Me Ali Haroun à Algeriepatriotique : «L’armée en 1992 avait des conceptions démocratiques républicaines» (I)
Algeriepatriotique : Votre livre Le rempart traite notamment des événements liés à l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. Près de 22 ans après, quel bilan faites-vous de toute cette période écoulée depuis ?
Algeriepatriotique : Votre livre Le rempart traite notamment des événements liés à l’arrêt du processus électoral en janvier 1992. Près de 22 ans après, quel bilan faites-vous de toute cette période écoulée depuis ?
Me Ali Haroun : Je peux vous parler en connaissance de cause de la période où j’étais au HCE, c'est-à-dire de 1992 à 1994, parce que le HCE a rempli une mission bien spéciale : celle de terminer le mandat de feu le président Chadli. Il restait pratiquement deux ans. Après, c’est l’arrivée de Zeroual avec qui je n’ai pas collaboré, donc, mon opinion n’a pas grande importance, en ce sens que je suis le commun des mortels et je ne vous donnerai rien de particulier. Si vous voulez, nous allons nous appuyer sur l’année 92 jusqu’à janvier 94. Le problème est de savoir d’abord, au sujet de l’arrêt du processus électoral – on en parle encore aujourd’hui ; beaucoup d’hommes politiques, selon leurs convictions : fallait-il le faire ou non ? On sait qui dit qu’il fallait le faire et qui dit non, que vous avez tort et que c’était le choix du peuple qu’il fallait respecter. Selon le choix du peuple, le FIS était majoritaire et il fallait le laisser prendre le pouvoir et puis, si ma foi il ne gérait pas bien le pays, quatre ans après, vous alliez faire des élections et le mettre en minorité. C’est facile à dire et plus difficile à réaliser. Le problème qui s’est posé était un problème dramatique. Il est vrai, et il faut le reconnaître, que le FIS était majoritaire. La majorité des gens a voté FIS. Mais pourquoi cette majorité a voté FIS ? Non pas parce qu’elle était toute d’accord avec les opinions du FIS, mais une grande partie des gens qui ont voté pour ce parti ont émis un vote de rejet du FLN qui avait depuis trente ans entre ses mains les destinées du pays et qui était arrivé, finalement, au grand éclat de 1988. Là, le peuple, en particulier la jeunesse, n’en voulait plus. Pour changer, le parti qui avait le plus de chance de liquider le FLN, c’était le FIS. Donc, je ne suis pas le FLN, je vote FIS. Voilà le raisonnement. Il y avait aussi des gens qui étaient convaincus de la doctrine du FIS. Est-ce qu’il fallait respecter le choix du peuple ? Respecter le choix du peuple, c’est quoi ? C’est dire que l’opinion du FIS telle qu’elle a été clairement exprimée, d’ailleurs, c’est «âlayha nahya wa âlayha namoût» (nous vivons et mourrons pour la charia). On meurt pour qui ? Pour la «dawla islamia» (l’Etat islamique) ? Que disaient Madani et Benhadj ? Benhadj disait : «Nous allons arriver au pouvoir.» Ils savaient qu’ils avaient la majorité. Une fois au pouvoir, nous ne ferons plus d’élections parce que la démocratie est «kofr» (péché). Les élections c’est le choix démocratique des dirigeants. La question de Benhadj est la suivante : «Monsieur, vous êtes musulman ? Oui. Vous croyez au Coran ? Oui. Alors si vous faites des élections, c’est pour élire un député qui fait quoi ? Un parlement. Et que fait le parlement ? Des lois. Ah non ! La loi existe ; c’est la loi de Dieu. La loi suprême. Et puisque moi le FIS je l’applique, que voulez-vous de mieux ? Pourquoi refaire des élections ? Nous allons désigner des êtres humains qui seront capables de faire une loi meilleure que celle de Dieu ? Vous voyez bien que si vous voulez aller aux élections, vous commettez un péché ! Parce que vous pensez que des députés peuvent faire des lois meilleures que la loi suprême ?» Voilà leur raisonnement. Ce raisonnement, je ne l’accepte pas. Et les gens sensés ne l’acceptent pas. Parce qu’on peut leur répondre facilement : de quel droit, toi M. Benhadj, ou toi M. Madani, tu t’attribues le monopole de la religion et tu te dis que toi tu appliques le Coran comme il se doit ? Il y a beaucoup de musulmans qui ne le comprennent pas comme toi, alors dans ce cas-là, tu t’attribues un monopole que personne ne t’a donné. Voilà pourquoi je dis pour le raisonnement «voix du peuple» qu’il y a une limite. Deuxièmement, dans la situation dans laquelle nous étions, si le FIS prenait le pouvoir, c’était très vraisemblablement la situation de l’Afghanistan de l’époque ou de la Libye d’aujourd’hui qui menaçait l’Algérie. Pour un homme qui réfléchit, pour quelqu’un qui aime le pays, qui s’intéresse à l’avenir de ce pays, faut-il rester les bras croisés et dire attendons quatre ans, on verra ? Mais après quatre ans, vous pensez que les taliban, en Afghanistan, ont remis leurs postes en jeu par des élections ? Ils ne l’ont pas fait. Ils sont persuadés de détenir la vérité religieuse. Ils ne lâchent pas. Donc, il fallait absolument les empêcher d’arriver au pouvoir. Si on les empêche, à ce moment-là, eux d’abord, puis ceux qui les soutiennent, surtout les Occidentaux, vous disent que vous êtes des antidémocrates. Et voilà comment, d’après ce faux raisonnement, l’arrêt du processus électoral a été considéré comme une mesure antidémocratique et voilà pourquoi aussi des personnes comme M. Mitterrand, les Suédois, les Anglais et bien d’autres nous ont condamnés. Ce qu’ils ne font pas d’ailleurs, aujourd’hui, en ce qui concerne l’Egypte. Alors qu’en Egypte, un président élu a été arrêté. Chez nous, Abassi n’a jamais été élu. Voilà pourquoi lorsque je fais le bilan, vingt ans après, je me dis qu’on ne pouvait pas faire autrement. Et l’Histoire nous a donné raison parce que, voyez-vous, pourquoi il n’y a pas eu de printemps arabe en Algérie ? «Printemps» entre guillemets, qui est plus un hiver rigoureux et dramatique qu’un printemps fleuri, parce que nous avons cette idée – ceux qui ont eu l’idée de le faire – d’arrêter le processus électoral et d’éviter l’afghanisation de l’Algérie à l’époque. Voilà, ce que je peux dire sur ces vingt années. Je discutais, il y a quelques jours, avec un ambassadeur occidental qui m’a dit : «Oui, bien sûr, sur le fond, vous aviez raison, mais dans la forme, il manque quelque chose.» Oui, mais s’il faut respecter la forme pour violer le fond, là, nous ne sommes pas d’accord. On respecte la forme. Elle est importante, seulement, elle est accessoire par rapport au fond, c’est cela qui est important.
Les tenants de la thèse du «qui tue qui» ont tenté de discréditer notre armée et de dévaloriser son apport à la lutte antiterroriste. Estimez-vous qu’ils aient échoué dans leur démarche ?
Au début, ils n’avaient pas échoué. Il y en a encore qui les soutiennent. La preuve, c’est vous avez aujourd’hui des officiers supérieurs de l’armée, des généraux qui sont poursuivis dans certains pays, soi-disant pour crime contre l’humanité ou crime de guerre. Ce qui est, à mon avis, quelque chose d’absolument incompréhensible. Surtout avec ce qui se passe actuellement dans le monde. Nous avons eu, dès le départ, aussi bien en Algérie qu’à l’étranger, ceux qui étaient contre la position prise par les démocrates algériens. Je dis démocrates parce qu’il n’y avait pas que l’armée. L’armée seule n’aurait pas pu faire cela. On oublie le Comité national de sauvegarde de l’Algérie (CNSA), qui comprenait les syndicats, un grand nombre de petits partis politiques, les associations de la société civile, les associations féminines et les moudjahidine. Il y en avait beaucoup. Les créateurs de ce comité ont été assassinés par le FIS. Il n’y a pas eu que l’armée. Il faut dire aussi que l’Armée de 1992, heureusement pour nous d’ailleurs, avait des conceptions démocratiques républicaines. On me dit, oui, les officiers de l’armée ces sont des putschistes. Ils ont pris le pouvoir depuis 1962. C’est vrai. Personnellement, j’en ai souffert en 1962 et 1963. Et je le dis à mes amis de l’armée. Le comportement de l’Armée des frontières en 1962, qui, sous le couvert de Ben Bella, s’est emparée du pouvoir et l’a exercé d’une façon sévère, brutale et à son profit, jusqu’à pratiquement 1988. Il faut le dire, et ça n’empêche que je le dis également, qu’en 1992, ce n’étaient plus les mêmes. Les généraux de 1992 n’étaient pas les colonels de 1962. Voilà le problème ; tout est voulu. Et l’Armée qui a mis fin au processus électoral est celle dont feu Boudiaf parle. Si quelqu’un a souffert de l’armée de Boumediene et de Ben Bella, c’est bien Boudiaf. Quand il est arrivé, on lui a dit : «Mais Monsieur, vous étiez contre l’Armée, et aujourd’hui, vous êtes la main dans la main.» Il répondit : «Oui, c’est l’Armée algérienne, l’Armée de 92. Ce sont des généraux qui n’avaient aucune responsabilité trente ans avant.» Voilà pourquoi je pense que l’Armée a eu une conception républicaine et démocrate, et il est heureux qu’on l’ait trouvé à nos côtés à ce moment-là. D’ailleurs, elle nous a trouvés à ses côtés aussi. Parce que si elle avait été seule, il est évident que le monde entier aurait pensé que c’était un putsch militaire. Je pense que le fait que les dirigeants de l’armée aient eu ces conceptions démocratiques qui convenaient aux démocrates, ils ont fait un chemin ensemble et c’est une bonne chose pour la sauvegarde de la démocratie. Beaucoup ont dit : «Oui, les militaires ont sauvé leur peau, parce que si le FIS avait pris le pouvoir, beaucoup auraient été pendus.» A supposer que ce que l’on dit est vrai, s’ils sauvent leur peau avec la peau des démocrates, alors je suis d’accord.
Que faut-il faire pour que l’Algérie sorte définitivement du risque extrémiste ?
Je pense que la phase purement terroriste est pratiquement dépassée. Il reste quelques séquelles, de petites braises sous la cendre. Il faut faire attention, et je ne pense pas que le peuple algérien accepte une nouvelle décennie noire. Mais que faire ? Si nous avons vraiment lutté contre le terrorisme, sa matrice idéologique, c'est-à-dire ce qui lui donne naissance, l’intégrisme islamiste ou bien l’intégrisme djihadiste, la conception rétrograde de l’islam, un islam chauvin et agressif tel qu’il est expliqué, défendu ou prétendu par ces gens, eh bien, là, et c’est cela qu’il faut non pas combattre, mais expliquer pour dire à notre jeunesse : attention, vous avez à faire à des fatwas que l’on voit sur toutes les émissions TV des pays du Golfe. Vous savez, la télévision joue un rôle néfaste, très grave en ce moment et nous avons toute une jeunesse qui est nourrie de ces émissions-là. Il faudrait, peut-être, que l’Etat s’y emploie de façon plus sérieuse et profonde pour combattre cette idéologie. C’est cette dernière qui donne naissance au terrorisme et ce n’est pas le terrorisme qui crée l’intégrisme. Je pense que de ce côté-là, nous n’avons pas fait suffisamment d’efforts. Il y avait de l’éducation religieuse dans les écoles pendant longtemps, alors nous avions des enfants qui à l’âge de 8-10 ans avaient peur de «adhâb al-kabr», voilà ce qu’on leur enseignait. Il faudrait, peut-être, revoir tous les programmes et les expurger de toutes ces conceptions wahhabites et autres. Il faut que l’Etat s’en occupe sérieusement. C’est aussi important que de s’occuper de la santé physique de notre peuple. Le ministère des Affaires religieuses doit avoir autant d’importance, de crédit et de possibilités que le ministère de la Santé.
Pouvez-vous nous dire ce que vous ressentez en prenant connaissance des informations qui concernent la corruption en Algérie, quasiment généralisée à tous les niveaux, y compris dans les institutions de l’Etat ?
Cette corruption ne m’étonne pas et je vais vous dire pourquoi. Aujourd’hui, quand quelqu’un est corrompu, il a pris un milliard, deux ou trois, mais quand quelqu’un vous prend illégalement le pouvoir, au départ de l’indépendance, vous croyez que ce n’est pas une grosse corruption ? Il a tout pris en s’emparant du pouvoir, alors qu’il n’a pas été élu, alors que nous n’avons pas désigné le premier chef de l’Etat. Il n’a jamais été désigné par le FLN au congrès de Tripoli. C’est ça, la cassure. A partir de là, c’est le résultat de la violence et cette violence se manifeste comme elle peut. Là, elle s’est manifestée sur le plan politique. Mais sur le plan politique, quand vous avez le pouvoir, vous avez le budget, vous n’avez même plus besoin d’aller puiser dans les caisses de l’Etat, vous avez les caisses noires que vous voulez. Et c’est comme cela qu’on a travaillé. Que ce soit le premier chef de l’Etat, que je ne citerai pas et que vous connaissez, ou le deuxième ou le troisième ; ça a toujours été comme ça. A partir du moment où l’on est parti sur des bases qui ne sont pas celles d’un Etat de droit, on allait aboutir, nécessairement, à la corruption. Il y a eu la très grande corruption qui consistait à s’emparer de l’essentiel qui était le pouvoir et puis la petite corruption. Depuis, la corruption est devenue plus politique. Vous savez, la corruption parvient jusqu’au gardien. Elle est à tous les niveaux. Pour la combattre, il faut un Etat de droit. Le droit s’applique à tous ; soit qu’il protège, soit qu’il punisse. Il n’y a pas, dans un Etat qui se respecte, des individus qui sont au-dessus du droit. Ce droit émane de la volonté populaire et cette volonté se manifeste – il n’y a n’a pas trente-six façons – par un vote. Or, si vous voulez revoir votre histoire, nos chefs d’Etat ont été «élus» comment ? Je vous donne les chiffres exacts : septembre 1962, les élections à l’Assemblée constituante, 99% de participation. C’est faux ! 99%, ça n’existe pas. Le référendum 97,60%. L’élection de Ben Bella comme président de la République 99,61%, ce qui veut dire qu’il y a eu 0,39% de 12 millions qui se sont abstenus. C’est incroyable ! L’élection de Boumediene 99,38%. Le premier mandat de Chadli 98,95%. Ce n’est pas de la corruption ? C’est de la grosse corruption. Alors, je ne vais pas maintenant poursuivre le petit gardien qui a pris 1 000 DA. La corruption commence par là, en l’arrêtant, tout le reste suivra.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et Kamel Moulfi
(Suivra)