Albert Camus et l’indépendance de l’Algérie
A notre connaissance, personne en Algérie n’a l’intention d’interdire la diffusion de l’œuvre de Camus. Les Algériens ont le droit de lire les auteurs, tous les auteurs, qui leur apportent connaissances et/ou du plaisir. A l’occasion de la tenue de chaque salon du livre à Alger, des maisons d’édition algériennes et françaises exposent et écoulent sans aucune restriction des livres de ce Nobel de littérature issu de la colonisation française en Algérie. Cet auteur n’était pourtant qu’un écrivain qui, faut-il le rappeler, n’a pas accédé au statut de divinité pour que l’on pense à le soustraire à toute lecture critique. Aussi, en tant qu’homme producteur d’idées qui avait des intérêts dans notre pays, son œuvre est entachée de parts d’ombre que les Algériens ne peuvent pas oublier. Certains, à droite, n’ont pas aimé son engagement au Parti communiste algérien, le considérant comme une attitude motivée aussi bien par la jeunesse de l’écrivain que par «l’air du temps» : les communistes avaient alors suffisamment le vent en poupe pour attirer les intellectuels. D’autres, partisans d’une domination française qu'ils voulaient éternelle, n’ont pas aimé les reportages sur la Kabylie parce qu’ils jetaient un regard cru sur l’intolérable condition que faisait subir la colonisation à la population algérienne. Malheureusement, à prendre en considération l’ensemble de l’œuvre de Camus, on ne trouvera, concernant le sort des colonisés, que ces reportages. Camus, à partir de la fin des années trente du siècle dernier, tourna résolument le dos aux autochtones qui ne figureront dans ses écrits, au mieux que comme des silhouettes aux contours incertains. Tel est franchement le cas dans L’étranger dont les personnages «arabes» ne se meuvent qu’en ombres chinoises. C’est encore plus flagrant dans La Peste. Les acteurs du roman sont exclusivement d’origine européenne. Comme La Peste, écrit après la Seconde Guerre mondiale, est une allégorie qui dénonce la peste brune (le nazisme), Camus ne pouvait pas faire figurer des Algériens (dominés comme les peuples soumis par le fascisme) qui au demeurant, ont été, dans la réalité de l’épidémie de peste bubonique, de très loin les victimes les plus nombreuses à Oran en 1945 et à Alger en 1944. Il y a lieu de signaler une toute petite exception. Dans Le premier homme, un roman autobiographique publié 33 ans après sa mort par sa fille, l’auteur fait allusion, mais seulement en passant, aux Algériens, à leurs revendications et à leur indépendance. Camus a dû se détourner du sort des Algériens suite à la création du PPA et particulièrement suite à la tenue du Congrès musulman, et donc avec les premières manifestations d’une volonté de libération du joug colonial. Il avait compris et avait donc pris son parti. Les Algériens deviendront dorénavant invisibles dans son œuvre. Kateb Yacine le verra, d’ailleurs comme Jean-Paul Sartre. Ces deux sommités de la littérature s’attaqueront avec sévérité à l’attitude politique d’Albert Camus. Ce dernier avait jeté le masque au moment de la remise du Nobel de littérature qui lui avait été octroyé en 1957. A cette occasion, questionné sur la guerre d’Algérie, Camus révèle son attitude réelle sur l’indépendance et la justice : «J’ai toujours condamné la terreur. Je dois aussi condamner un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger, par exemple, et qui, un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice mais je défendrai ma mère avant la justice» (cité par Jean Daniel, in le Nouvel Observateur du 12-02-2012). J. Daniel rapporte d’autres propos de Camus assez significatifs des choix du prix Nobel : «A partir du moment où un opprimé prend les armes au nom de la justice, il met un pied dans le camp de l’injustice» (option citée). Est-il besoin de faire remarquer que Camus ne pouvait pas ignorer que les Algériens, écrasés au sens propre du terme, n’avaient aucune alternative à la lutte armée. Qu’aujourd’hui des éditeurs et autres intellectuels entendent faire de Camus un auteur algérien malgré lui, nous dirons libre à eux. Il est du droit d’autres Algériens de considérer qu’après tout, Albert Camus était un Nobel d’une colonisation qui figurera toujours parmi les plus abjectes qu’a eu à connaître l’histoire humaine.
Ahmed Ancer
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