Procès de l’autoroute Est-Ouest : quelles leçons tirer pour la gestion de la dépense publique ?
Le procès des personnes impliquées dans l'affaire de l'autoroute Est-Ouest, dont la plupart sont des cadres du ministère des Travaux publics, aura lieu le 25 mars 2015 au tribunal d'Alger. Parmi les accusés figurent aussi des entreprises étrangères (chinoise, suisse, japonaise, portugaise et canadienne) poursuivies pour «association de malfaiteurs», «abus d’influence», «corruption» et «blanchiment d’argent», les autres mis en cause sont accusés d’«association de malfaiteurs», «abus de pouvoir», «corruption» et «dilapidation de deniers publics», selon l’agence officielle de presse algérienne APS. L’objet de cette présente analyse est un rappel de plusieurs de mes contributions à ce sujet publiées entre 2011 et 2012.
Alors que les officiels avaient annoncé à la télévision publique algérienne et à l’APS la fin des travaux pour fin 2010, et proclamé, par la voix de l'ex-ministre des Travaux publics, que le coût global final ne dépassera pas 10/11 milliards de dollars, l’actuel ministre des Travaux publics a annoncé, officiellement, que l’autoroute Est-Ouest, avec des tronçons encore non achevés en 2015, programmée initialement à 6/7 milliards de dollars, coûterait à l’Algérie 13 milliards de dollars. Rien d’étonnant, puisque ce montant de plus de 13 milliards de dollars, que j'avais estimé en 2011, a été repris par la presse algérienne et internationale ainsi que les principales agences de presse internationales. Au moment où des tensions budgétaires s’annoncent inévitables avec le bas coût du pétrole, le langage de la vérité des gouvernants s’impose s’ils veulent être crédibles et mobiliser la population. Dépenser est une chose, gérer suppose à la fois de la compétence et de la moralité. Car même un analphabète avec des centaines de milliards mis à sa disposition aurait pu réaliser cette autoroute, la facilité étant l’appel massif aux compétences étrangères et de dépenser sans compter grâce à la rente des hydrocarbures pour paraphraser la directrice du FMI concernant l’Algérie. Tout projet fiable doit mettre en relief clairement la hiérarchie des objectifs, les résultats escomptés par secteurs, la portée, les indicateurs de performance, les indicateurs des objectifs et des échéanciers précis et enfin l’hypothèse de risques. Or, les responsables de ce projet s’en sont tenus vaguement au descriptif technique, sans se préoccuper des coûts – ce qui devrait être en principe la préoccupation principale tant du gouvernement que des managers –, qui est le suivant. Linéaire : 1 216 km ; profil en travers : 2×3 voies ; vitesse de base : 100 à 120 km/h ; nombre d’échangeurs : 60 environ (avec option de péage) ; 24 wilayas desservies ; équipements : aires de repos, stations-service, relais routiers, et centres d’entretien et d’exploitation de l’autoroute. L’autoroute Est-Ouest ne modifiera pas le paysage routier national, puisqu’elle va pour l’essentiel suivre le tracé des nationales 4 et 5, qui relient Alger à Oran et Alger à Constantine. En revanche, elle risque de bouleverser la vie économique des 19 wilayas directement traversées et des 24 desservies. Dans un pays où 85% des échanges commerciaux s’effectuent par route, l’impact risque de se faire sentir rapidement. Onze tunnels devaient être percés sur deux fois trois voies et 390 ouvrages d’art réalisés, dont 25 viaducs, pour joindre les frontières tunisienne, à l’est, et marocaine, à l’ouest, et réaliser l’autoroute transmaghrébine. Comme rappelé précédemment, selon mes calculs, j’avais informé les pouvoirs publics en 2011 que le coût prévisionnel de l’autoroute Est-Ouest est estimé à plus de 12 milliards de dollars sans les annexes, et de plus de 13 milliards de dollars avec toutes les annexes. A cela, il faudra prévoir les coûts d’entretien, car on oublie souvent qu’une route s’entretient, et selon les normes internationales, cela varie entre 84 000 dollars à 135 000 dollars/an et par kilomètre. Cela pose le problème du coût du péage. Et ce, suite à de nombreuses observations, en sus des automobilistes qui s’étonnaient de voir un tel mégaprojet livré parcimonieusement, souvent avec des malfaçons dans différents endroits entre l’est et l’ouest, et de surcroît dépourvu d’équipements annexes comme les aires de repos, les stations-service et les stations de péage. Le programme d’équipement consistait en la réalisation de 42 stations-service, 76 aires de repos (motels, aires de stationnement, aires de jeux…), 57 gares de péage, 70 échangeurs, 22 postes de garde de la gendarmerie et autant de points de garde de la Protection civile.
Pour les comparaisons internationales, il existe des variations selon qu’il y ait contrainte ou pas, fonction ou pas d'ouvrages d’art, etc. Le rapport officiel de la documentation française pour 2006/2007 sur une route à deux voies donne une moyenne de 7 millions de dollars au kilomètre hors taxes. Cela n’étant qu’une moyenne, car en affinant, on constate, selon les régions, une moyenne fluctuant entre 5 et 8 millions de dollars hors taxes. Pour l’Europe, il existe, selon une intéressante étude de la direction des routes danoises, d’importantes disparités en moyenne générale selon les contraintes. Ainsi, pour l’Espagne, le Portugal, le Danemark, la Suède, le coût au kilomètre construit est de 3 à 4 millions de dollars, la France et l’Allemagne se situant dans une fourchette intermédiaire 6 à 7 millions de dollars pour le kilomètre (selon le contraint ou non contraint). Mais il faut éviter des comparaisons hasardeuses, et comparer le comparable. En Algérie, bon nombre d’axes de l’autoroute Es-Ouest nécessitaient peu de travaux, sinon un élargissement des voies. Par ailleurs, tous les facteurs sont favorables. La main-d’œuvre est au moins 10 fois moins chère qu’en Europe ; il n’y a, relativement, presque pas d’intempéries ; les matériaux utilisés en grande quantité (tuf, sables et graviers) ne coûtent pratiquement que leurs frais d’extraction et le concassage ; le carburant est cinq à sept fois moins cher, les loyers, l’électricité et le gaz aussi ; les occupations temporaires de terrains qui coûtent des fortunes en Europe ne sont même pas payantes en Algérie lorsqu’il s’agit de terrains relevant du domaine public. Mais il y a des problèmes administratifs et des procédures bureaucratiques, sans compter les expropriations et les démolitions qui sont source de surcoûts. Ainsi, il faut se comparer au comparable. Prenons trois exemples du Maroc : l’autoroute Casablanca-El-Jadid d’une longueur de 81 km (avec un coût global de trois millions de dollars par kilomètre) a été financée par des emprunts octroyés par la Banque européenne d’investissement (BEI), le Fonds koweïtien pour le développement économique arabe (FKDEA) et le Fonds arabe pour le développement économique et social (Fades). Quant à l’autoroute Marrakech-Agadir, le coût a été pour 233 km d’environ 3,5 millions de dollars par kilomètre. L’autoroute du Maghreb Fès-Oujda, d’une longueur de 328 km, avec certainement une perspective de jonction avec l’autoroute algérienne, avait été estimée à un coût prévisionnel de 2,7 millions de dollars le kilomètre. Selon les données en ma possession, dans certains pays d’Afrique, le coût est encore moindre. Pourquoi, donc, le coût de l’autoroute Est-ouest est-il si élevé alors que la norme internationale d’une autoroute fluctue entre 5 et 6 millions de dollars et au maximum 7 à 8 millions de dollars avec les annexes, et moins pour des pays voisins au niveau du Maghreb et pour certains pays d’Afrique ? Le problème est posé et ces surcoûts exorbitants ne concernent pas seulement l’autoroute Est-Ouest, mais la majorité, avec de rares exceptions, des projets sectoriels (habitat, transport, industrie, énergie, prestations de services, etc.). Bien qu’il faille ne pas confondre l’acte de gestion – gérer c’est prendre des risques si l’on veut développer les énergies créatrices – avec l’acte de corruption préjudiciable à la société, la majorité des cadres étant honnêtes, cela pose la problématique d’un véritable contrôle qui doit être global. Il doit concerner, en plus du contrôle routinier des services de sécurité, l’ensemble de la société, supposant un Etat de droit qui réhabilite la fonction de contrôle de la société civile, du Parlement, et de la Cour des comptes, une institution dépendante de la présidence de la République, car l’Inspection générale des finances dépendant du ministre des Finances a un impact limité, car relevant de l’exécutif. Le guide de management des grands projets d’infrastructures économiques et sociales élaboré par la Caisse nationale d’équipement pour le développement (Cned) et la soumission de toute réévaluation des projets au-delà de 15% à l’aval du Conseil des ministres, contribuera-t-il à affiner l’action des pouvoirs publics en matière d’efficience des dépenses publiques ? Mais qu’en sera-t-il sur le terrain de l’expérience montrant un divorce moyen de réalisation-objectifs avec des surcoûts exorbitants ? En résumé, cet exemple n’est qu’un cas parmi tant d’autres que l’on retrouve dans la majorité des autres secteurs, montrant la mauvaise gestion de la dépense publique. Il y a l'urgence d’une visibilité et d’une cohérence de la politique économique, de l’intégration de la sphère informelle où tout se traite en cash, de mécanismes de contrôle transparents supposant la réhabilitation des institutions de contrôle dont la Cour des comptes, parallèlement à une indépendance de la justice, donc, un Etat de droit et une gouvernance rénovée.
Dr Abderrahmane Mebtoul