La «maladie» mystérieuse dont souffre notre société
Il y a beaucoup de noms qui viennent à l’esprit de chacun de nous pour identifier cette «maladie» qui est à la source des dysfonctionnements de la société avec ses cortèges d’aberrations. Cette «maladie» pas si mystérieuse que ça impose ses règles et sa morale. Elle est connue partout et sévit sous le vocable de pensée dominante. Dans certains pays grâce à des luttes suivies de conquêtes sociales ou politiques, des acteurs de la société ont permis d’ouvrir des brèches dans cette machine bien huilée. Chez nous, pour l’heure, cette pensée connaît encore ses heures de gloire. Elle a pour emblème ses certitudes en l’éternité des choses. Elle refuse de se soumettre aux sentences du temps qui passe. Elle se complaît dans une posture figée en ignorant superbement les fureurs et les tumultes de la vie.
Elle se satisfait de son statut de Pensée acquis à une certaine époque et ne se pose jamais la question du processus qui l’a élue au dit statut. Enfermée derrière les murailles de ses croyances, elle ne voit pas les dangers qui guettent la société. Et qui paie cet aveuglement sinon justement la société qui se voit cadenasser, empêcher de respirer l’air vivifiant des nouveautés de la vie ? Le poète a beau l’inviter à sortir de sa torpeur :
«Lève les yeux et regarde par la fenêtre,
expose ton visage à la lumière
pour qu’il ne connaisse pas les rides
du temps qui passe.
Lève les yeux, chasse les ténèbres,
rejoins les jardins de l’Eden
Et laisse- toi envahir par l’ivresse de ses parfums».
Ladite pensée qui ne fait pas bon ménage avec la poésie reste sourde à cette invitation. Pourtant, le pays n’a pas toujours été fâché avec une culture vivante. La preuve, il a sorti des profondeurs de son histoire des monuments comme Saint Augustin, Apulée, Ibn Khaldoun (Premier ministre à Béjaïa) l’Emir Abdelkader, Kateb Yacine, Mohamed Dib, Mouloud Mammeri. Aujourd’hui, il existe des femmes et des hommes héritiers de ces personnalités de notre histoire qui ont été à la source d’une Pensée qui a engendré une culture de la résistance face aux nombreux envahisseurs qui ont «séjourné» chez nous. Ces hommes et femmes sont, hélas !, mis sur la touche, exilés en quelque sorte chez eux. D’autres ont pris le vrai chemin de l’exil. L’exil ou la marginalisation de ces intelligences a ouvert des boulevards vite occupés par le vide d’une pensée rétrograde qui n’est pas étrangère aux violences de toutes natures qui défigurent la société (et dire qu’un individu a appelé de ses vœux que l’on fasse l’expérience d’une régression féconde*). Pas un jour ne passe sans que la presse ne rapporte les cris, dans le silence de la solitude, d’un homme ou d’une femme, jeune ou moins jeune. Au milieu du vacarme de la société, leurs cris restent inaudibles et ne s’arrêtent que lorsque le nœud d’une corde ou les flammes d’un bidon d’essence accomplissent leurs tâches macabres. Pourquoi et comment est né ce vide incarné par le degré zéro de la pensée dominante ? Pour saisir le «secret» de ce degré zéro, comme le suggère Foucault**, il est utile de cerner le processus d’une pensée, car il nous renseigne sur l’histoire, les heurs et les malheurs d’une société. Ainsi, pourquoi les romans et les essais, les études et les réflexions publiés ici et là dans la presse et portant sur l’économie, la politique, la sociologie, la culture ne sont-ils pas arrivés à renverser ou du moins à ébrécher le monopole de ladite pensée qui patauge dans le bourbier qu’elle se fabrique**. Dans le cas de l’Algérie, ceux qui empêchent d’égratigner ce monopole, ce sont, hélas !, l’école, la télévision et autres institutions qui véhiculent archaïsmes et lieux communs tout en se délectant de leurs «prouesses». Or, quand on analyse le processus qui engendre et fixe cette pensée dominante, on s’aperçoit que les ingrédients qui alimentent le dit processus sont multiples et se nichent dans le tissu social et culturel du pays. Quand ce dernier a renoué en 62 avec sa souveraineté, il a hérité d’une culture féodale qui existait à l’arrivée des colonisateurs, une culture fortement imprégnée de religion. Normal pour l’époque comme diraient les jeunes. Sauf que depuis 1962, la domination étrangère n’est plus qu’un fait du passé, sauf que le monde moderne et impitoyable est en embuscade permanente, sauf que les enfants de ce pays qu’ils aiment tout autant que leurs parents rêvent de rejoindre «les jardins de l’Eden pour se laisser envahir par l’ivresse de ses parfums».
Quand on s’intéresse à ce pan de l’histoire de l’Algérie, on tombe évidemment sur les facteurs qui ont structuré les âpres et violentes luttes pour le pouvoir dès que l’indépendance pointa son nez à l’horizon (congrès de la Soummam entre autres). On connaît les vainqueurs et les vaincus de ces féroces batailles. Et comme toujours, ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire. Et de cette écriture de l’histoire va sortir un rapport lamentablement intolérant avec les autres secteurs qui font la vie d’une société. L’intolérance et l’ignorance se nourrissant mutuellement, accouchèrent de ce degré zéro d’une culture et l’on se mit alors à confondre religion et politique, à transformer l’amour de la patrie en haine de l’étranger, à opposer le régionalisme à l’intérêt national, à traiter le voisin en «barani» alors qu’il est né à quelques encablures, etc. Les liens sociaux s’organisent autour du «sang» et la citoyenneté, aune de mesure des sociétés modernes est inconnue dans l’espace mental de beaucoup de gens qui ne jurent que par l’appartenance tribale ou religieuse. Celui qui ne rentre pas dans ces deux moules est voué aux feux de l’enfer. C’est pourquoi les adeptes de cette culture étalent sans gêne et publiquement (dans les journaux et réseaux sociaux) leurs «exploits» à travers des blagues dignes des cours de récréation des écoles sans oublier les menaces à la manière de ces seigneurs qui se prennent pour les maîtres des cieux et de la terre. Pour ne pas rester uniquement dans le domaine de la théorie et de l’abstraction, je prendrai trois exemples pour illustrer ce survol de mon approche sur la pensée dominante. Le premier exemple est celui de la chevauchée fantastique de l’équipe nationale de football au Brésil. Le pays était en fête comme partout dans le monde quand une équipe nationale franchit les obstacles de la compétition. En simple spectateur pour la beauté de ce sport, j’ai partagé avec la jeunesse du pays cette joie qui a suspendu le temps et fait oublier un moment l’ennui qui saccage habituellement la vie de cette jeunesse. Et comme de juste, dans une rue d’Alger, un jeune, le sourire éclatant, résuma devant la caméra d’une télé une souffrance qui sommeillait en lui. Il lâcha, toujours en souriant, «cette victoire prouve que nous sommes capables d’être heureux». Jolie et terrible phrase à la fois. Décodé, son cri voulait dire que la machine sociale lui a fait intérioriser son non-droit au bonheur. Une telle idée qui a traversé l’esprit de ce jeune ne peut être que l’œuvre d’un monstre qui fonctionne avec un combustible qui pollue l’air en asphyxiant la jeunesse. Le deuxième événement se produisit le 29 juin, anniversaire de l’assassinat de Boudiaf et premier jour de Ramadhan. Quoi de plus normal que d’aller se recueillir sur la tombe de celui qui prit les armes pour laver l’affront fait à son peuple et mettre fin à la domination subie par le pays. Le lieu qui lui sert désormais de demeure avait-il besoin d’être cadenassé. Cadenasser une tombe, quelle image, quel symbole de non-respect de l’homme et de l’Histoire. Mais aussi quel symbole d’intolérance et d’inculture de celui qui a ordonné pareil acte pour, je suppose, des considérations bassement politiciennes alors que nous sommes avec Boudiaf sur les cimes de l’Histoire. Si le pays échappait à cette misérable culture engendrée par la pensée dominante, le responsable en question aurait hésité à empêcher de se recueillir devant une tombe, car une broutille politicienne du moment n’aurait pas pesé bien lourd devant le scandale suscité par un acte commis sur les lieux où repose un acteur majeur de l’histoire du pays. Le troisième événement, c’est Ramadhan et son cortège de faits divers où le ridicule le dispute aux mille et une bagarres et autres nervosités qui «animent» les rues des villes et villages. Passons sur la catastrophe économique et la surconsommation aux frais de la princesse qui porte l’affreux nom de rente pétrolière, un mois qui creuse un peu plus le fossé qui nous sépare de nos rêves d’un certain 5 juillet 1962. Ramadhan, mois censé être celui de piété et de la mesure. On peut en douter si l’on juge par la démesure de la consommation de certaines catégories sociales en dépit de la flambée des prix. Et quel gâchis quand on voit les poubelles débordant de pain. Et pendant ce temps-là, de nombreuses familles dans le besoin sont condamnées à rompre le jeûne avec peu de choses. Chaque année, les gens sont fatigués d’entendre la même rengaine des déclarations tonitruantes de ministres qui promettent la maîtrise de la hausse des prix. Là aussi, absence d’une pensée qui ne veut pas ou ne peut pas voir que le marché d’aujourd’hui a élu domicile à New York, Londres et Paris où sont fixés les prix de 80% de nos importations. A défaut de maîtriser les contraintes de toutes natures qui proviennent de ces capitales, on nous amuse (comme si nous étions de benêts) avec les souks tenus par «ouled el-houma» qui seraient les uniques responsables de la cherté des marchandises et de la déficience des circuits de distribution. Gérer une avalanche de produits «made in étranger», faire face aux demandes d’une société qui veut vivre son époque, ça nécessite une Pensée, une vision du monde qui sache anticiper les événements, connaisse et maîtrise le monde d’aujourd’hui, une culture donc qui puisse aider à naviguer au milieu de récifs et mener à bon port le navire nommé «Algérie». Il reste que le jour finit par succéder à la nuit, que la lumière de l’homme se fraie toujours une voie au milieu de l’obscurité. Car à la différence des chauves-souris, l’homme n’a pas les mêmes peurs que ces oiseaux nocturnes, il est plutôt attiré par la clarté de la vie. Ce jour-là, le pays pourra dire comme au cinéma : moteur, on tourne ! Ce jour-là il tournera le dos à cette pensée dominante qui ne cesse de psalmodier des notions datées, dépourvues de toutes saveurs car détrônées par le temps… Ce jour-là, on se rendra compte que les vérités sont liées à la dynamique de la vie elle-même. Que certaines vérités qui ont guidé les pas de nos ancêtres ne suffissent plus à faire rêver les jeunes et moins jeunes d’un pays qui peut s’enorgueillir d’avoir pour enfant Ibn Khaldoun qui a laissé pour trésor une œuvre magistrale sur la vie et la mort des sociétés.
Ali Akika cinéaste
* Lahouari Addi, sociologue de son état qui s’est illustré grâce à sa formule «régression féconde» et se ridiculisera par une deuxième formule «Bouteflika jouera le rôle de lièvre pour Benflis». Voilà où mène la sociologie quand on n’a pas puisé ses armes dans l’arsenal de la philosophie.
**Michel Foucault (1926/1984), grand philosophe français qui a fait un véritable travail sociologique et philosophique sur différents sujets, entre autres sur les prisons et les maladies mentales.
*** Certains jugements et réactions qu’on lit dans les réseaux sociaux donnent froid dans le dos tellement l’ignorance mâtinée d’une morale de caniveau leur sert de pensée sublime alors qu’elle n’est que la traduction de cette maudite maladie qui ronge la société.