Dans la fabrique des nouvelles terminologies politiques : du «printemps arabe» à «Daech»
Comment les médias et intervenants du monde entier se voient-ils reprendre machinalement et instantanément tout nouveau concept présenté par la presse dominante occidentale, sans la moindre possibilité d’y opposer leurs propres définitions ou leurs propres terminologies ? Comprendre ce phénomène, c’est percer le secret de la machine de propagande qui façonne aujourd’hui l’opinion publique mondiale. Pourtant, cette machine n’a rien d’ésotérique. Il suffit généralement que quelques agences de presse, chaînes de télévision à forte audience ou leaders d’opinion – des journalistes inspirés ou des politiques influents – reprennent à leur compte un concept, d’apparence anodine ou neutre, pour désigner une image ou un phénomène beaucoup plus complexes et controversés, pour que ce concept soit aussitôt adopté le plus normalement par l’ensemble des médias dans le monde entier. Ce fut le cas lorsque ces faiseurs d’opinion se sont empressés d’inventer le concept de «printemps arabe» pour désigner des mouvements d’insurrection aussi sanglants que suspects ayant fait leur apparition dans certaines contrées de la région arabe. Tous les titres de presse, par paresse intellectuelle ou par conditionnement, l’utiliseront, même quand il fallait évoquer les aspects ou les événements les plus obscurs de ce «printemps». Cet ancrage est tellement profond dans les esprits que même ceux qui en sont conscients n’ont pas d’autre parade que de mettre, ostensiblement, cette expression entre guillemets. Dans «le printemps arabe», il y a tout un pack de produits dérivés qui se vend à la fois : «milices» ou «brigades» pour désigner l’armée du pays cible, «rebelles» ou «thouwar» en arabe pour cacher la nature terroriste des insurgés, «régime» pour réduire l’Etat désigné à abattre à un conglomérat de mafieux, illégitimes et irresponsables, «al-fulûl», un barbarisme égyptien mis en valeur par Al-Jazeera pour parler des soutiens d’un régime déchu… Il s’est avéré que tout cela participait d’un plan préalable visant à préparer l’opinion à d’éventuelles ingérences occidentales dans ce processus de désintégration du monde arabe. C’était le cas, pendant des années, lors que ces mêmes médias présentaient le terrorisme en Algérie (et aujourd’hui en Syrie) comme une «guerre civile» (sans les guillemets !), et parlent de terroristes, toujours avec guillemets, même quand c’est un présentateur télé qui prononçait le mot ! Ces fabricants de stéréotypes ont trouvé dans les médias arabes dominants (Al-Jazeera, Al-Arabiya, Al-Hayat, Al-Charq Al-Awsat…) leurs meilleurs relais. Les rares tentatives de résistance ne dépassent pas le cadre des médias alternatifs qui, cahin-caha, ont réussi, en quelques années, à former une opinion arabe critique et peu permissive à la propagande destructrice des médias lourds. Mais cela reste insuffisant pour contrebalancer une machine qui mobilise les plus grandes entreprises spécialisées dans les technologies de l’information et de la communication (Google, YouTube…) qui facilitent l’accès à ces produits de large consommation.
Une gymnastique sémantique
Adaptant leur langage aux nouvelles exigences géopolitiques, les médias dits «influents», en France notamment, redécouvrent le concept de «terrorisme» et de «terroristes», depuis que François Hollande a annoncé la volonté de son pays d’envahir le Mali, en janvier 2013. Là, pour débusquer les groupes «rebelles» du nord de ce pays africain, il fallait non seulement focaliser sur l’étendue des groupes armés liés à Aqmi ou ses dissidents (Mujao, Signataires par le sang, etc.) ainsi que leurs gourous, mais amplifier dans le même temps les risques qu’ils représentaient pour toute la région. Dans ce jeu, la presse algérienne dans son ensemble n’a pas su démêler la part de propagande de celle des véritables enjeux. Incapables de vérifier les informations qu’ils reçoivent, nos journaux se sont réduits à de simples amplificateurs d’une propagande de guerre qui les dépasse. Le concept de «terrorisme» revient avec encore plus de force, mais beaucoup moins de panache, pour relégitimer des attaques menées en Irak et en Syrie. Inconnu il y a encore quelques mois, le groupe terroriste autoproclamé «l’Etat Islamique en Irak et au Levant» (désigné au début par ce sigle : EIIL), alors qu’il activait déjà depuis au moins deux ans dans les provinces syriennes, devient tout à coup la première préoccupation des gouvernements occidentaux. Pour les faiseurs d’opinion internationaux, il y a désormais en Syrie des terroristes (abrégé et devenant «l’Etat islamique», l’EI) et «une opposition modérée» qu’il faudrait soutenir dans son combat contre «le régime de Bachar Al-Assad» (ainsi a-t-on décidé que soit nommé le gouvernement syrien). Toute une gymnastique sémantique n’a pas suffi pour dissimuler une volonté manifeste de pervertir la réalité. Après avoir misé au début sur l’impact que pouvait avoir le label «Etat Islamique» sur une opinion estimée largement islamophobe, certains dirigeants occidentaux, comme Hollande, se sont vite ravisés, en instruisant tous leurs relais médiatiques de ne plus utiliser ce nom, et lui substituer le sigle «Daech» (formé à partir des initiales de ce groupe en langue arabe, en vogue dans les médias participatifs arabes), qui résonne curieusement comme «Reich». Et depuis, tous les journaux parisiens, du Monde, aux quotidiens gratuits, en passant par Paris-Match et Les Echos, ne reconnaissent plus «l’Etat Islamique». La nouvelle mission impartie à ces médias du système était d’amplifier la peur d’une déferlante terroriste, et de faire croire à une unification de tous les groupes djihadistes sous la bannière de «Daech» qui serait cent fois pire que son ancêtre Al-Qaïda. L’exécution, tout récemment, d’un ressortissant français en Algérie par un groupe «se revendiquant de Daech», est tombée à point pour cette presse qui reconnaît, enfin, l’existence de terroristes en Algérie, luttant pour l’instauration d’un «califat» et hostile à toute présence occidentale sur les terres de l’islam. «Califat», voilà un autre vieux concept exotique qui refait surface pour les besoins de la cause !
R. Mahmoudi