Slimane Azem et Ahmed Saber : deux artistes qui n’avaient pas froid aux yeux
Qu’il était magnifique ce tourne-disque jaune que m’avait offert mon père à l’occasion de mon anniversaire en 1970. C’était un magnifique cadeau, le plus beau que je pouvais espérer. Son souvenir est encore vivace dans mon esprit. Mon émerveillement était sans pareil, chaque fois que je le faisais fonctionner et que je voyais enfin les disques tourner sous le bras du lecteur, diffusant ainsi des airs et des chansons qui ont tant bercé ma jeunesse et qui ont enchanté mon âme. Pour moi, c’était tout simplement magique. Ces disques, que je laissais éparpillés à même le sol, me fascinaient. J’aimais par-dessus tout les belles jaquettes en couleurs, rehaussées par les superbes photos de tous les chanteurs qui ont peuplé et rempli de rêves mes tendres années, passées dans cette ville Oran. Les noms des chanteurs, eux-mêmes, me subjuguaient tellement ils me laissaient entrevoir un monde mirifique fait de joie et d’extase. Parmi tous ces monstres sacrés, ma souvenance a retenu deux artistes : Slimane Azem et Ahmed Saber. Ecouter Azem, en ces temps-là et dans cette ville, était pour moi le seul moyen de garder contact avec ma patrie. C’était le seul lien que j’avais, pour ne pas rompre le cordon ombilical avec tamurt. Grâce à sa voix unique, ses mélodies et ses poèmes, l’appel de la terre natale était resté vivace en moi. Taqsit abomkorkor et Baba Ghayou, deux tubes qui racontaient une situation. Ahmed Saber, quant à lui, me rappelait ces premières années post-indépendance, faites d’espoir, mais aussi de doutes et de troubles. El-Khedma, connue aussi par Bouh Bouh, et El-Khayen. Cet artiste engagé nous a avertis que les dés étaient jetés et rien ne va plus. Le souvenir de ces deux artistes hors pair s’est imposé à ma mémoire lors des différents concours et tests de recrutement au sein des institutions de l’Etat, subis par des universitaires, fils du peuple, et qu’ils avaient réussis. Malheureusement, c’était comme donner un coup de sabre dans l’eau. Ces universitaires, malgré leur réussite aux différents tests, ne disposaient pas de parrains ou de piston pour qu’ils soient retenus. Alors que je me promenais en ville, mon regard fut attiré par un CD exposé sur le devant d’une vitrine d’un disquaire, situé au coin de ce grand boulevard. Aussitôt, je me suis arrêté et je me suis mis à lire les titres des chansons qu’il contenait. Il s’agissait bien sûr d’un CD d’Ahmed Saber et d’un autre de Slimane Azem. Mû par une impulsion subite, j’ai pénétré immédiatement dans le magasin et aussitôt demandé tous les albums de ces deux grands artistes, qui pour moi relevaient du mythe et de la légende. Le trésor entre mes mains, j’ai tout de suite regagné mon véhicule, afin de réécouter ces airs nostalgiques d’un temps lointain et qui ont tellement enchanté mon âme en ces moments d’incertitudes qui ont caractérisé l’époque. Le cœur aux abois, l’oreille à l’écoute, les voix de Saber et d’Azem me transportèrent dans les méandres du passé, pour me déposer sur les lieux de ma jeunesse. J’ai pu alors entrevoir ces doux instants d’insouciance, mais aussi de grands bouleversements. Les couleurs de notre naïveté, mais aussi les colères de notre espoir outragé se profilèrent dans le ciel de mes rêves et les fantômes d’hier ont eu raison de l’absurde réalité du moment. Beaucoup de rumeurs circulaient à l’époque à propos de ces deux chanteurs. Autant ils étaient adulés, autant ils généraient des discussions, pour le moins contradictoires, autour d’eux et cela bien sûr à leur corps défendant. Sur le socle de ma jeunesse, souvent, il m’était arrivé de surprendre des adultes qui parlaient à voix basse sur un interdit qui venait de frapper l’un ou l’autre des deux chanteurs. Je ne comprenais pas de quoi il s’agissait, mais comme cela concernait mes chanteurs adorés, fatalement cela me touchait. Je revois, comme si cela datait d’hier, la mine triste que faisait mon père, quand un soir, il était rentré à la maison pour annoncer à ma mère la mauvaise nouvelle : «Ils ont osé le faire, ces salauds ! Dorénavant, nous ne pourrons plus écouter Saber sur les ondes de la radio.» Est-ce pour cela que le lendemain, tous les adultes de ma connaissance affichaient un air triste ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que c’est ce qui m’a semblé lire sur leurs visages accablés, quand je les voyais. Il faut le dire, Saber était adulé dans l’Oranie et la nouvelle de son interdiction sur les ondes de la radio, ne pouvaient les laisser indifférents. Le désarroi ambiant de tous ces Oranais s’est imprégné en moi, je sentais confusément qu’une injustice terrible venait de s’abattre sur mon idole. Aussitôt, par dépit ou par défi, j’ai couru à la maison et là, j’ai pris un de ses disques, sa pochette était illustrée par un dessin qui montrait une scène de labour. On y voyait une paire de bœufs tirant avec peine une charrue, alors que derrière eux un laboureur les haranguait à plus d’efforts avec un bâton dans les mains ; je l’ai mis dans l’électrophone et d’un geste rageur, j’ai mis le volume à fond, aussitôt la voix de Saber déchira le silence pour entonner une vérité éternelle :
«Le bœuf sait toujours reconnaître qui est son vrai frère, c’est celui avec qui il a trimé la vie durant !» Reconnaître un frère ? Ce n’était pas du tout évident en ces temps où la méfiance était érigée en loi. Malgré la peur, malgré l’invective, Ahmed Saber était là. De sa voix chaude et inégalable, il pourfendait, déjà, les usurpateurs de titres honorifiques et ceux qui se sont accaparé des postes clés sans aucun mérite et qui faisaient baver le peuple : «Viendra, sûrement, ton jour renégat, ce jour-là, au peuple tu rendras des comptes.» Ce refrain avait vite fait le tour de la ville, partout où on allait, les gens le fredonnaient. Il est vrai qu’à l’aube de cette indépendance, tant attendue, beaucoup d’arrivistes se sont frayé des chemins pour accaparer des biens et se placer dans des postes de commande afin de se servir et d’asservir les gens. Tout ce beau monde s’embourgeoisait au détriment de la société, en faisant fi de la loi et de la justice. Les vagues de la dérive se fracassaient sur le bateau Algérie, qui tanguait dangereusement dans les eaux boueuses de l’arbitraire. Azem, lui, avait tiré la sonnette d’alarme bien avant : «C’est en ces jours du 17-18-19 mars, que les vampires accostèrent nos rives !» Mais aux alentours, les bruits couraient toujours et la rumeur s’amplifiait. Les regards étaient fuyants. La peur était palpable, partout. Elle rôdait dans tous les coins, dans toutes les rues. Mais que disait donc cette chanson qui fusa comme une bombe dans le ciel déjà perturbé du pays ? «Scandale… scandale ! Même le marché du travail est soumis à la perversion.» Autour de moi, dans les cafés maures, dans les hammams, les adultes ne parlaient que de corruption. Même pour trouver un simple travail, il fallait avoir recours à des connaissances bien placées. Tristes et sales temps pour tous ces Algériens qui ne demandaient pourtant que le strict minimum : un logement et un travail. Mauvaise conjoncture, aussi, pour les diseurs de vérités amères, pour les pourfendeurs des mensonges. Il est en prison, disait-on autour de moi.
– Qui ? Mais qui donc est en prison ?
– Comment, tu ne le sais pas encore ? Pourtant, tout le monde en parle !
– Non, je ne sais pas de qui vous parlez.
– Mais pauvre ignorant, c’est Ahmed Saber qui vient d’être arrêté, tu ne le sais pas ?
– Non, je ne suis pas au courant, mais pourquoi donc l’ont-ils enfermé ?
– Tu n’as pas encore écouté son dernier disque ?
Et aux drames succédèrent d’autres drames.
– Tu as entendu la nouvelle ?
– Quelle nouvelle ?
– Il s’agit de Slimane Azem
– Quoi donc ? Dis-le-moi.
– Il vient d’être banni du pays.
– Ce n’est pas vrai !
– Si je t’assure, tout le monde en parle !
– C’est sûrement à cause des trois chiens qui ne cessaient d’aboyer derrière lui !
Et aux drames pouvaient succéder dorénavant d’autres drames ! Entretemps, Saber décortiquait déjà son époque. El-Ouaktia, ou la chronique des sales temps, décrit implacablement la dérive d’une société qui ne savait plus ce qu’il fallait faire de cette indépendance chèrement acquise. «Le diable venait de donner la permission d’enclencher le mal à ses acolytes», clamait-il haut et fort de sa voix rageuse. Sur les terrasses des cafés populaires, le thé à la menthe est servi allégrement. Sur la place, les medahs se faisaient de plus en plus discrets. Leurs voix ne tonnaient plus comme naguère. Les gens ne s’agglutinaient plus comme avant autour d’eux. Quelque chose était en train de changer dans les mœurs des gens. Dans les chaumes de la Kabylie, c’est tout bas que les gens fredonnaient les mélodies de Slimane. L’arbitraire avait enfanté de la peur. Les baillons de l’interdit se rapprochaient, de plus en plus, des bouches des hommes et des femmes ! Désormais, c’est prudemment que les revendeurs de disques osaient diffuser encore les chansons de Saber. Sur leurs étals, les disques d’Azem ont subitement disparu. Où vérifier la véracité de ce qui se disait à l’époque ? Mon instinct de jeune me conduisait toujours vers ce lieu mythique. Et comme pour confirmer ce qui se racontait un peu partout, la photo qui illustrait son dernier disque montrait Ahmed Saber derrière les barreaux, les yeux scrutant un horizon qui semblait de plus en plus fermé. «Débrouille-toi, fils de mon pays, trouve ta voie», disait-il en ces instants d’abattement, de relâchement, de reniement. Agglutinés devant l’hôpital de la ville – qui sera baptisé plus tard au nom de Che Guevara – tout le monde attendait la venue du raïs. Nous, enfants pas plus hauts que trois pommes, drapeau en main, debout depuis huit heures du matin, attendions la venue du messie. On ne tenait plus debout. La fatigue, la soif et la lassitude ont eu raison de notre curiosité. Mais pouvait-on fuir les lieux ? Les maîtres qui nous accompagnaient veillaient au grain. Pour tromper mon impatience, je m’étais mis à fredonner tout bas les vers de Azem :
«Dis-moi comment je puis t’aimer
O grenouille de la mare
Quand assoiffé je désire aller boire
Tu troubles l’eau, comme le résidu de pressoir
Où que j’aille tu me précèdes
O grenouille de la mare.»
Mais déjà le cortège était là. Debout dans sa DS, le raïs nous jetait des bonbons, que nous enfants, nous nous disputions. Mais leur goût était amer dans ma bouche. Les gens changeaient au fil du temps. Toute bravoure avait quitté leurs cœurs. Seul l’apparat primait.
Mais pourquoi fréquenter ce pauvre quidam ? Ce n’est qu’un bon à rien ! Vaut mieux l’éviter
Il n’est même pas capable de nous payer un coup. Quant à Saber, toujours lucide, il se désolait des dépravations qui gagnaient de plus en plus la société ; son cœur meurtri ne pouvait que constater les dégâts. Tandis qu’à quelques encablures de là, Slimane fustigeait ces hommes aux mille visages.
«Avec soupir, je suis resté perplexe
Quant aux amis d’aujourd’hui
D’eux on ne peut retenir qu’un sur cent
Je l’ai éprouvé hommes et femmes
Ils sont changeants à l’image d’un caméléon
Tous présentent plusieurs visages.»
Dans les villes, l’heure est à l’émancipation. On s’invitait à des boums et à des surprises-parties, entre gens arrivés et qui n’ont plus aucun souci à se faire, sauf celui de jouir des biens accaparés. On voyait leurs femmes se rendre seules aux dancings, au cinéma. Elles s’offraient les plus belles toilettes à l’européenne, elles déambulaient dans les grands boulevards d’Alger et d’Oran et se livraient à leur péché mignon : la séduction.
«Mais comment s’appelle-t-elle ?
Tchik rak ramba
Qui déambule allégrement ?
Tchik rak ramba
Qui porte un pantalon bien serré sur les fesses ?
C’est évidemment Tchik rak ramba.»
Mais les «meryoulettes» n’ont cure des remontrances, somme toute stupides, de Saber. Les temps sont à la frivolité et à la vanité. Les filles de la haute classe, des parvenues, se pavanaient en mini-jupe et goûtaient aux joies fictives d’un ersatz d’émancipation. Temps sublime pour toutes les tentations perverses d’une société qui se dépravait et qui divorçait avec son authenticité.
«Nous te sommes gré de ton diktat époque maudite
Toi qui nous abreuve de peines
Nous résigner c’est souffrir
Nous révolter est un tort
Parler ne nous avance à rien
Se taire est encore pire
Chaque jour, amène son lot de misères
Comment faire, pour nous en sortir ?»
Pour les gens épris de justice, seules les voix de Saber et de Slimane apportaient un tant soit peu de réconfort à leurs cœurs. Devant la radio, on se regroupait en famille pour écouter la voix de Paris, qui continuait, pour quelque temps encore, à diffuser les chansons des deux chanteurs chers à nos cœurs. Et subitement avait surgi devant moi l’image d’Ahmed Saber souriant, avec un air qui me disait : «Moi aussi on m’a privé de toi, mais jamais je ne t’ai oublié.» Alors, pour moi seul, Slimane Azem fredonna cet air :
«Anges séculaires, qui veillaient sur la source
Me voici dans un triste état
Mon cœur veut revoir le pays des ancêtres
Hélas mon destin me le refuse
Dans mes songes je revois ton eau
Limpide et toujours fraîche
Chaque jour, je revois ton image
Ta chute d’eau entre les pierres
Je me noie, alors, dans une mélancolie
Et un feu inextinguible brûle dans mon cœur
J’ai alors revu le doux printemps
Et les images d’antan ont défilé devant mes yeux
La campagne était toute verdoyante
La fontaine pleine de belles filles
Je me revoyais labourant la plaine
J’étais heureux parmi les miens
J’ai le mal du pays, je l’avoue
Les chemins de la joie se sont renfermés devant moi
Je me demande à ce jour
Pourquoi sans cesse j’alourdis mon fardeau
C’est que j’ai délibérément choisi la rébellion
Que de me soumettre et me taire
Il est des gens encore plus meurtris que moi
Qui n’ont même la parole, pour dire leur souffrance
Au-dedans, ils se calcinent, sans pouvoir crier
Et leurs cœurs sont courroucés
La justice n’est qu’un vain mot
Tachez de vous en souvenir
Mais pourquoi reviens tu dans mes songes ô fontaine ?
Est-ce que tu es chère pour mon cœur ?
C’est adolescent que je t’ai quitté
Pour un exil définitif
Malgré tout, j’arrive à m’exprimer
Et de hurler ce que j’ai sur le cœur !
Ainsi s’est achevé mon songe
O fontaine, perle de mon village.
A chaque jour suffit sa peine
Le destin a choisi pour moi
Au réveil tu te dissiperas
Et seul le vide restera entre mes bras.»
Soudain, le lecteur DVD s’est arrêté. Mon songe s’est envolé. Mais ma résolution est déjà prise. Dès demain, je rallumerai mon tourne-disque jaune.
Cheikh Hamdane
Remerciement à Aïn Slimane Hamine.
Slimane Azem : chanteur subversif kabyle mort en exil.
Ahmed Saber : chanteur subversif oranais mort en 1970.
Remarque : le maître de la chanson kabyle, Slimane Azem, a une place qui porte son nom à Paris, au niveau du 14e arrondissement. Il est décédé en exil en France le 28 janvier 1983.
Quant à Ahmed Saber, il n’a rien obtenu d’Oran, seule l’association dite de la chanson oranaise poste son nom.