Abderrahmane Mebtoul : «La mondialisation nous réserve de mauvaises surprises»
Algeriepatriotique : Vous venez de publier deux ouvrages collectifs traitant de la gouvernance et des institutions au Maghreb face aux enjeux géostratégiques, et de l’intégration économique maghrébine. Pourquoi ces ouvrages sur le Grand Maghreb ?
Algeriepatriotique : Vous venez de publier deux ouvrages collectifs traitant de la gouvernance et des institutions au Maghreb face aux enjeux géostratégiques, et de l’intégration économique maghrébine. Pourquoi ces ouvrages sur le Grand Maghreb ?
Abderrahmane Mebtoul : Tout d’abord, permettez-moi de préciser que j’ai été toujours pour des débats contradictoires productifs, en évitant tant l’autosatisfaction, source de névrose collective, que la sinistrose. C’est par la bonne gouvernance et la valorisation de l’économie de la connaissance, fondements de la dynamisation de l’entreprise productive y compris les services marchands dans le cadre des valeurs internationales, que l’on fera avancer positivement toute société conciliant l’efficacité économique et une très profonde justice sociale à laquelle je suis profondément attaché. Méditons ces deux proverbes chinois : «Il vaut mieux paraître sot pendant une seconde en posant une question que rester sot toute sa vie en évitant de la poser» et «quand le sage montre la lune, l'imbécile regarde le doigt». Pour en revenir directement à votre question, l’idée de ces ouvrages remonte à très loin, lors de l’élaboration de ma thèse de doctorat d’Etat soutenue en 1974. Mais le déclic a été ma conférence au siège de l’Unesco à Paris en 1992 où, à l’invitation de Pierre Moussa, grand ami de l’Afrique qui avait initié une rencontre internationale présidée par l’ex-président de l’Afrique du Sud, Thabo Mbeki, sous le thème «l’Europe et l’Afrique». Je suis intervenu à l’époque sur le thème «L’Afrique et les enjeux de la stratégie euro-méditerranéenne». Plus récemment, j’ai réalisé une étude pour l’Institut français des relations internationales (IFRI, Paris, France, 8e think tank mondial regroupant plusieurs centaines d’experts internationaux de différents horizons et de différentes nationalités, novembre 2011) sur le thème «Le Maghreb, sous-sergent de l’Afrique du Nord, face à la stratégie euro-méditerranéenne». J’ai été alors contacté par Camille Sari, enseignant à la Sorbonne, expert financier, chroniqueur à France 24 et Africa24, ainsi que par de nombreux amis européens et maghrébins pour réaliser une réflexion commune sur ce thème qui a abouti à la parution de deux ouvrages sous ma direction et celle du docteur Camille Sari, lequel a soutenu une thèse brillante de doctorat en économie en 2000 sur le Maghreb, sous la direction de Mme Suzanne de Brunhoff, directrice de recherche au CNRS, Paris. Ces deux ouvrages ont été d’abord édités à ma demande en Algérie aux éditions Maârifa ; ils viennent d’être réédités aux Editions L’Harmattan, à Paris, pour leur donner une dimension internationale.
Quelle est la situation des économies maghrébines ?
Le Maghreb correspond à l’ouest de l'Afrique du Nord, délimité au nord par la Méditerranée et au sud par le Sahara. Sa superficie totale est de 5,8 millions km2, représentant 4,3 % de la superficie mondiale et dépassant de près de 80% la superficie de l'Union européenne. Durant les cinquante dernières années, la population des pays du Maghreb a augmenté en moyenne de 3,2 % par an, passant de moins de 30 millions en 1960 à 60 millions en 1989, et environ 90 millions en 2010. Les prévisions des Nations unies l'estiment à 150 millions d'habitants à l'horizon 2050. Le 17 février 2014, l'Union du Maghreb arabe (UMA) a fêté son 24e anniversaire. Elle a été fondée le 17 février 1989 à Marrakech, et bien que les responsables des cinq pays membres (Algérie, Libye, Maroc, Mauritanie et Tunisie) continuent de se rencontrer périodiquement, elle ne cesse, depuis lors, de faire du surplace, loin des aspirations des peuples et des potentialités, marginalisant de plus en plus la région au sein de l'économie mondiale. Les peuples paient l'incapacité des élites à concevoir un projet commun. Alors que le monde connaît des bouleversements sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945), le Maghreb reste aux abonnés absents. L’Algérie pèse environ 45% du PIB maghrébin, largement dominé par les hydrocarbures. Environ 60% des échanges des pays maghrébins se font avec l’Europe. L’Algérie abrite 38,7 millions d’habitants pour un produit intérieur brut (PIB), en 2013, de 215 milliards de dollars à prix courants. Selon l’OCDE, la dette extérieure de l’Algérie s’élèverait à environ 2,4% de son PIB (contre une moyenne de 23% pour la région MENA) et la dette publique algérienne est de moins de 9% du PIB. Le Maroc a une population de 32,9 millions d’habitants pour un PIB à prix courants de 105 milliards de dollars, une exportation de 23 milliards de dollars et une importation de 39 milliards de dollars de biens, auxquels il faut ajouter 10,45 milliards de dollars de services. La dette extérieure publique du Maroc se situe, en 2013, à 26,5% du PIB contre 25,7% en 2012, selon la Direction du trésor et de finances extérieures (DTFE), qui relève du ministère de l'Economie et des Finances. La Tunisie a une population de 10,8 millions d’habitants pour un PIB à prix courants de 49,78 milliards de dollars. Si l’on inclut les services, la dette extérieure représente en 2013 environ 52,26% du produit intérieur brut. La Mauritanie a 3,72 millions d’habitants pour un PIB de 4,18 milliards de dollars. Si l’on inclut les services, la dette représente en 2013 environ 87,7% du PIB. La Libye a environ 6,2 millions d’habitants pour un PIB – il existe des donnes contradictoires – de 59 milliards de dollars en 2012, 70 milliards en 2013, selon le Trésor français pour des importations de 27 milliards de dollars en 2013. Entre 2010 et 2012, la dette extérieure était presque nulle, la Libye avant les événements ayant investi plus dans diverses activités à travers son fonds souverain, certains avancent que plus de 60 milliards de dollars ont été perdus pour l’Etat libyen du fait de comptes personnalisés. Le PIB maghrébin total à prix courants était de 444 milliards de dollars en 2013 pour une population approchant les 93 millions d’habitants. Le PIB mondial est estimé à 73 800 milliards de dollars en 2013. Cela représente 0,60% du PIB mondial, en régression en référence aux années 1980. Le PIB des Etats-Unis (320 millions d’habitants) est 16 724 milliards de dollars, alors que celui de l’Union européenne est de plus de 17 000 milliards pour 500 millions d’habitants ; le Maghreb, par rapport à ces deux espaces, représentait respectivement en 2013 un pourcentage de 2,65% et 2,60%. Le Maghreb représente 16,20% du PIB de la France (2 739 milliards de dollars) qui a une population de 65 millions d’habitants, 11,84% du PIB allemand (3 593 milliards de dollars) pour une population de 80 millions d’habitants, 8,9% du PIB du Japon (5 007 milliards de dollars) pour une population de 128 millions d’habitants, et 35% du PIB de la Corée du Sud (1 198 milliards de dollars) pour une population de 49 millions d’habitants (presque la moitié du Maghreb). Un petit pays comme la Belgique a un PIB de 370 milliards de dollars pour une population de 11,11 millions d’habitants, tandis que la Grèce qui compte 11 millions d’habitants (10% de la population maghrébine) a un PIB de 241 milliards de dollars, en 2013, malgré la crise. Mais les économies maghrébines sont dominées par la sphère informelle qui dépasse 50% de la superficie économique. Selon un document du ministère du Commerce algérien en date de février 2013, il existerait 12 000 sociétés-écrans avec une transaction qui avoisinerait 51 milliards d’euros, soit 66 milliards de dollars, plus de quatre fois le chiffre d’affaires de toutes les grandes entreprises privées algériennes. En Tunisie, le secteur informel était estimé en 2010 à environ 38% du PIB et 53,5% de la main-d’œuvre. Hernando De Soto note pour ce pays, qu’en 2012, 524 000 entreprises sur un total de 616 000 sont extra-légales (85%), avec des actifs équivalant à un montant de 22 milliards de dollars. Pour la Mauritanie, pour 2012, concernant la sphère informelle, elle représenterait plus de 60% de la population active dans les centres urbains et plus de 70% en zone rurale avec la prédominance des emplois de fonctionnaires au niveau de la capitale. Pour 2012, la Libye, dont la guerre civile a fortement affecté l’économie, nous aurions 6,155 millions d’habitants pour une population active de 2 300 237 d’habitants, selon la Banque mondiale, d’autres sources indiquant entre 6,4 et 6,8 millions d’habitants fortement concentrés dans trois principales villes : Tripoli, Benghazi et Al-Bayda, où les enquêtes sur la sphère informelle sont inexistantes. Cette sphère se développe depuis la chute du régime de Kadhafi, expliquant en partie les tensions au Sahel (trafic d’armes, de drogue…). Au Maghreb, la sphère informelle dépasse 50% de la superficie économique, servant, certes, à court terme de tampon social, mais décourageant les véritables entrepreneurs créateurs de richesses. Ainsi, le Maghreb connaît une marginalisation croissante au sein de l’économie mondiale. La non-intégration lui fait perdre plusieurs points de croissance, ce qui ne peut qu’accentuer les tensions sociales au niveau de cette région stratégique. Selon le rapport de la Banque mondiale, il perd deux à trois points de taux de croissance par an, sans compter les effets indirects du fait de la non-intégration. Le risque est une désintégration économique et sociale si le PIB n’est pas multiplié au moins par trois, à l’horizon 2020, avec le risque d’une déstabilisation de toute la région sahélo-saharienne.
Avez-vous abordé le problème du Sahara Occidental ?
Nous avons décidé de ne pas aborder la question du Sahara Occidental dont la résolution devra être laissée aux institutions internationales, notre objectif étant de rapprocher les points de vue et éviter d’attiser les tensions, l’aspect culturel et économique étant déterminant. De puissants lobbies ne veulent pas d’une relation apaisée avec l’Algérie ; ils ne représentent pas d’ailleurs les aspirations de la majorité des populations maghrébines. L’Algérie ne saurait tomber dans ce piège. La diplomatie algérienne depuis l’indépendance politique a toujours été fondée sur la résolution des conflits par le dialogue productif et s’est inscrite toujours dans le respect des résolutions des Nations unies. Le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères ont récemment affirmé que, privilégiant les intérêts supérieurs de l’Algérie, dont l’intégralité territoriale assurée par notre armée républicaine, ce qui rassemble les peuples maghrébins est beaucoup plus fort que ce qui les divise. Nous sommes en cette ère de mondialisation en interdépendance. Le véritable nationalisme en ce XXIe siècle se mesure par la contribution des populations à la valeur ajoutée mondiale, devant éviter tant cette concentration injuste du revenu mondial (l’Europe et les Etats-Unis pour moins d’un milliard d’habitants sur les sept qui peuplent la planète milliards concentrent plus de 40% de la richesse mondiale) que le chauvinisme étroit qui sous-tend la protection d’intérêts rentiers occultes. La stabilité de l’ensemble de la région, notamment au Sahel, suppose une entente régionale et une coopération active avec l’ensemble de la communauté internationale, car le terrorisme est une menace planétaire. A ce titre, je salue la maturité du peuple tunisien lors de la dernière élection qui saura concilier la modernité et son authenticité. L’objectif stratégique contenu dans les grandes résolutions de politique étrangère des gouvernements algériens qui se sont succédé depuis 1962 est de rassembler et non de diviser, de réaliser ce vieux rêve d’intégration du Maghreb, afin d’éviter la marginalisation de cet espace stratégique au sein de l’économie mondiale. Certes, c’est encore un rêve, mais il est possible de le réaliser, tous ensemble, en dépassant les divergences conjoncturelles. La société civile, les entrepreneurs ont un rôle stratégique à jouer. Les auteurs de cet ouvrage, par la diversité de leurs origines, la sociologie, la linguistique, la culture et la richesse de leur formation et leurs parcours ont tenté d’aborder tous les aspects qui entourent la construction maghrébine : l’histoire, la sociologie, le droit, les institutions, les problèmes sociétaux, l’immigration et les aspirations de la jeunesse, la relation avec l’Union européenne, les réglementations commerciales et douanières, et bien entendu l’économie et la monnaie. Les défis sont nombreux et les obstacles ne sont pas à négliger. L’irrationnel, l’archaïsme, la défense des privilèges, la non-prise en compte des aspirations populaires sont les ingrédients d’un immobilisme anachronique à contre-courant de l’Histoire. La mondialisation nous réserve de mauvaises surprises et les ressources minières ont une fin. Il est dans l’intérêt de cette région de relancer son développement économique et social par la création d’une communauté économique maghrébine et plus globalement celle de l’Afrique du Nord. Grâce à ses importantes potentialités, elle peut devenir le pont entre l’Europe et l’Afrique et dynamiser les segments productifs complémentaires. L’Afrique qui devrait dynamiser l’économie mondiale à l’horizon 2030 est un enjeu majeur au XXIe siècle, préfigurant d’importantes reconfigurations géostratégiques, avec le défi écologique et la transition énergétique, l’avenir du Maghreb étant en termes d’avantages comparatifs en Afrique. La stratégie algérienne, diplomatique et surtout économique, doit investir dans cet espace. L’Algérie a toutes les potentialités pour devenir un pays pivot dynamisant.
Entretien réalisé par Meriem Sassi