L’option du gaz de schiste en Algérie est-elle rentable et sans risques ?
Devant éviter tout débat passionné, être pour ou contre pour des raisons tant idéologiques que d’intérêts, pour l’option du gaz de schiste, on doit privilégier uniquement les intérêts supérieurs de l’Algérie, avoir une analyse objective, car l’énergie est au cœur de la sécurité de toute nation. J’aurai l’occasion, lors d’un large débat organisé par Radio France Internationale (RFI) le 25 octobre 2014 à Paris, d’aborder ce sujet dans le cadre des nouvelles mutations énergétiques mondiales avec le docteur Antoine Halff, responsable du suivi du marché pétrolier au sein de l'Agence internationale de l'énergie (AIE), ancien économiste en chef au département américain de l’Energie, professeur à Columbia University.
1- Les raisons de l’option du gaz de schiste par le gouvernement
Le Conseil des ministres de mai 2014, en vertu de l’application de la loi des hydrocarbures votée en janvier 2013 a autorisé l’exploitation du gaz de schiste, mais à une seule condition : aucun avis d’appel d’offres ne peut être retenu s’il s’avère qu’il détruit l’environnement notamment par la pollution des nappes phréatiques et s’il est fort consommateur d’eau. Par ailleurs, on peut découvrir des milliers de gisements, mais non rentables financièrement, les réserves se calculant selon le couple coût prix international. Le ministre de l’Energie annonce officiellement, lors de la conférence sur le gaz le 12 octobre 2014, que la consommation intérieure allait doubler à l’horizon 2030 et tripler à l’horizon 2040, dépassant largement les exportations actuelles, du fait des subventions, l’Algérie étant un des pays qui subventionnent le plus les carburants dans le monde (voir dernier rapport du FMI), le prix de l’électricité étant plafonné depuis 2005, subventions et transferts sociaux étant évalués à 60 milliards de dollars, soit environ 27% à 28% du produit intérieur brut (PIB). L’option de doubler la production d’électricité à partir des turbines de gaz en est une des explications. Dès lors, il y a une tendance à l’épuisement des réserves de gaz et de pétrole traditionnel à l’horizon 2030 au moment où la population approchera les 50 millions d’habitants. Toute la société étant assise sur la rente des hydrocarbures, 97% à 98% des recettes en devises, 70% des importations pour couvrir les besoins des ménages et des entreprises qu’elles soient publiques ou privées dont le taux d’intégration ne dépasse pas 15%, 70% du pouvoir d’achat des Algériens étant corrélés à cette rente, avec, certes, une distribution inégalitaire (concentration du revenu national au profit d’une minorité spéculative), 80% de la dépense publique, 100% des réserves de change, n’est-ce pas cette situation qui guide ce choix ?
2- Les données techniques du gaz de schiste
Le gaz non conventionnel est contenu dans des roches sédimentaires argileuses très compactes et imperméables, qui renferment au moins 5% à 10% de matière organique. Généralement, la profondeur d’exploitation des «shale gas» est de l’ordre, en moyenne, selon les gisements, de 500, souvent 1 000 à 3 000 mètres, soit d’un à plusieurs kilomètres au-dessous des aquifères d’eau potable, la profondeur étant moindre aux Etats-Unis. La fracturation de la roche suppose, par ailleurs, d’injecter un million de mètres cubes d’eau douce, pour produire un milliard de mètres cubes gazeux à haute pression, et du sable. Une partie de l’eau qui a été injectée pour réaliser la fracturation hydraulique peut être récupérée (20% à 50%) lors de la mise en production du puits après traitement, ce qui conduit à des installations appropriées. Le sable injecté combiné d’additifs chimiques a pour but de maintenir les fractures ouvertes une fois la fracturation hydraulique effectuée, afin de former un drain pérenne par lequel le gaz va pouvoir être produit. De nombreux gisements sont enfouis sous des nappes phréatiques et avec la remontée du gaz, le liquide de fracturation peut parfois atteindre ces nappes, et se mêler à l’eau, qui devient alors impropre à la consommation. Selon un rapport rédigé par la commission de l’énergie et du commerce de la Chambre des représentants américaine, l’exploitation du gaz de schiste a entraîné l’utilisation de «plus de 2 500 produits pour la fracturation hydraulique, contenant 750 substances chimiques dont 29 sont connues pour être cancérigènes ou suspectées telles ou présentant des risques pour la santé et l’environnement». Qu’en est-il des réserves mondiales ? Etant évolutif en fonction des nouvelles technologies et des nouvelles mutations énergétiques mondiales, selon CIA World Factbook de janvier 2012, concernant les réserves de gaz de schiste (ces données sont provisoires, car évoluant d’année en année en croissance), selon le rapport de l’QAIE de 2013, le monde aurait environ 207 billions de mètres cubes répartis comme suit : la Chine 32, l’Argentine 23, l’Algérie 20, les USA 19, le Canada 16, le Mexique 15, l’Australie 12, l’Afrique du Sud 11, la Russie 8 et le Brésil 7. Les gisements de gaz de schiste en Algérie sont situés essentiellement dans les bassins de Mouydir, Ahnet, Berkine-Ghadames, Timimoun, Reggane et Tindouf. Ici s’impose plusieurs précisions, en rappelant que la fracturation est obtenue par l'injection d'eau à haute pression (environ 300 bars à 2 500/3000 mètres) contenant des additifs afin de rendre plus efficace la fracturation dont du sable de granulométrie adaptée, des biocides, des lubrifiants et des détergents afin d’augmenter la désorption du gaz.
3- Le gaz de schiste est-il rentable à court terme pour l’Algérie ?
Il faut savoir d’abord que le gaz de schiste est concurrencé par d’autres énergies substituables et que les normes internationales donnent un coefficient de récupération en moyenne de 15% à 20% et exceptionnellement 30%, ce qui donnerait entre 3 000 et 4 000 milliards de mètres cubes gazeux commercialisables pour l’Algérie. Par ailleurs, pour les centaines de puits perforés, la durée de vie ne dépasse pas cinq années, devant se déplacer vers d’autres sites, assistant donc à un perforage sur un espace déterminé comme un morceau de gruyère. Variant selon la nature géologique, en moyenne 1 000 puits donnent environ 50 milliards de mètres cubes gazeux par an. Le coût du forage d’un puits est estimé entre 15 et 20 millions de dollars, pouvant retenir cette hypothèse dans la mesure où le coût du brevet et de l’assistance étrangère est contrebalancé par le bas coût de la main-d’œuvre et que le terrain est presque gratuit alors qu’il est privé aux Etats-Unis. La rentabilité implique, au vu de la structure des prix actuels au niveau international, concurrencé par le gaz conventionnel, le prix de cession du gaz de schiste doit être pondéré de 20% à 25%. L’on devra tenir compte de la concurrence internationale de toutes les autres sources d’énergie (pétrole et gaz traditionnels, nucléaire, énergies renouvelables). Mais 1 000 puits sont une hypothèse, puisque même pour le gaz traditionnel, le maximum de forages n’a jamais dépassé 200 puits. Pour s’aligner sur le prix de cession européen actuel, le coût du forage d’un puits devrait être inférieur à 10 millions de dollars. L’exploitation de ce gaz implique de prendre en compte que cela nécessite une forte consommation d’eau douce, un million de mètres cubes pour un milliard de mètres cubes gazeux, et en cas d’eau saumâtre, il faut des unités de dessalement extrêmement coûteux, autant que les techniques de recyclage de l’eau. Surtout que cela peut avoir des effets nocifs sur l’environnement (émission de gaz à effet de serre), la fracturation des roches pouvant conduire à un déséquilibre spatial et de l’équilibre écologique avec des possibilités d’effondrement. Et en cas de non-maîtrise technologique (entre 200 et 300 produits chimiques injectés pour fracturer la roche combinés avec le sable), elle peut infecter les nappes phréatiques au sud, l’eau devenant impropre à la consommation avec des risques de maladies. Enfin, cela implique une entente régionale, du fait que l’Algérie partage ces nappes avec le Maroc, la Libye et la Tunisie.
4- Transition et Mix énergétique
Il s’agit ni d’être contre ni d’être pour, l’objectif stratégique est de l’insérer dans le cadre de la transition énergétique reposant sur un Mix énergétique, étant selon les propos du gouvernement en phase d’exploration et que la commercialisation n’aura pas lieu avant 2020/2025. D’ici là, de nouvelles technologies, faisons confiance au génie humain, seront certainement mises en place préservant l’environnement et réduisant les coûts, comme cela s’est passé lors du passage de l’exploitation du charbon à l’exploitation des hydrocarbures. L’on devra pour l’Algérie forcément aller vers un Mix énergétique inséré dans le cadre de la transition énergétique, elle-même insérée dans le cadre de la transition économique d’une économie de rente à une économie hors hydrocarbures fonction des avantages comparatifs mondiaux. Cela concernera les énergies renouvelables, le ministère de l’Energie prévoyant qu’elles couvriraient 30% de la consommation globale, l’option de mini-centrales nucléaires entre 2020/2025, sans oublier les techniques de récupération au niveau des gisements traditionnels et surtout l’efficacité énergétique qui est le plus gros gisement d’économie de l’énergie. Comment expliquer que la consommation des ménages soit supérieure à celle des segments productifs sinon par le dépérissement du tissu productif et le gaspillage du fait que le prix administré est déconnecté du prix économique ? Comment peut-on programmer plus de deux millions de logements selon les anciennes méthodes de constructions fortes consommatrices d’énergie (généralisation des climatiseurs) de ciment et de rond à béton (la facture d’importation explose entre 2012 et 2014) alors que les nouvelles méthodes permettent des économies entre 15% à 25% , ce qui implique une coordination et une cohérence gouvernementale dépassant le ministère de l’Energie. Sans la maîtrise technologique, il faut être très prudent. Et là, on revient à la ressource humaine pilier de tout processus de développement fiable. Aussi, a-t-on réalisé des études sérieuses de la rentabilité des pétrole et gaz de schiste par rapport aux concurrents et aux autres sources d’énergie et surtout initier la formation dans ce domaine pour éviter des dérives d’importer le savoir-faire intégralement où le poste services est passé de 1,5 milliard de dollars en 2001 à 12 milliards de dollars entre 2013/2014 sans compter les importations massives de la majorité des équipements et matières premières ? Un copartenariat incluant des clauses restrictives avec d’importantes pénalités en cas de non-respect de l’environnement et la formation des Algériens pour tout opérateur étranger. Il s’agira d’éviter les erreurs du passé dans d’autres secteurs avec des surcoûts exorbitants allant jusqu’à 25%/30% du coût initial (voir rapport Banque mondiale concernant les surcoûts dans les infrastructures en Algérie). Tout opérateur qu’il soit algérien ou étranger est essentiellement guidé par le profit maximum et cela est normal dans la pratique des affaires où n’existent pas de sentiments. D’où l’importance d’un Etat régulateur fort, qui n’est fort que par sa moralité, sa capacité à dialoguer et à convaincre de cette option, conciliant les coûts privés et les coûts sociaux, renvoyant à l’Etat de droit et à la bonne gouvernance pour éviter les impacts négatifs de ce choix. Evitons donc tant la sinistrose que l’autosatisfaction source de névrose collective.
Dr Abderrahmane Mebtoul, professeur des universités, expert international
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(1) Débat avec les professeurs Antoine Halff (AIE) et Abderrahmane Mebtoul (Algérie) organisé par Radio France Internationale –siège RFI Paris le 25/10/2014 : «Enjeux géostratégiques, situation et évolution du marché mondial de l’Energie». Seront abordés les enjeux, la situation actuelle, les perspectives et les mutations futures du marché mondial de l’énergie, horizon 2020/2030, et les conséquences en cas de chute des cours des hydrocarbures traditionnels sur les économies des pays dépendants de cette ressource et les stratégies des pays de l’Opep et hors Opep. Du fait de sa situation mono-exportatrice, ce débat interpelle à plus d'un titre l’Algérie dans sa future trajectoire socioéconomique, tant sa transition économique et que sa transition énergétique.