Le kif et le Rif : histoire d’un peuple occupé
Le royaume du Maroc avait, au début du siècle dernier, partagé le territoire rifain avec l’Espagne qui occupe jusqu’à nos jours Ceuta et Melilla, alors que le Maroc occupe le reste du Rif et le Sahara Occidental. Si l’histoire de l’occupation du Sahara Occidental est connue, par contre celle du Rif est méconnue. N’oublions pas que les Rifains étaient les premiers à soutenir la Révolution algérienne, en offrant aux premiers éléments de l’ALN armes, munitions et soutien logistique. Aujourd’hui, les Rifains se sentent doublement occupés, par les Espagnols et les Marocains. Un peuple réduit malgré lui à la culture du cannabis dont la supervision et la commercialisation reviennent à l’occupant. Le peuple rifain conduit par son leader Cheikh Abdelkrim El-Khattabi, mort en exil, a livré des batailles héroïques contre les occupants espagnols, français et marocains. Les Rifains, un peuple amazigh opprimé par les alaouites du palais de Rabat. Toutes contestations, manifestations et revendications des droits légitimes de ce peuple sont très vite réprimées par des bombardements aveugles qui nous rappellent les bombardements des sionistes sur Ghaza. La guerre qui oppose la République rifaine d’Abdelkrim aux Espagnols et aux Français entre 1921 et 1926 reste largement méconnue. Cette guerre coloniale, extrêmement violente, marque pourtant une étape décisive dans l’histoire de l’anticolonialisme et dans la construction du peuple rifain. Le peuple rifain était, comme le peuple algérien, victime d’une agression caractérisée. Le 14 juillet 1926, la France du Cartel des Gauches rassemble sous l’Arc de triomphe la coalition improbable des agresseurs de la guerre du Rif : un superbe cliché où semble tenir toute l’histoire de la IIIe République coloniale, immortalisant Aristide Briand, président du Conseil, entouré d’Edouard Herriot, Paul Doumergue, Philippe Pétain, du dictateur espagnol Primo de Rivera et du sultan du Maroc Moulay Youssef. «C’est dans le même esprit de guerre, avait affirmé Briand à la Chambre en décembre 1925, que nous entendons terminer dans un bref délai les affaires du Maroc et de la Syrie» ; un an plus tard, l’agresseur victorieux d’Abdelkrim El-Khattabi reçoit le prix Nobel !
La République du Rif
Abdelkrim promet de libérer le Rif. Après ses victoires retentissantes contre les troupes espagnoles, il ne s’agit plus seulement de combattre l’occupation espagnole, mais de remporter un djihad contre le sultan du Maroc, solide allié des Français qui protègent son statut sacré de commandeur des croyants. Le sinistre maréchal Lyautey (devenu Sidi Belyaute au centre de Casablanca) l’avait prévu : la victoire contre les Espagnols condamnait les Rifains à la guerre contre les Français. L’indépendance du Maroc et la déposition d’un sultan soumis aux étrangers s’imposent rapidement comme les véritables buts de guerre d’Abdelkrim. Le risque d’une contagion qui enflammerait le Maghreb est évident. Retranchés dans les hauteurs qui ceinturent le pays rifain, les Français ont observé une neutralité bienveillante à son égard, tant que son pouvoir ne nuisait qu’aux Espagnols. Tout change dès lors que le chef rifain est devenu un émir menaçant le sultan «ami de la France». On hésite d’ailleurs à trancher sur la nature réelle de son pouvoir : s’agit-il du dernier descendant rifain des Almoravides et des Almohades, coulé dans les formes ancestrales de la dissidence religieuse et de l’art de la guerre berbère, ou au contraire d’un pouvoir moderne, nourri par les idées et les normes occidentales ? Abdelkrim est un véritable homme d’Etat, auréolé d’une grande dignité puisée du fond de l’islam et qui fascine secrètement Lyautey. Il est un homme charnière dans l’histoire du nationalisme maghrébin. Abdelkrim gagne la guerre grâce à un redoutable outil militaire : il organise la révolution traditionnelle autour d’un noyau de réguliers bien armés, bien encadrés et bien entraînés, parmi eux, on retrouve des frères algériens, issus de la Première Guerre mondiale. Ils avaient vaincu les Espagnols en décembre 1924, lors du désastre de Chechaouen. L’émir Abdelkrim fait sa déclaration : «Nous considérons que nous avons le droit, comme toute autre nation, de posséder notre territoire, et nous considérons que le parti colonial espagnol a usurpé et violé nos droits, nous voulons nous gouverner par nous-mêmes et préserver entiers nos droits indiscutables.» Cette déclaration des droits condamne la République du Rif à l’anéantissement. Le conflit revêt immédiatement une brutalité inouïe. Les Rifains victorieux mettent à mort les garnisons espagnoles qui se rendent. Le Tercio de Estranjeros, formé en 1920 est commandé par Franco à partir de 1923. Pour réduire la résistance des vallées rifaines, les gaz de combat sont massivement utilisés par les Espagnols, qui se sont dotés d’un arsenal chimique grâce à un programme lancé avec l’aide allemande en 1921. Le sinistre maréchal Lyautey, le grand Oriental, exige lui aussi l’utilisation de munitions chimiques pour enrayer l’offensive rifaine en 1925. Paul Painlevé, alors président du Conseil, tergiverse et finit par lui accorder ces munitions de destruction massive. C’est une guerre de liberté, au fond, que doit soutenir Abdelkrim malgré ses victoires : il a nettoyé le massif des Européens, mais il doit en sortir pour vaincre. Faut-il voir dans cette radicalité une conséquence de la Première Guerre mondiale ? Ce n’est pas évident. L’Espagne était un pays neutre pendant le conflit ; la guerre était déjà présente dans le Rif avant 1914. Eparpillée dans les postes qui ceinturent le pays rifain, l’armée française revêt, il est vrai, des formes d’une brutalité particulière. L’extermination par la faim, envisagée par les Espagnols, possède au moins un précédent, mis en œuvre par les Allemands en pays Herero, dans le Sud-Ouest africain, au milieu des années 1900. C’est pourtant une armée européenne, formée à l’épreuve de la Grande Guerre et dirigée par Pétain, qui met un terme à la guerre par l’écrasement massif et systématique de la révolution rifaine. Largement équipé en artillerie et en aviation, le corps expéditionnaire français reçoit, dès la nomination de Pétain, des dizaines de milliers d’hommes en renfort ; c’est un corps d’armée qui reconquiert le terrain grâce aux espions marocains et aux collabos. En mai 1926, la guerre est terminée. Il est difficile d’évaluer le nombre des victimes chez les Rifains, mais il est incontestablement élevé, tant chez les civils que chez les combattants. Abdelkrim lui-même est envoyé en exil à Madagascar. Il devait s’en échapper vingt ans plus tard, lors d’une escale à Port-Saïd pendant un transfert. Mais son rêve n’est pas mort : reconstruire la République du Rif indépendante. C’est à la nouvelle génération de se réveiller et de reprendre le flambeau de la liberté et de rejeter ce qu’ont légué les colonisateurs franco-espagnols et alaouites marocains. Le Rif d’aujourd’hui est désespérément pauvre. Appauvri et réduit au travail dans les champs alaouites de hachich, source des richesses mafieuses du palais royal. Le kif est commercialisé régulièrement, comme la pomme de terre. Les autorités de Rabat supervisent les champs, la culture, la vente et le transport. Cheikh Meziane reprend le flambeau après l’exil d’Abdelkrim. Les Rifains se battent contre la France, toujours présente à travers ses ex-officiers dans les rangs des FAR (le général Oufkir en est le plus illustre). La tension monte d’un cran lorsque les exactions menées, au vu et au su de tous, par les factions du parti de l’Istiqlal se multiplient et restent impunies. Des militants du parti du Choura et de l’Istiqlal, plus proches des démocrates et des thèses d’Abdelkrim, alors exilé au Caire, disparaissent ou sont exécutés. «Pour les cas de Mohamed Taoud et Abdelkader Berrada, rapporte Bennouna, le ministre M’hammedi ose dire oralement aux familles à Tanger et Tétouan qu’ils sont morts d’un arrêt cardiaque.» Une fois que le ressentiment des Rifains avait atteint son paroxysme, ils décident de réagir et d'exprimer leur désaveu d’un gouvernement istiqlalien, où ils n’étaient pas représentés, où d’autorité ils se sentaient étrangers, ne serait-ce que par la langue amazighe. La première action phare, les hommes de Cheikh Meziane la font coïncider avec le troisième anniversaire de la révolution algérienne contre les Français. Ils tentent en octobre 1958 d’exhumer le cadavre de leur leader déchu, Abbes El-Messaadi, assassiné et enterré à Fès en 1956, afin de l’inhumer à Ajdir, «parmi les siens». Malgré le niet du ministre de l’Intérieur et vu l’incapacité des leaders du Mouvement populaire, Abdelkrim Khatib et Mahjoubi Aherdane (gouverneur à Rabat) à assagir les révoltés, l’opération a eu lieu ; le Makhzen s’est senti fortement défié. «Les ministres, gouverneurs et hauts responsables qui se sont rendus sur place en période de souk, ont failli y laisser leur peau», raconte Ghali Laraki, ancien membre de l’ALN, devenu gouverneur de Fès. Résultat, «l’armée marocaine intervient et il y eut alors lieu une confrontation sanguinaire, dont le butin fut, pour les Rifains, constitué d'une cinquantaine de fusils», rapporte Cheikh Ameziane. Ce dernier, flanqué de son neveu, qui deviendra commandant des opérations, ainsi que d’autres Rifains armés, est reçu par le roi Mohammed V, afin de lui faire part de leurs revendications. Dix-huit points étaient à l’ordre du jour. Leur intifadha, autoproclamée «démocratique», demandait déjà à l’époque, selon la presse hollandaise, «des élections transparentes et un gouvernement national». Figurait en vedette de leurs revendications la prise en compte d’une autonomie. Au demeurant, l’entrevue des Rifains avec le sultan restera sans suite. Mais sur le terrain, les choses se compliquent. Lorsque le ministre de l’Intérieur, M’hammedi, se rendra à Beni Ouaraïn, rapporte Meziane, il est violemment refoulé. Autour du Palais, et avec la complicité de l’Istiqlal et des notables du MP, commençait à se tisser une thèse diabolisant les Rifains. Le coup de grâce sera apporté par Oufkir, à l’issue d’une escarmouche avec les maquisards. Cinq têtes décapitées sont rapportées comme preuve au roi pour le convaincre une bonne fois pour toutes de la nécessité de réagir. «Ce fut un subterfuge. Oufkir lui-même les avait tués», rectifiera Meziane dans une interview accordée au soir de sa vie, en 1995. Peu importe. Sur le coup, le roi envoie une commission sur place présidée par son chef de cabinet, Abderrahman Angay, qui conclut que «les Rifains sont en intifadha et ont des velléités de sécession». Les événements se précipitent, alors. Des messages radio en trois langues sont diffusés pour sommer les Rifains de se rendre aux autorités. La presse de l’Istiqlal, rapporte Steve Hughes, alors reporter de la BBC, «demande que ces dissidents soient écrasés». Le prince héritier Moulay Hassan se rend sur place, installe son état-major à Tétouan, tient lui-même la mitraillette et à la tête de 28 000 hommes ordonne à Oufkir d’abattre tous les «dissidents». Avec des armes qui provenaient du port de Badis (en Espagne !) les irréductibles, de la tribu de Beni Ouriaghel en particulier, emmenés par Ameziane jusqu’en janvier 1959, ont résisté du côté d’Al-Hoceima, de Beni Boufrah et de l’aéroport d’Imzouren (il y en avait un à l’époque !). Bilan, plus de 3 000 Rifains exterminés, non sans résistance, d’ailleurs. Le jeune Ameziane se sauve en Allemagne, après 23 jours de fuite à travers les montagnes. Son oncle se réfugie à Malaga. La braise couve toujours.
Cheikh Hamdane