Interview – Ghaleb Bencheikh : «Les dirigeants des instances musulmanes de France doivent déguerpir»
Algeriepatriotique : Comment décririez-vous l’atmosphère qui règne en ce moment en France, après les attentats terroristes de Paris ?
Algeriepatriotique : Comment décririez-vous l’atmosphère qui règne en ce moment en France, après les attentats terroristes de Paris ?
Ghaleb Bencheikh : Il y a eu le temps de la sidération, de la torpeur et de l’épouvante, suivi immédiatement du temps de la condamnation et de la réprobation unanimes. L’atmosphère fut d’abord à la lourdeur et la méfiance. Un sentiment de peur généralisée prévalait, mais maintenant c’est un besoin de débats et de dialogue qui se fait sentir afin de comprendre et d’analyser.
Le Premier ministre français évoque l’existence d’un «apartheid territorial, social et ethnique» en France. Qu’en pensez-vous ?
Tout comme en météorologie, il y a la température réelle et la température ressentie, il y a effectivement un apartheid en France certes, non de jure, mais de facto. Des populations entières sont reléguées dans des territoires où les valeurs et les lois de la République peinent à être incarnées et à être appliquées.
En même temps, le gouvernement français veut élaborer un «Patriot Act» à la française pour lutter contre le terrorisme. Qu’est-ce que cela signifierait-il pour les musulmans de France ?
En réalité, les musulmans de France ont une sociographie non harmonisée. Leur tissu social est caractérisé par deux pôles disjoints. Le premier ne nous intéresse pas et bien qu’il soit insignifiant, il existe. Et les musulmans qui le composent n’ont absolument rien à craindre. Parce qu’ils sauvent le marché des yearlings à Deauville et celui des pouliches à Longchamp. Dans une obséquiosité servile, on leur fait des courbettes en dépit de l’arrogance qu’ils affichent. Le second pôle qui justifie votre question est composé d’hommes et de femmes prolétarisés, ghettoïsés, marginalisés, précarisés, méprisés, déshumanisés, déscolarisés, ostracisés et surtout dés-islamisés. Et l’on assiste à la réislamisation de néophytes telle une revendication politico-identitaire en s’agrippant dans l’étroitesse du petit esprit lamentable à la lettre qui étouffe et qui tue dans une pratique tatillonne. Une religiosité aliénante les pousse à donner l’importance à des épiphénomènes d’ordre vestimentaires et alimentaires. Leur accoutrement et le voile des femmes les rendent identifiables et jouent comme un repoussoir. Aussi, certains militants à l’esprit fragile, notamment de la droite populaire et du Front national, agissent-ils avec haine et prennent les musulmans pour cible. Nombreuses les mosquées qui ont été profanées et les personnes musulmanes ou supposées comme telles qui ont été agressées.
L’employé malien du supermarché casher de la porte de Vincennes qui avait caché des juifs lors de la prise d’otages a été naturalisé onze jours après. A quel objectif obéit la surmédiatisation de Lassana Bathily ?
En dehors de ce que d’aucuns appellent le panurgisme émotionnel, la surmédiatisation de Lassana Bathily obéit dans un premier temps à la BFMisation des esprits et aussi au fait d’avoir «trouvé» un musulman qui agit bien. On en a fait un héros. A vrai dire, il est totalement aux antipodes des terroristes barbares.
On a senti les responsables musulmans de France comme obligés de dénoncer à l’unanimité les attentats terroristes contre Charlie Hebdo et à Montrouge. Sont-ils soumis à l’administration française ou jouissent-ils réellement d’une liberté d’expression ?
Je ne sais pas si les responsables musulmans jouissent réellement de la liberté d’expression. Mais je sais qu’ils sont soumis à l’administration française. Il y a toujours un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur qui cornaque les membres du bureau du Conseil français du culte musulman, chose totalement inimaginable pour le Consistoire juif de France ou pour la Conférence des évêques de France. La genèse même dudit CFCM est une honte. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait imposé un bureau qui n’a pas été corroboré par le résultat des urnes, les élections ayant eu lieu post eventum. Et ce scénario s’est reproduit par deux fois. Chose qui ne se passe même pas dans les républiques bananières. Lors de la dernière campagne électorale, Claude Guéant a parlé de la hiérarchisation des civilisations, arguant du fait qu’on ne peut pas comparer la civilisation des droits de l’Homme avec celle de l’excision, de la lapidation et de la polygamie, il a été reçu, quasi immédiatement après ses propos, accompagnant le président candidat, en grande pompe à la mosquée de Paris. Des hommes enturbannés alignés en rang jouaient du bendir… Et lorsque ces mêmes responsables se font convoquer à la place Beauvau (ministère de l’Intérieur français, ndlr), ils y accourent. Personne n’ose mettre en avant la laïcité et la séparation des deux ordres : politique et religieux, pour agir avec dignité et refuser de s’aplatir devant l’administration.
Les divisions qui minent les organisations musulmanes de France ne contribuent-elles pas à la prolifération de l’extrémisme ?
Hélas !, oui. Les divisions et l’incurie organique qui les caractérisent font en sorte que l’extrémisme prolifère. En outre, aucune prise en charge de la jeunesse à la dérive, en désarroi, laissée comme proie facile à des sermonnaires doctrinaires. Aucun colloque de grande envergure, aucune conférence d’importance aucun séminaire sérieux pour dirimer les thèses fondamentalistes et pourfendre l’idéologie radicale. Non seulement les organisations se divisent, mais elles végètent à ne rien faire. C’est une véritable catastrophe. Et nous ne pouvons in terminis qu’arriver à cette situation extrême de terrorisme, lorsque nous passons en revue toutes les abdications et toutes les démissions.
Les derniers événements vont-ils donner lieu à une reconfiguration du monde musulman en France ? Si oui, dans quel sens ?
Assurément, oui. Les responsables actuels ont failli et il est temps pour eux de déguerpir. Il faut une grande instance rassemblant les instances islamiques de France, avec un département pour la gestion du culte. Et un rôle prépondérant dévolu à la mosquée de Paris. Pour peu que son recteur ait la compétence, l’envergure, la stature et la connaissance d’un rassembleur autour duquel s’agrègent les fidèles.
Pourquoi la guerre larvée entre les Algériens et les Marocains pour la domination des lieux de culte musulmans continue-t-elle ? Qui a intérêt à la faire durer ?
L’immaturité des uns et des autres fait qu’on ne voit pas où se trouvent les véritables enjeux. Sincèrement, je ne vois pas qui a intérêt à la faire durer.
Dans votre tribune publiée récemment dans Le Monde, vous avez écrit, je cite : «L’inapplicabilité d’un certain nombre de textes du corpus religieux est une réalité objective.» Pouvez-vous être plus explicite ?
Par exemple, continuer à vouloir arrimer la production du droit à la Révélation, a fortiori dans une société sécularisée sous la voûte commune de la laïcité, est inepte. La norme juridique ne peut plus être enferrée dans une conception religieuse. On ne coupe plus la main du voleur de nos jours. Sinon, c’est de la barbarie monstrueuse. Et, nous sommes encore, dans des contrées, sous «climat» islamique, à l’ère de la criminalisation de l’apostasie, des châtiments corporels, de la minoration de la femme, de la captation des consciences et de la discrimination fondée sur la base religieuse. Il est temps de sortir de s’affranchir de la «raison religieuse».
Vous ne cessez d’appeler depuis des années à une refonte de la pensée théologique de l’islam. Pensez-vous que c’est une chose possible quand la majorité des théologiens de l’islam réfutent l’idée d’une lecture diachronique du Coran ?
C’est bien une compréhension obscurantiste, passéiste, dévoyée et rétrograde d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. Et il faut tout de suite la dirimer. Nous ne voulons pas que la partie gangrène le tout. Les glaciations idéologiques nous ont amenés à cette tragédie généralisée. Nous devons les dégeler. La responsabilité nous commande de reconnaître l’abdication de la raison et la démission de l’esprit dans la scansion de l’antienne islamiste justifiée par une lecture biaisée d’une construction humaine sacralisée et garantie par «le divin». Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de s’affranchir des clôtures dogmatiques. C’est malheureusement la défaite de la pensée et l’abrasement de la réflexion qui tétanisent ces théologiens qui souffrent de «crampes mentales». Ils ne veulent pas toucher au sacré. Alors qu’il suffit de déplacer l’étude sur le sacré vers d’autres horizons cognitifs porteurs de sens, d’intelligence et d’espérance. Nous avons investi des énergies colossales à vouloir authentifier la filiation de la croyance, alors que nous aurions dû plutôt asseoir la connaissance. Il faut bien continuer à témoigner, et le plus grand voyage commence par un pas. La question est d’être ou de ne pas être musulman.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi