Khaled Bentounes à Algeriepatriotique : «L’extrémisme bénéficie de la surmédiatisation»
Algeriepatriotique: Votre association continue de se mobiliser à travers, notamment, des pétitions et une campagne de sensibilisation soutenue pour amener les Nations unies à décréter la «Journée mondiale du vivre ensemble». Où en est votre projet ?
Khaled Bentounes : Il est à ses débuts depuis que cette idée est partie du congrès que nous avons tenu à Oran du 28 octobre au 1er novembre 2014. Cela a soulevé l’enthousiasme chez les 3 200 congressistes, dont les deux tiers étaient des femmes, il faut le souligner. Des femmes spécialistes, émérites, qui venaient d’Algérie, bien sûr, mais aussi de Tunisie, de France, d’Al-Azhar, de la Zitouna, de la Turquie, d’Indonésie, etc. Cette Journée mondiale du vivre ensemble fait son chemin, de ville en ville et de pays en pays.
A Cannes, il y a quatre jours, un défilé a rassemblé sur la Croisette des musulmans, des chrétiens, des juifs et des bouddhistes autour de cette idée. Le 21 de ce mois aura lieu une conférence de presse lors du Festival de Cannes avec la projection du film du Congrès dans le cadre de ce festival. Au mois de mars, nous sommes allés au siège des Nations unies où nous avons déposé le dossier auprès du Conseil économique et social de l’ONU (Ecosoc), qui agrée les projets de cette grandeur et les fait voter par l’Assemblée générale de l’ONU. Il y a de grandes chances pour que cette idée soit adoptée. Nous essayons de récolter des signatures et nous souhaiterions que tous ceux qui nous lisent nous apportent leurs empreintes et leur soutien.
Aujourd’hui, chacun de nous doit être responsable de l’avenir, notamment vis-à-vis des générations futures. Dans quel monde vont-elles vivre si la violence l’emporte et que notre humanité diminue ? La violence est alimentée par l’animal que nous sommes. Chacun de nous a la violence en lui, qu’il soit musulman ou pas. L’intégrisme est dans toutes les religions. Ce n’est pas propre à l’islam. Seulement, chez nous, ça se traduit par la destruction d’Etats entiers comme la Libye, l’Irak, la Syrie, le Yémen, la Somalie, ou de régions comme le Sahel. Vers où cette violence nous amène-t-elle ? Vers quel avenir ? Si ce n’est dans l’implosion, la déchirure et dans le sang ; proclamer cela au nom d’une religion, c’est indécent. Ce n’est pas la vérité, et il faut le dire et le répéter.
L’islam est et demeure une religion porteuse d’un message universel. Ce message appelle à l’unité, à la fraternité humaine et au respect des individus. Dieu a décrété que celui qui a tué une âme, c’est comme s’il a tué l’humanité entière et celui qui a sauvé une âme, c’est comme s’il a sauvé l’humanité entière. Ce sont les préceptes de l’islam. Le Coran nous dit : «Nulle contrainte dans la religion». La religion s’accepte par désir. Si aujourd’hui l’islam est devenu une tradition héréditaire, il faut alors chercher le message au cœur de l’islam. Ce message vivant qui nous amène à promouvoir notre humanité, le bien en nous, le côté paisible.
Nous sommes dans une fitna permanente, nous n’arrivons pas à émerger ni à faire de notre religion un apport et un enrichissement par les valeurs universelles que sont la paix, la tolérance, la charité, l’entraide et l’amour du prochain. Notre Prophète (QSSSL) nous disait qu’il a été envoyé pour parachever les nobles caractères et nous relier à une verticalité. Si l’islam devient une religion de l’horizontalité et un catalogue de principes, tels que comment se laver la tête, quelle basket porter, dans ce cas, nous quittons le chemin de l’unicité pour aller vers le cheminement de notre propre ego. Un ego qui est dans les oppositions et non dans la synergie. L’islam a toujours été caractérisé par la diversité des opinions. Il y a l’islam traditionnel avec sa profondeur spirituelle et l’islam mouâtazilite, celui de la raison. Il y a aussi l’islam kharidjite et chiite.
Nous sommes dans la diversité, et l’islam a pris les couleurs des cultures des peuples. En Indonésie ou en Afrique, les cultures diffèrent. Dans notre propre pays, elles diffèrent de ville en ville. Prenons l’exemple des Touareg chez lesquels c’est l’homme qui se voile et non la femme. C’est une question de tradition et cela n’a pas été commandé par l’islam. Et quand on est vide de l’intérieur, on construit le paraître et, par conséquent, l’islam devient une façon de s’habiller, de porter oui ou non la barbe, etc. En principe, porter la barbe ou pas ne devrait pas avoir une quelconque incidence sur notre foi. Porter le voile ou pas, cela regarde chaque femme avant tout. Mais ce qui est essentiel, c’est ce qu’elle a dans le cœur et au niveau de sa conscience. Et puis, surtout, ne pas porter un voile à l’intérieur de la tête. Le voile est une mode dans toutes les cultures méditerranéennes, dans la grecque comme dans la syrienne. Dans un musée à Berlin, il y a une stèle qui date du XVIIe siècle avant l’islam où il est inscrit le port obligatoire du voile. C’est bien avant la révélation islamique. Chez les Pères de l’Eglise, le voile était exigé des chrétiennes. Dans le judaïsme également. C’était une façon de concevoir le féminin, de le protéger et de lui donner une identité, mais loin des choses auxquelles nous assistons maintenant où la femme devient âwra,un mal. Dans sa parole, dans sa façon d’être. Alors que l’islam a toujours essayé de donner à la femme des droits à contre-courant des traditions arabes et préislamiques ; durant cette période, les hommes tout en adorant A’lâta wal ‘ou’za wa manat,qui étaient des divinités féminines, enterraient les filles vivantes.
Les traditions ont voilé la véritable dimension spirituelle qui est la base de la connaissance et du savoir. La première sourate du Coran, Iqra’,démontre l’obligation du savoir pour tout musulman ou musulmane, et cela veut tout dire. Le dernier discours du Prophète (QSSSL) à la communauté musulmane était une recommandation pour protéger les femmes, parce qu’il savait qu’après lui leurs droits seraient lésés et que les hommes feront preuve de machisme. Dans cette mondialisation ravageuse, il faut éduquer nos enfants. Il faut leur donner une instruction qui forge leur façon de voir et développer leur sens critique pour qu’ils prennent le meilleur.
On a l’impression, aujourd’hui, que les musulmans sont des citoyens à part. Les autres regardent notre religion comme une religion de violence alors que ce n’est pas vrai du tout. Nous avons quinze siècles qui le prouvent. L’islam a servi l’humanité par les savants qu’il a produits dans tous les domaines. Il a marqué une page de l’histoire de la civilisation humaine et y a contribué. Au moment où l’Europe était dans l’âge obscur du Moyen-âge, l’islam était la religion des lumières.
Pensez-vous que votre projet peut aider à résorber, voire à anticiper les conflits à caractère confessionnel ou communautariste qui secouent une partie de la planète ?
En tout cas, il pourra y contribuer si nous sommes entendus. Rien ne vaut d’essayer, car qui ne tente rien n’a rien. C’est un pari. Nous allons organiser des événements pour la Journée mondiale du vivre ensemble qui a besoin de tout un programme pour créer une académie de paix et un concept de sages au niveau de l’ONU. Il y a des projets concernant l’écologie, également, afin de retrouver le respect et l’équilibre par rapport à la nature et à cette terre sur laquelle nous vivons et que nous devons protéger. Il y a aussi la jeunesse. Il faut élaborer des programmes de pédagogie parce qu’une culture de paix est le fondement même sur lequel repose la demeure de la paix. Si on veut vivre ensemble, il faut le faire ensemble.
Avez-vous des initiatives à lancer en direction du monde arabe, terre de l’islam originel, où la paix est durablement menacée par le diktat des mouvements autoproclamés salafistes ?
Je dirais que c’est l’enjeu du futur. Aujourd’hui, du côté de cet extrémisme, ils sont doublement servis. Les monarchies du pétrodollar soutiennent cet extrémisme et entretiennent son foyer par les médias et les financements. Et du côté de l’Occident, la surmédiatisation de l’islamisme extrémiste prend toute la place, et on ne parle que de cela. Ce qui fait qu’on parle moins de l’islam traditionnel, apaisé, l’islam de la culture, sauf par accident. Il faut essayer, aujourd’hui, de mobiliser tous les musulmans. Il ne faut pas attendre que cela vienne des Etats. Bien qu’il soit souhaitable, notamment au Maghreb, d’introduire dans nos écoles et nos universités l’étude de cet islam de lumière, il faut aussi former nos imams afin qu’ils délivrent des messages de tolérance, de paix et de fraternité humaine. Cette notion de l’islam des lumières doit être vécue au quotidien et assimilée par les gens, mais, surtout, par les jeunes pour qu’ils n’agressent pas la vie, car elle est sacrée.
Pensez-vous que les relents extrémistes qui caractérisent certains mouvements se réclamant de l’héritage religieux et du salafisme soient d’essence strictement spirituelle ?
Non, je ne le pense pas. Derrière tout cela se cache l’ambition du pouvoir et de leadership. On a toujours manipulé la religion et on en a fait une idéologie pour accéder au pouvoir et contrôler les gens. Et comme la religion touche les cœurs des gens, chez nous, on joue avec leurs sentiments et on leur affirme que c’est Dieu qui a dit ou que c’est le Prophète (QSSSL) qui a dit ! En entendant cela, les gens se paralysent et culpabilisent. Loin de là, Dieu n’a jamais voulu que les gens soient dans le doute ou la perturbation ou dans un sentiment de culpabilité. L’islam est libérateur. Il interroge notre intérieur sur les valeurs universelles qu’on porte. Il a parlé de la droiture et de la justice. Dieu n’a jamais dit qu’il fallait oppresser les gens. Sinon, pourquoi a-t-il dit Lâ ikrâha fi ‘dîn(pas de contrainte en religion) ? Vous ne pouvez pas convertir ceux que vous aimez parce que la conversion doit venir d’eux-mêmes. Comment voulez-vous arriver à un résultat avec la contrainte ? Jamais vous n’y arriverez. La foi, c’est d’abord un sentiment dans le cœur et, ensuite, vient la proclamation. Nous, on fait le contraire. Le cœur est dans le doute, et tout le monde se dit musulman.
L’Algérie n’est pas à l’abri des conflits intercommunautaires, à l’image de celui qui oppose les ibadites aux malékites dans la région du M’zab. Pourquoi, à votre avis, cet esprit du vivre ensemble qui a prévalu entre ces deux communautés depuis des siècles s’est-il tout d’un coup rompu ?
Je ne pense pas qu’il soit rompu. J’ai des amis dans le M’zab. Les femmes de la Vallée sont venues nombreuses au Congrès féminin à Oran. Ce sont nos frères, et la différence dans l’islam est respectée. Certes, il y a quelques agitateurs, notamment des jeunes désœuvrés qui sont sous l’effet des drogues. Et encore une fois, la responsabilité est dans nos écoles et nos mosquées. Si chaque imam d’une mosquée d’Algérie dit que les Mozabites sont nos frères, qu’ils n’ont rien à craindre de nous et que nous n’avons rien à craindre d’eux, rien ne pourra alors altérer cet esprit du vivre ensemble. J’ai été dans la mosquée des Mozabites à Ghardaïa, ils prient comme nous, ils jeûnent comme nous et ont la même qibla que nous. Qu’ils aient des aspects différents sur les notions de la charia, c’est un madh’heb comme tous les madhâhib.
Il ne faut pas oublier qu’il y avait cinquante-huit madhâhib dans l’islam avant qu’ils ne soient ramenés à quatre. Les chiites ne sont-ils pas nos frères ? Pourquoi rouvrir cette plaie entre sunnites et chiites à notre époque ? On ne comprend pas que la différence peut être une richesse. Les êtres humains ne sont pas des modèles de voitures qu’il faut sortir en série. Il faut respecter chaque individu dans ce qu’il a et ce qu’il est. Cette lecture doit se faire par la diversité et non par l’accaparement de la vérité à soi. Celui qui prétend détenir la vérité, à mon sens, est à côté de la plaque. Seul Dieu la détient. Et plus on s’approche du divin et plus on devient humble, notre ego s’efface et notre âme s’apaise. Pourquoi vouloir vivre dans la fitna et dans ce stress permanent dans nos villes ? Il faut accompagner le bien-être par la culture de l’esprit.
Des efforts ont été déployés en Algérie, ces dernières années, pour favoriser l’émergence de courants traditionnels, notamment soufis, à travers le soutien aux zaouïas et la réhabilitation du rôle de la turuqiya dans la vie spirituelle, mais on ne voit pas de résultats probants sur le terrain. A votre avis, pourquoi ?
Je me pose la même question (rire). Les zaouïas font partie de l’histoire de ce pays. Depuis des siècles, elles ont été les garantes de la stabilité, à la fois religieuse et morale. Elles ont joué leur rôle d’éducatrices. Seulement, de nos jours, elles ont perdu leur poids. Dans chaque ville, il y avait un saint patron. Qui ne connaît pas Sidi Abderrahmane, le saint patron d’Alger ? On dit qu’il était très proche des femmes et avait plus de disciples femmes que d’hommes. Il faut lire ses écrits et ce qu’il dit des femmes, défendant toujours leurs droits. C’est quelque chose de merveilleux. Je vais aller plus loin et dire que même la reine Victoria a visité son tombeau. Elle était la propriétaire de l’hôtel El-Djazaïr (ex-Saint-Georges), à Alger, qui était jadis un palais que Napoléon III lui avait offert. La légende raconte qu’elle ne pouvait pas avoir d’enfants, mais après sa visite à Sidi Abderrahmane, elle en a eu.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et R. Mahmoudi
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