Abdelkader El-Goriassi ou comment on devient député
Des youyous stridents montent en volutes dans l’épaisse brume du bidonville de Gorias, à El-Harrach, entre l’oued et les rails. Zahia, la femme de ménage, vient de mettre au monde un garçon. L’enfant se débat, casse tout et, pressé de sortir, s’agrippe au cordon, ne le lâche plus, puis, hargneux, attend la suite. La suite, c’est la rebouteuse qui jette l’éponge dans le seau d’eau, dégoûtée par l’arrivée tonitruante de l’enfant. Ça commence mal. Le garçon s’appellera Abdelkader en souvenir du regretté mari, un dealer abattu dans le bidonville. Sa mère originaire du Hodna, son père de l’Ouarsenis, tous deux descendants de Gétules des Hauts-Plateaux, Abdelkader hérite donc de gènes de la transhumance depuis le XIIIe siècle, l’ère des tribus rebelles. Par ses yeux en forme de cauris et sa bouche scrofuleuse (déjà !) Abdelkader semble dire : «On verra ce qu’on verra !»
De zéro à trois ans, Abdelkader après avoir usé les seins de sa mère pousse grâce aux sachets de l’Onalait, puis il est mis à la bouillie et aux pâtes de la Sempac jusqu’à sa sixième année. Ses premiers jouets sont un pistolet en plastique ramassé dans la décharge et les couteaux traînant sur la meïda. A force de manipulation, il se blesse souvent. Il suce son sang, s’en réjouit. Quand il fait des bêtises, Zahia sa mère lui crie fort : «Nechrab demmek.» Le sang, donc, il connaît. Le malheur d’Abdelkader est qu’il est né le 5 juillet 1962, date charnière entre ce qui fut et ce qui ne sera pas. En 1965, à trois ans, il entend, en sursautant, les premiers tirs de fusil-mitrailleur FM 24-29 à l’occasion du sursaut révolutionnaire. Il enregistre dans sa mémoire olfactive l’odeur de la poudre, il a vu les balles traçantes. Ça lui servira. En 1968, il a six ans, il va à l’école dans la baraque du bidonville. L’instituteur égyptien de la vallée du Nil lui apprend l’alphabet, la phonétique et déjà la monétique. Il lui dit également comment grâce à l’Egypte, lui, Abdelkader se trouve là devant lui. Car c’est grâce à l’Egypte que l’Algérie a pu avoir son indépendance. Un instituteur ne ment pas, Abdelkader le croit. Abdelkader pousse et grandit grâce au soleil, à la sardine, la débrouille et les copains houmistes. Abêti, crâneur et le cœur gros «comme ça», il entre gaillardement au CEM avec les dogmes de l’imam Kechk et ses kechkoulates nubiennes. C’est l’époque du Festival panafricain, la rue est noire de monde, de plumes et de peaux de léopard. C’est l’année aussi où on a interdit à Taos Amrouche de chanter. C’était en 1969. Quant à Jean El-Mouhoub Amrouche, personne n’entendait parler.
De 1970 à 1976, Abdelkader grimpe péniblement les quatre années de CEM type 800, décrété par Hoffmann le wali d’Alger, construit subrepticement par la DNC/ANP. Entre-temps, autour d’un Conseil de la révolution évanescent, Boumediene a saisi le pétrole et l’Algérie en un mouvement allégorique et deux plans quadriennaux. Faut ce qu’il faut, on ne mène pas l’attelage sans saisir les rênes. Surtout quand l’ensemble est dans le tout FLN et qu’il n’y a pas une opposition démocratique organisée. Après la marche verte de Hassan II, on a battu la France 2-1 grâce à Betrouni et à Mekhloufi qui nous a concocté une belle équipe nationale sous l’égide de l’armée. Commence alors l’ère des autorisations de sortie et des bons Sonacome. Abdelkader qui a été à l’école égyptienne a appris à domestiquer le vent. En fin de CEM, il s’était débrouillé un bon Sonacome pour le directeur et une autorisation de sortie du territoire pour le surveillant. En échange, son accession au lycée s’est effectué les doigts dans le nez. Sans avoir fait ni une addition ni une dictée au CEM, voilà notre Abdelkader au lycée d’El-Harrach. Et à El-Harrach une place ça s’arrache. Be debza ! En 1980, il arrive cahin-caha au baccalauréat sans inquiétude ni appréhension. Il monte à Benak et, contre des bons de gigots de mouton du Souk El-Fellah, il obtient les sujets du bac. Ça passe ou ça casse ! Il est reçu avec mention. Ne parlant ni l’arabe belbien ni le français belbien, ne faisant aucune différence entre une racine de navet et une racine carrée, il investit l’université pour une licence de droit. Il veut être avocat comme tous les faux moudjahidine exemptés de CEM, de lycée et de baccalauréat. Pourquoi eux et pas lui ? Il a senti la poudre, il a vu les balles traçantes, diable ! Tu manges, je mange. Quatre années d’université lui donnent des ailes et nanti d’une licence, option pénal, il se fait avocat, fraie avec la pègre et approche Hama Loulou. Nous sommes en 1985, l’année où il était interdit de mettre du linge sur les balcons. Tous les policiers avaient la tête en l’air, les mains dans les poches. Le champ est libre, les voyous pouvaient sévir, les responsables se servir. Pendant que Genisider creusait le trou du métro, que Lavalin finissait le Riadh el-Medh, nos banques, par oukases, déversaient des tonneaux de prêts à des malpropres. Trous bancaires oubliés que le peuple a supportés par des ponctions sur les salaires durant les années noires pour les dirigeants, rouges pour le peuple, vertes pour les islamistes et blanches pour les débrouillards. Maître Abdelkader n’ayant aucune idée du spectre navigue du noir au blanc et du vert au verre se délectant du rouge, lui qui dès sa naissance a bu du sang. On ne la lui fait pas ! Agé de 30 ans, Maître Abdelkader arrive au portail du libéralisme et sent qu’il va se passer quelque chose. Il est né dans un bidonville.
Au lieu d’ouvrir prudemment la porte de la maison Algérie, Hamrouche, de bonne foi, ouvre toutes les fenêtres. S’engouffrent alors l’alizé, le sirocco, le foehn et le mistral. Initiés, les roublards accaparent les entreprises. Les journaux aux copains, les librairies aux crétins, les imprimeries aux malins, l’audiovisuel aux félins et à celles qui se font sauter. Les moyens de la culture se retrouvent entre les mains de desperados sans foi ni loi, seul l’argent compte. Maître Abdelkader adopte la devise du moment :«koun maâ elouaguef». Le peuple est à plat. Il étudie le panorama et, comme font les géologues, il cherche le filon. Qu’il trouve : c’est dans la presse qu’il fera. Il crée La Cause du Peuple avec l’aide de l’Etat. Le journal en arabe est tiré à 5 000 exemplaires, vendus seulement à El-Harrach, Baraki et Kalitous. Là où il habite. Il met dans sa poche les DEC, le FIS et les petits esprits. Il déambule dans la banlieue jusqu’à Baraki, distribuant gadgets et cadeaux, il prend en charge les dialysés et les prostates, il sucre les diabétiques. Les élections sont pour bientôt, il faut chauffer le bendir. Il bat les banlieues d’Alger, il évite la rue Didouche et les quartiers riches. Il les laisse aux intellectuels et aux démocrates, c’est du bidon. Après une dernière tournée, ragaillardi par le petit peuple qui le soutient, il s’avachit dans son bureau d’avocat pour recevoir les notables du FLN, les fonctionnaires en disgrâce susceptibles de réapparaître et les industriels qui cherchent des alliances et qui voient plus loin que le bout de leur nez. Il embrasse tout le monde, deux fois. Il sait que les embrassades sont pour les Algériens ce que le paracétamol est pour la fièvre. Ça réconforte. Dans son programme, il prévoit tout. «Je vous montrerai, moi, comment il faut gérer le pétrole, baril par baril. Sans qu’aucune goutte ne soit détournée.» Comment ? crie la foule. «Mais en étant près du robinet», répond Abdelkader. Deux semaines avant les élections, Si Abdelkader El-Goriassi, comme l’appellent maintenant les gens, s’affuble d’un burnous en poil de chameau, d’un chèche safrané et dans la main un chapelet pur Mecque. Il pénètre dans la mosquée Ben-Badis sous le regard envieux de la plèbe. Les élections ont lieu. Tôt le matin, les quartiers pauvres déferlent vers les bureaux de vote à El-Harrach et Baraki. La rue Michelet, El-Mouradia et Hydra dorment encore. Nombreux sont ceux qui ne voteront pas, à quoi bon disent les intellectuels. Le soir, on apprendra que Si Abdelkader El-Gorriassi a été élu à la majorité. Il est député parce qu’en naissant, ses yeux en forme de cauris et sa bouche scrofuleuse semblaient dire : «On verra, ce qu’on verra !» Si Abdelkader El-Goriassi ayant tout vu depuis sa naissance s’installe dans un nouveau projet celui d’aller au sommet. Il sait, le malin, que les intellectuels algériens ne sont plus, comme naguère, la locomotive qui tire et guide le peuple pour les ambitions politiques et pour l’éveil. Il sait que les intellectuels algériens le laisseront faire, car ils suivent surtout ce qui se passe en France. L’Algérie ne les intéresse plus. Il sait qu’aujourd’hui l’ambition des intellectuels algériens c’est d’obtenir la nationalité française à leurs enfants. Il sait tout cela, jusqu’au jour où un cheikh enturbanné leur intimera l’ordre de brûler le drapeau, devant un gamin armé d’une kalachnikov. Ainsi est l’histoire de Si Abdelkader El-Goriassi, ayant cheminé depuis le bidonville de Gorias, dans les méandres des magouilles financières électives pour finir à l’Assemblée nationale, les doigts dans le nez.
Abderrahmane Zakad, urbaniste et écrivain
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