Fatwa «âla» Facebook
A mon sens, émettre une fatwa quelle qu’elle soit n’est pas à la portée de n’importe quel homme de religion et encore moins d’un imam dont la seule prérogative est la conduite de la prière dans une mosquée de quartier. Une fatwa requiert des connaissances très approfondies en matière d’exégèse, c’est-à-dire d’explication des textes coraniques et doit être prise de façon collégiale par des savants de l’islam désignés par les plus hautes autorités de chaque Etat musulman. Pour cela, nous avons en Algérie le HCI (le Haut conseil islamique) qui se réunit de façon périodique pour annoncer le début du Ramadhan, le pèlerinage à la Mecque, etc. Les fatwas donc sont de la compétence de ce haut conseil. Et en dehors de ce conseil, nul ne devrait, en principe, être autorisé, habilité à prononcer la moindre fatwa, sinon, ce serait la porte ouverte vers des dérives de toute sorte. Rappelons-nous des années 90 pendant lesquelles des apprentis sorciers n’ayant jamais mis les fesses (excusez-moi le terme) sur les bancs d’une… médersa s’autoproclamaient «fouk’aha» et condamnaient à tort et à travers tout aussi bien les journalistes et les intellectuels que les pauvres villageois qui ne cédaient pas à leur chantage. De ces années-là, je me rappelle personnellement et particulièrement de ce «repenti» qui, excédé sans doute par le comportement anormal, voire pathologique, de ses «frères de lutte» du maquis, leur faussa compagnie et se rendit avec arme et bagage. Montré à la télévision, il ne cessait pas de répéter «charâ allah, hakma allah» tout en mimant la gestuelle de l’égorgeur pour dire à quel point ses «frères de combat» étaient cruels. Presque vingt ans après, ces images d’un homme hirsute, fou de rage, à la limite de l’hystérie et narrant avec précision les hauts faits d’armes (si l’on peut appeler ça comme cela) de ses ex-compagnons sont encore ancrées dans ma mémoire. En fait, ceux-ci n’avaient aucun respect pour la vie humaine. Tout simplement. Dès leur fatwa prononcée, ils passaient à l’acte. A l’exécution. Sommaire. Sans possibilité à leur victime de faire appel. Mais appel auprès de qui ? Auprès de quelle autorité ? Celle du jour ou celle de la nuit pour reprendre ce qu’exprimait, non sans ironie, l’opinion publique tout au long de la décennie noire ? C’était pour ainsi dire l’âge d’or… pas de l’islam, mais de la barbarie. Barbarie qui n’avait pas d’égale dans toute l’histoire ancienne et récente de l’humanité. Les «djihadistes» de Daech et autre groupe Nosra qui terrorisent actuellement les chrétiens de Syrie et les Kurdes paraissent des enfants de chœur par rapport à ceux qui essaimaient nos montagnes et nos maquis. Ces groupes terroristes ont été vaincus militairement. C’est le moins qu’on puisse dire même s’il reste quelques poches résiduelles ici et là. Mais l’idéologie dont ils s’abreuvaient semble toujours active. La preuve vient de nous en être donnée par un certain imam répondant au nom de Hamadache. Quelle mouche donc a piqué cet obscur imam pour émettre une fatwa de condamnation à mort contre l’une de nos plumes littéraires les plus prometteuses du moment ? Vous l’auriez bien deviné, il s’agit de la dernière fatwa via Facebook dont les protagonistes, si j’ose dire, sont l’obscurantiste imam et le journaliste-écrivain Kamel Daoud dont la dernière œuvre littéraire a failli remporter le prestigieux Goncourt. Mais je vous avoue que jusqu’à présent, je n’ai pas encore saisi, pas encore compris la raison principale qui a motivé cette fatwa lourde de sens. Kamel Daoud est qualifié (par cet énergumène d’imam… du dimanche) d’apostat, de mécréant qui «mène une guerre contre Allah, son prophète, le Coran et les valeurs sacrées de l'islam». L’on se demande d’où cet imam tient tout cela. Avait-il au moins lu ne serait-ce qu’une seule de ses chroniques sur le Quotidien d’Oran ? Avait-il lu son dernier livre Meursault, contre-enquête ? Un autre aveu, une autre confidence : votre interlocuteur non plus n’a pas encore eu l’occasion de jeter un coup d’œil même rapide sur ce roman que d’aucuns ont trouvé très bien écrit et très bien pensé. La presse d’ici et d’outre-mer n’a, d’ailleurs, pas tari d’éloges sur ce livre, et ce, dès sa parution. Il faut dire que plus de soixante-dix ans après la mort de l’Arabe (dans L’étranger d’Albert Camus), Kamel Daoud a eu l’idée géniale de donner, enfin, un nom et une sépulture à cet Arabe. Est-ce pour cela qu’on veut le tuer, lui, maintenant ? Se taire aujourd’hui devant cette grave atteinte à la liberté d’expression, c’est cautionner, à coup sûr, le retour à la décennie évoquée ci-dessus. Et cela d’autant plus que le pouvoir actuel semble avoir les poings liés par la politique de la réconciliation nationale : à ceux qui sont touchés par cette grâce, il ne peut, apparemment, faire la moindre remontrance. Notre devoir de citoyen est donc de dire stop, halte à ces fatwas prononcées par des illuminés. La société civile dans son ensemble doit s’impliquer pour condamner ce qui est condamnable. Et il va sans dire que pour tout citoyen sain d’esprit et ouvert à la tolérance, à la liberté de conscience, à la démocratie, cette fatwa est condamnable. L’écrivain de Meursault, contre-enquête mérite, de notre point de vue, plutôt notre admiration que notre condamnation.
Aziz Ghedia