant de courage politique, ou incompétents, voire les deux à la fois !
L’intervention du FMI pour le sauvetage de pays européens est-elle de la même nature que celle destinée aux pays en développement ?
Lorsque le FMI est amené à venir en aide à des pays développés comme ceux de l'Union européenne, il leur applique le type de conditionnalité la plus élevée. Autrement dit, il n'y a pas d'assistance «souple» (soft) du type de celle qui est accordée aux pays en développement. Les programmes d'ajustement demandés/imposés par le Fonds aux pays de l'UE par exemple ont été particulièrement stricts et ont résulté en une véritable «mise sous tutelle financière» (cela ne cesse d'être particulièrement marqué pour la Grèce ou le Portugal par exemple). Les raisons «dette plus grande sévérité» sont aisées à comprendre : elles tiennent, d'une part, au caractère conjoncturel de ce type de crises essentiellement financières qui devraient pouvoir être réglées en quelques années au bout desquelles les pays concernés devraient normalement être à même de se refinancer sur les marchés à des taux modérés, et, d'autre part, à l'existence de «filets de sécurité sociaux» qui jouent comme autant d'amortisseurs à la pénibilité des restructurations à effectuer.
Interview réalisée par Kamel Moulfi et Amine Sadek
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