Knowledge management et création de valeur organisationnelle
La gestion des connaissances constitue «le management des activités et des processus destinés à amplifier l’utilisation et la création des connaissances dans les organisations selon deux finalités complémentaires fortement imbriquées : une finalité patrimoniale et une finalité d'innovation durable» (Grundstein, 2002). Bien que cette définition fasse peu à peu l’objet d’un consensus, force est de constater qu’elle ne lève pas une interrogation source d’une polémique sans fin et pourtant déterminante dans sa compréhension : qu’est-ce que la connaissance ? Or, poser cette question revient à ouvrir la boîte de Pandore et à remettre en cause le consensus précédemment évoqué. Une problématique majeure de la Théorie de la connaissance est celle du statut ontologique de la connaissance (Baumard & Starbuck, 2002). Celle-ci demeure-t-elle liée à nos propres interprétations et est-elle alors le résultat d’un traitement cognitif ou peut-elle être objectivée et par conséquent avoir une existence indépendante de l’individu ? La connaissance s’inscrit dans deux approches paradigmatiques qui s’opposent quant à sa nature représentationnelle.
Le Knowledge management
«Le Knowledge management doit partir des attentes des clients vis-à-vis de l’entreprise pour identifier les savoirs à mettre en œuvre pour les satisfaire. C’est sur ces savoirs que le management de la connaissance doit se concentrer prioritairement.» Le Knowledge management (KM) a émergé dans le paradigme rationaliste (Lorino, 2005) ou représentationnel de la connaissance. En effet, les premiers développements sont issus de l’intelligence artificielle, domaine dominé par le paradigme cognitiviste, c’est-à-dire par une conception computationnelle de l’intelligence : l’esprit humain est appréhendé comme un système qui opère des calculs sur des représentations au sens d’entités matérielles porteuses de sens (Ganascia, 1996). La connaissance est une représentation logique, donc objective du monde. Elle peut dès lors se manifester et s'appréhender au travers d’» objets matériels qui en constituent l'inscription» (Bachimont, 2005). La révolution technologique des années 90 renforcera cette approche en ouvrant, par le biais de la généralisation des supports numériques, l’intelligence artificielle à l’ingénierie des connaissances. Dans le jargon spécifique de cette nouvelle discipline, les connaissances «inscrites» – ou «codifiées» – sur un support sont qualifiées de connaissances explicites. Reposant sur une conception rationnelle des connaissances, le KM s’inscrit dans une logique patrimoniale qui repose sur la réutilisation des connaissances, réutilisation qui suppose que les connaissances soient préalablement identifiées, codifiées et intégrées dans le procès de production. Le concept de connaissance explicite est renvoyé à celui d’information. Le dispositif de gestion qu’elle nécessite repose sur l’identification des détenteurs de connaissances et leur mise en relation ; ce type de dispositif est qualifié de «personnalisation des connaissances» (Rousseau, Valoggia, 2004). Alors que le paradigme cognitivisme guidait les premières démarches, les dispositifs dits de personnalisation s’appuient sur le courant connexionniste des sciences cognitives (Berdugo et Sene, 2002) : les réseaux de relations d’accès aux connaissances constituent des configurations réticulaires qui se stabilisent dès lors qu’elles apportent une réponse pertinente à l’environnement. La variété et le nombre de connexions entre les détenteurs de connaissances augmentant logiquement les chances d’identifier cette configuration pertinente. Il existe au sein des organisations des connaissances détenues par les collaborateurs donc subjectives, mais également des connaissances inscrites sur des supports matériels et donc objectives. Dans cette perspective, le KM s’entend comme un dispositif centré sur les connaissances détenues par les collaborateurs et celles «inscrites» sur des supports matériels, dont l’objet est de soutenir les relations interindividuelles ainsi que celles entre les individus et les supports en connaissances mis à leur disposition. Les connaissances dans les organisations sont donc protéiformes. Fehér (2005) a par ailleurs démontré que la gestion combinée des connaissances codifiées et personnalisées produit de meilleurs résultats que les démarches n’en privilégiant qu’une aux dépens de l’autre. Les connaissances transcendent la structuration classique du système de gestion de l’organisation ; leur gestion n’est pas une pratique particulière, mais bien un mode de gestion de l’organisation à part entière défendu par Wiig (2000) dans sa conception du KM qui implique la coordination de différentes «KM-related activities» relevant de la responsabilité d’unités fonctionnelles spécifiques (RH, Qualité, SI, Direction).
L’effet catalyseur des TIC
«Pour être efficace avec les TIC, nous devons adapter leurs fonctionnalités à nos modes de fonctionnement et à nos rôles et objectifs professionnels.» Puisque les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) sont considérées comme un support de connaissances inscrites, donc comme des outils intellectuels, leur implémentation s’interprète comme une modification du dispositif cognitif (*)qui, en interaction avec les collaborateurs, modifie ou «amplifie [leurs] capacités […] et d’étendre leurs domaines d’action» (Poitou, 1996 : 188). C’est en ce sens qu’il est conféré à l’implémentation des TIC un effet catalyseur sur le développement et la systématisation des pratiques de gestion des connaissances et c’est bien par le biais de l’évaluation de cet effet catalyseur que l’appréciation de la création de valeur organisationnelle inhérente à un investissement en TIC pourra se faire. Pour rappel, le postulat de départ tient au fait que «les TIC n’ont pas d’effets en elles-mêmes sur les performances de l’entreprise, mais que c’est bien au travers du processus de changement organisationnel (le renouvellement des pratiques managériales) qui s’intensifie avec leur implantation, que ces technologies auront ou non un impact sur la création de valeur des entreprises et ce, tant d’un point de vue économique ou financier qu’organisationnel et stratégique ou encore technique» (Mallet et al., 2005 : 6).
(*) «Tout ensemble organisé et finalisé d'objets intellectuels, articulés entre eux et distribués dans l'espace à des fins de production de biens ou de connaissances. En interaction avec leurs opérateurs, ils constituent des formations dialogiques personnes-machines au sein desquelles sont gérées les connaissances».
Le modèle d’excellence EFQM
Pour le développement d’un outil de support à la décision d’investissement, il est nécessaire de trouver un modèle de restitution des analyses qui facilite la lecture des analyses tout en respectant les principes théoriques desquels elles découlent. Le modèle d’Excellence EFQM se justifie d’une part par le fait que ce modèle appréhende la valeur organisationnelle en tant que qualité de son fonctionnement interne (A) et d’autre part par le fait qu’il est susceptible d’être instancié afin de refléter le développement d’une démarche de Knowledge Management (B).
A) Modèle d’excellence EFQM et valeur organisationnelle
Le modèle d’Excellence a été conçu en 1992 par l’European Foundation for Quality Management dans le but de promouvoir le Management par la Qualité. Ce modèle est une représentation de l’entreprise structurée en neuf critères organisés en deux ensembles : facteurs clés de succès (FCS) et résultats («Results»). Les résultats constituent les éléments à partir desquels est apprécié le degré d’excellence de l’organisation. Ils sont composés d’agrégats financiers classiques, mais également de l’évaluation de la satisfaction des clients et des collaborateurs à l’égard de l’entreprise, ainsi que de son rôle sociétal. Ces résultats sont fonction de cinq FCS : le leadership, la stratégie et la politique de l’entreprise, la gestion des collaborateurs, la gestion des partenariats et des ressources, et la gestion des processus. La principale caractéristique du modèle est cette relation entre la qualité du fonctionnement interne (la gestion des FCS) et la performance globale – l’excellence – de l’entreprise. Cette relation entre les FCS et la performance globale de l’entreprise illustre la notion de valeur organisationnelle. Ceci n’est cependant pas suffisant pour justifier la restitution des résultats d’analyse par ce modèle. Il est encore nécessaire de définir de quelle manière cette gestion des FCS peut être confondue avec le développement des pratiques de gestion des connaissances dans l’entreprise.
B) Modèle d’Excellence EFQM et Knowledge management
L’amélioration de la qualité du fonctionnement interne de l’organisation est associée au développement et à la systématisation de pratiques de gestion des connaissances. Dit autrement, la création de valeur organisationnelle correspond à une amélioration de la façon dont l’entreprise gère ses ressources intellectuelles. Aussi, l’utilisation du modèle d’Excellence EFQM implique que les Facteurs Clés de Succès (FCS) puissent rendre compte du développement d’une démarche KM. Dans la version standard du modèle (EFQM, 1999) le KM est un indicateur de la «bonne gestion» d’un des éléments constitutifs du FCS Partnerships & Ressources : les informations et les connaissances. Ce cloisonnement des ressources intellectuelles de l’entreprise dans ce seul élément limite fortement l’intérêt d’utiliser ce modèle dans le but fixé. Cette interprétation des connaissances limitée à d’obscures ressources est néanmoins remise en cause par Bornemann et alii (1999 : 18) qui insistent sur le fait que si «ce modèle n’exprime pas explicitement les connaissances, il contient néanmoins certains éléments importants dont le capital humain, les relations avec les intervenants, le capital structurel et le processus de déploiement de l'information pour créer des connaissances». Les trois premiers éléments soulignés par les auteurs composent le capital intellectuel de l’entreprise. Le capital humain, le capital structurel et le capital relationnel sont des réservoirs de connaissances qui «stockent» respectivement les connaissances détenues par les collaborateurs, celles inscrites sur des supports formels (documentation, outils intellectuels) et celles possédées par les différents partenaires de l’entreprise. Cette vision élargie des ressources intellectuelles est par ailleurs reprise par Prax (2003) et l’EFQM lui-même au travers du EFQM Framework for Knowledge Management (2005). Dans ce dernier, deux FCS sont explicitement entendus comme des réservoirs de connaissances : People et Partnerships & Ressources. Les FCS Leadership et Policy and Strategy constituent des conditions indispensables à la réussite d’une démarche KM. En effet, «[une démarche] efficace est en adéquation avec la coordination, la structure, la culture et la stratégie d’entreprise» (Rolland et al., 2003). Or, les deux premiers ainsi que la stratégie relèvent directement du facteur politique et stratégique, alors que la culture est associée au Leadership. Pour que la correspondance entre le modèle de référence et la perspective Knowledge puisse être établie, il reste à traiter le dernier FCS : Process. A la différence du EFQM Framework for Knowledge Management qui l’interprète uniquement en terme de «processus de gestion des connaissances», il serait plus approprié de considérer que ce facteur est relatif à la formalisation de connaissances procédurales collectives, c’est-à-dire des «connaissances sur la façon de faire quelque chose» (Nickols, 2000). Dans cette perspective ce dernier FCS n’est en somme qu’un élément particulier du capital structurel. Les différents Facteurs Clés de Succès mis en exergue dans le modèle EFQM renvoient pour trois d’entre eux à des réservoirs de connaissances et pour les deux autres à la dimension stratégique et culturelle de l’organisation. Cette correspondance entre les éléments du modèle consacre le caractère transcendant des connaissances et la dimension organisationnelle du KM.
Conclusion
Dans le contexte d’une économie globale des connaissances et de l’innovation, entendue comme la transformation des connaissances en valeur ajoutée (Leonard-Barton, 1995; Amidon, 1998), des auteurs, tels Callon (1995), montrent bien que les innovations actuelles, loin d’être de type radical, s’inscrivent dans des «trajectoires tourbillonnaires» soulignant ainsi la diversité des intervenants contribuant au processus d’innovation (construction sociale) et la dynamique d’apprentissage collectif à l’œuvre (connaissances partagées). Le modèle présenté dans cette contribution se veut un cadre de référence permettant de représenter schématiquement cette transformation des connaissances en valeur ajoutée par le biais des potentiels offerts par les TIC.Ce modèle associe la création de valeur organisationnelle à l’amélioration des pratiques de KM. Il explique comment et dans quelles mesures l’investissement en TIC contribue à la création de valeur organisationnelle, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de quelle manière il participe à la réalisation des objectifs (stratégiques, tactiques et opérationnels) et à l’amélioration des modes de fonctionnement de l’organisation. Une création de valeur organisationnelle correspond donc au développement d’une démarche de KM et la performance globale de l’entreprise dépend de la manière dont elle gère ses ressources intellectuelles !
Mourad Hamdan, consultant en management
Principales références :
– Christelle Mallet (Ingénieur de recherche) ;
– Philippe Valoggia (Ingénieur de recherche) ;
– Anne Rousseau (Coordinatrice scientifique au Centre de Recherche Public Henri Tudor).