Le temps des lions et des hyènes

Comment nier le fait que l’Algérie soit aujourd’hui divisée en plusieurs camps qui n’ont plus grand-chose à se dire : les nouveaux riches aux revenus douteux, la mafia narcotique et financière et les pauvres qui s’appauvrissent de plus en plus malgré la richesse du pays. 50 années après l’indépendance, plusieurs camps se sont constitués. Une réalité à ne pas occulter, ces millions de pauvres qui ont toujours cru aux discours propagandistes, bien qu’une grande partie a perdu le travail dans une tempête sauvage sans aucune régulation de privatisation des entreprises qui avaient fait la fierté de l’Algérien durant la décennie soixante-dix. Malheureusement, l’avancée relative du capitalisme privé a correspondu à un recul social et politique de la masse des salariés. Ce marasme des Algériens a été créé par une mauvaise gestion des appareils de l’Etat, le système laissé en quelque sorte en pilotage automatique, pendant des années, aucune opposition, aucun appel au danger, rien que «Bouâlem zid l’goudam» ; vers la fin des années quatre-vingt, nous étions devant le gouffre et puis nous avons effectivement, comme l’avait annoncé feu Kaïd Ahmed dans un de ses discours, fait un pas en avant. Comment et pourquoi ? Au lendemain de l’indépendance, la première grande surprise de l’Algérie indépendante avait été sans aucun doute la composition du premier bureau politique du FLN issu du 4e congrès du FLN. Des noms aux consonances bizarres et des individus qui les portent, qu’aucun Algérien n’a jamais eu l’occasion de connaître par la suite, sont ainsi apparus pour se retrouver aux premières loges du pouvoir sans que rien ni personne ne puisse expliquer comment. A partir de là, tout devenait possible dans les structures du pouvoir. Plus aucun critère, plus aucune qualification, plus aucun mérite n’étaient nécessaires pour accéder à des responsabilités. Cela ne signifie nullement que de 1954 à 2000, les nominations aux emplois supérieurs de la nation n’aient pas obéi, pour une part, à des critères objectifs d’appréciation. Seulement, la tendance naturelle au copinage était tempérée par ce qu’il est possible de qualifier de «part du feu». Car aussi bien pendant la guerre de Libération nationale que pendant les années de construction nationale, les décantations se faisaient autour des luttes extrêmement violentes où l’engagement politique et physique des responsables servait en permanence à l’évaluation du mérite. La dureté et la complexité des responsabilités étaient elles-mêmes suffisamment éprouvantes pour que seuls les plus compétents, ou en tout cas les plus intelligents, pouvaient espérer effectuer le parcours du combattant qui menait aux postes convoités. Le critère du régionalisme lui-même avait une signification bien plus concrète dans la mesure où certains hommes, dans le Conseil de la révolution, représentaient réellement des régions aussi vastes qu’importantes du pays, mêmes s’ils ne brillaient pas par ailleurs par leurs compétences. D’autres membres du Conseil de la révolution représentaient également des groupes d’intérêt suffisamment puissants pour exiger des fauteuils dans les plus hauts cénacles du pouvoir. Bien que fonctionnant essentiellement sur le principe du rapport des forces, le système des nominations aux emplois supérieurs a toujours obéi au respect de la supériorité des hommes qui les occupaient. D’une manière ou d’une autre, l’explication logique et politique de la présence de toute personnalité à un niveau plus ou moins élevé des appareils de l’Etat était possible à tout moment. Ajoutons à cela le fait qu’avant n’importe quelle nomination à un poste, une série de contrôle était effectuée, qui permettait aux trois services de sécurité de donner ou non leur aval à travers la fameuse enquête d’habilitation. Les enquêteurs de la DGSN, de la Gendarmerie nationale et de la Sécurité militaire se déplaçaient ainsi jusqu’aux lieux de naissance des candidats aux emplois supérieurs et élaboraient des rapports parfois contradictoires qui permettaient aux instances chargées des nominations de décider en toute lucidité et connaissance de cause.
Bien entendu, toutes les précautions prises et toutes les barrières matérielles n’ont pas empêché, de 1954 à 2013, l’accession à des postes parfois très sensibles de personnages extrêmement dangereux et nocifs. Cela n’a pas empêché la nomination d’opportunistes notoires, ni même d’agents de puissances étrangères. Sur les milliers de cadres algériens qui ont occupé des fonctions importantes de 1954 à 2013, quelques centaines peuvent être considérés comme de belles ordures politiques qui ont réussi à se maintenir grâce à divers artifices, intrigues et «pressions extérieures» diverses. Mais ils représentent un pourcentage de «pertes» admis par tous les pouvoirs du monde et tous les systèmes politiques, quels qu’ils soient. Dans certains pays, comme la Grande-Bretagne, cela est même allé jusqu’à la trahison de leurs services secrets par les chefs mêmes de ces services secrets. C’est dire qu’aucun pays n’est à l’abri des «nominations malheureuses» ou des stratégies d’infiltration et de noyautage menées par des puissances rivales. En 1979, une nouvelle décennie est entamée qui apporte avec elle des us et des pratiques absolument nouveaux et pour le moins destructeurs. Car avec un nouveau président, fruit d’un «compromis», la porte est ouverte à des nominations ahurissantes. Sans crier gare, l’Algérie entre de plain-pied dans le pouvoir des inconnus. Aucun critère, aucun profil, aucun mérite, aucun poids politique ne viennent justifier l’apparition d’hommes, parfois même fortement décriés, dans les rouages de l’Etat. Après la disparition tragique du président Boumediene, c’est tout le système de défense nationale qui est durement touché et, avec lui, l’ensemble des «filtres» devant protéger les postes supérieurs du pays. Il est établi que n’importe qui pouvait espérer devenir n’importe quoi, sans qu’il soit tenu compte ni de ses diplômes, ni de son âge, ni de ses antécédents politiques. Bien au contraire, tout ce qui était considéré comme une vertu avant 1978 devenait automatiquement un vice dès 1979. Une fois ce triste forfait accompli, il est évident que les services de sécurité ne pouvaient guère se permettre d’avoir le moindre avis à propos de la nomination de cadres ou de personnages moins élevés dans la hiérarchie politique nationale. Les années quatre-vingt ont vu naître les «salons» et parmi les plus porteurs de la capitale, il y a lieu de citer ceux rattachés au bureau politique du FLN, ceux rattachés au ministère de l’Intérieur, ceux rattachés à la Présidence et ceux liés au ministère des Affaires étrangères. Etant entendu que chaque salon a toute latitude pour pourvoir à toute nomination de quelque importance, du poste de ministre à celui de sous-directeur central, et de wali à directeur général d’un service public stratégique. Fonctionnant sur le principe de la cooptation simple, les salons accueillaient des individus parrainés par l’un des permanents dudit salon et qui passaient avec succès l’épreuve du «thé-café» ou sa version améliorée «limonade-whisky». Ainsi présenté, le candidat au poste est soit accepté, soit rejeté. Tout cela en fonction de la souplesse de l’échine, calculée au prorata des marques de respect-servilité manifestées au maître de céans.
Pendant que les patriotes se sacrifiaient…
Après 1988, des «contre-salons» étaient créés chez les chefs de file du régime précédent, des cercles se mettent en place qui obéissent malheureusement au même principe de cooptation et de mondanité qui fera tourner dans leur orbite un nombre impressionnant d’opportunistes et de médiocres qui, sitôt Ghozali et Belaïd Abdeslam nommés, commencèrent à confectionner des listes de postulants puisés dans les exclus du système précédent. A cette époque, le peuple vote, élit des assemblées. Mais celles-ci sont privées de pouvoirs effectifs. Le législatif, l’exécutif, le judiciaire relèvent d’exécutants, de techniciens, de cadres nommés, indépendants, irresponsables. Et souvent d’esprit médiocre, coupés des réalités, comme cela se révèle en matière de contrôle de la concurrence libre. Mais soumis, en fait, aux pouvoirs économiques, au monde des affaires qui disposent de tous les moyens de pression. Les Etats dépourvus du pouvoir de gérer une monnaie pour défendre leur économie, de déterminer les taux de change, de fixer librement leur budget en recettes et dépenses, d’aider leur industrie, leur production régionale deviennent des communautés privées de toute autorité. Pendant ce temps, la population faisait face à un terrorisme sanguinaire et une économie massacrée. Des exclus qui sauront jouer sur des cordes aussi diverses que le régionalisme et la langue, pour se retrouver à des postes très sensibles, au détriment de gens qui n’ont jamais fréquenté ni salons ni «contre-salons», mais dont la compétence n’est «vantée» par personne. L’histoire s’est répétée durant toute la période chaude, une décennie noire et rouge, pendant que les patriotes de ce pays combattaient et se sacrifiaient, d’autres ont profité dans l’accaparation des postes et grades, d’autres ont fui et d’autres ont envoyé leurs enfants aux Etats-Unis ou en Europe pendant que nos enfants résistaient dans le pays. Tout ce monde hypocrite après le passage de la tempête est devenu «mouâzaz moukaram». Même l’homme à la patate dans le pot d’échappement, accueilli par le Conseil européen, s’est installé dans un poste très confortable, que ceux qui ont combattu le terrorisme et se sont sacrifiés n’avait pas mérité ! On sortait d’un système anarchique vers un système de l’économie du marché, un libéralisme plus au moins douloureux pour la masse laborieuse (le marché du travail frappé en plein fouet, une éducation sans avenir clair, une industrie délaissée que nul ne peut contester, une agriculture structurée et restructurer sans pour autant donner ses fruits). Durant la dernière décennie, Bouteflika n’avait pas du pain sur la planche ! Cependant, rien de commun ne peut exister entre une idéologie qui considère comme inachevée et réactionnaire la vision bourgeoise du monde, et une autre vision qui œuvre pour l’avènement d’un ordre social qui se situe historiquement en deçà de la démocratie, telle que produite par le système capitaliste. Certains pourtant, au nom d’un misérabilisme suspect, n’hésitent pas à effacer d’un trait les différences essentielles qui les placent aux antipodes l’une de l’autre. Certains journalistes incultes le claironnent quotidiennement.
Et si notre indépendance et notre révolution pouvaient parler, elles nous maudiraient pour avoir été si petits devant leur grandeur et leur beauté.
A. B.
 

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