Alexandra Bilak à Algeriepatriotique : «La situation des réfugiés est le résultat d’un échec politique»
Alexandra Bilak est directrice du département recherche et des politiques de l’Observatoire des situations des déplacés internes du Conseil norvégien pour les réfugiés, auteur du rapport qui a fait état du chiffre effarant de 38 millions de réfugiés au 31 décembre 2014.
Algeriepatriotique : Dans son dernier rapport de 2015, le Conseil norvégien pour les réfugiés a révélé le chiffre record de 38 millions de déplacés internes à travers le monde. Quel commentaire faites-vous sur ces chiffres impressionnants ?
Alexandra Bilak : Effectivement, les chiffres sont impressionnants. Cela fait seize ans que l’Observatoire des situations des déplacés internes (IDMC) existe et ce sont les chiffres les plus élevés que nous avons recensés jusqu’à présent. Il faut comprendre que ce chiffre est un chiffre cumulatif. C’est le total de personnes déplacées au 31 décembre 2014. Il inclut les personnes qui ont été nouvellement déplacées suite à une crise entre le 1er janvier et le 31 décembre 2014 et toutes les personnes déplacées, pour certaines, depuis plusieurs années et qui n’ont pas trouvé de solutions durables à leur déplacement. Ce sont des personnes qui n’ont pas pu rentrer chez elles et n’ont pas pu s’installer de manière définitive à l’endroit où elles avaient trouvé refuge. Ce chiffre est vraiment effrayant.
Quelle a été la réaction des instances internationales et des gouvernements suite à la publication de ce rapport ?
Pour l’instant, nous n’avons pas d’échos. Nous avons présenté le rapport la semaine dernière, lors d’une conférence de presse, à Genève, à laquelle beaucoup de journalistes du monde entier ont assisté. Mais aucune réaction officielle d’un gouvernement ou d’une instance internationale n’a été enregistrée. Le Haut commissariat des réfugiés (HCR) a lancé le rapport avec nous, comme il le fait, généralement chaque année. Et il communique ces chiffres en même temps que nous. Mais on ressent, quand même, une certaine fatigue de la communauté internationale qui est un peu perdue face à ces chiffres et ne sait pas comment réagir. C’est peut-être ce qui explique pourquoi il n’y a pas eu une réaction de choc ou de panique. En septembre de l’année dernière, nous avons publié notre deuxième grand rapport annuel sur les personnes déplacées à cause des catastrophes naturelles et ce rapport a eu plus d’impact, parce que les chiffres étaient vraiment impressionnants et ont montré qu’il y avait plus de déplacés par les catastrophes naturelles que par les conflits, cette année-là.
L’une des raisons de cette augmentation fulgurante de ces déplacements internes, citée dans ce rapport, est la violence et les conflits. Avez-vous recensé d’autres raisons qui poussent les populations à risquer ainsi leur vie pour fuir leur pays ?
Ce rapport que nous venons de publier concerne les populations déplacées par les conflits et la violence. Ce que nous essayons de montrer à chaque fois, c’est la multi-causalité et la complexité du phénomène. Nous montrons que des personnes déplacées par un conflit, à un moment donné, peuvent être déplacées une deuxième ou une troisième fois par une inondation, un glissement de terrain, etc. Cela arrive souvent, notamment dans des camps de déplacés, dans des zones à risque. A l’IDMC, notre travail ne se limite pas aux conflits et à la violence, mais nous publions aussi des estimations sur les personnes déplacées en raison des catastrophes naturelles : inondations, typhons, tremblements de terre, etc.
Une nouvelle catégorie de réfugiés a vu le jour, ce sont les réfugiés écologiques. En quoi ce type de réfugiés diffère-t-il des réfugiés fuyant la guerre et la misère ?
Il faut faire attention à la terminologie. Dans notre cas, nous étudions le phénomène des déplacements internes qui ne sont pas des réfugiés dans le sens où ils ne traversent pas de frontières. Pour ce qui est des réfugiés écologiques – d’autres les appellent des réfugiés climatiques –, deux termes que nous évitons d’utiliser, nous avons montré, à partir de nos études, que ce n’est pas le changement climatique en soi qui cause ces déplacements, mais ce sont plutôt des questions de vulnérabilité et d’exposition. De plus en plus de populations sont exposées à ces risques et de plus en plus de populations deviennent vulnérables. Même le terme de catastrophe naturelle est erroné parce que ce sont des catastrophes plutôt humaines. Pour ce qui est de la différence, il y en a plusieurs. Sur un point de vue juridique, les déplacés internes sont tous sous la responsabilité de leur Etat. Qu’elles soient déplacées à cause d’un conflit, de la misère ou un glissement de terrain, ces personnes restent sous l’autorité de l’Etat. Là où cela change, c’est lorsqu’elles traversent les frontières, ces personnes deviennent réfugiées et sont protégées par les Conventions de Genève, etc. Seulement, il n’y a pas de cadre juridique et légal pour les personnes qui se sont déplacées à cause d’une catastrophe. Il y a un vide juridique. La seconde différence et c’est plutôt une perception qu’ont les gens, car on les entend souvent dire que les personnes déplacées à cause de catastrophes retournent chez elles après que tout soit rebâti alors que les déplacés à cause de conflits, en général, ne peuvent pas rentrer chez eux. Ce n’est pas toujours vrai. Les personnes déplacées à cause des catastrophes peuvent quelque fois le rester pendant des périodes très longues et nous avons l’exemple de Haïti suite au tremblement de terre d’il y a six ans, les gens ne sont toujours pas rentrés chez eux. Quelle que soit la cause, les déplacements sont un phénomène qui se prolonge dans le temps et c’est là que la réponse devient de plus en plus compliquée. Ce qu’a montré notre rapport de cette année, c’est que dans la majorité des cas, les déplacements sont prolongés. Nous avons recensé des personnes qui sont déplacées depuis plus de dix ans. On peut même parler de vingt et trente ans.
Quelles sont vos prévisions pour les prochaines années ? Ce chiffre est-il appelé à augmenter ou à baisser ?
C’est difficile de prévoir l’avenir, mais c’est vrai qu’à partir du moment où la cause principale de ces déplacements prolongés est due essentiellement à des crises politiques qui ne sont pas prêts d’être résolus dans les prochains mois ou les prochaines années, à l’exemple de ce qui se passe en Syrie, Libye et l’Irak, on ne peut que s’attendre à ce que ces chiffres augmentent. Et si on ajoute à cela le fait qu’on ignore si les gens trouvent des solutions après leurs déplacements ou non, les chiffres continuent de gonfler chaque année.
L’Europe veut que des pays de transit comme l’Algérie, la Libye et la Tunisie servent de pays de filtrage pour les demandes des réfugiés. L’Europe est-elle incapable d’endiguer ce phénomène par ses propres moyens ?
C’est un peu difficile de faire un commentaire là-dessus. Comme je vous l’ai dit, notre travail se focalise sur les personnes déplacées internes et nous avons très peu de données sur les personnes qui commencent leurs parcours comme déplacées internes avant de devenir réfugiés. Ce qui fait que nous avons très peu étudié cette problématique. Je ne suis pas la bonne personne pour répondre à cette question. Nous n’avons pas de chiffres sur ce phénomène, et les 38 millions font référence uniquement à des personnes qui sont actuellement déplacées au sein des frontières de leur pays. Bien sûr, il n’est pas exclu que certaines d’entre elles pourront un jour en venir à quitter leur pays et traverser la Méditerranée. Ce qui n’augure rien de positif pour l’avenir et l’Europe devra investir davantage pour gérer cette problématique. Sans vouloir être pessimiste, nous ne voyons pas d’issue positive sur la base de ce qui en train de se passer.
Quelle est la part de responsabilité des Etats occidentaux dans ce flux migratoire qui a fait 1 200 morts en deux jours ? La politique interventionniste des pays de l’Otan n’y est-elle pas pour quelque chose ?
Encore une fois, c’est difficile de répondre à cette question et je ne peux pas faire de commentaire là-dessus. En revanche, un des messages que nous essayons de faire passer, c’est que la situation des personnes déplacées internes est le résultat d’un échec politique avant tout, au niveau national, dans les pays de ces personnes-là, et c’est aussi un échec de la communauté internationale. Dans la mesure où on n’arrive pas à apporter une réponse qui s’inscrit dans le long terme à ces personnes déplacées pour que justement, elles puissent trouver des solutions durables au niveau de leurs pays pour éviter de risquer leurs vies en traversant les frontières. Cette incapacité à trouver une réponse est aussi le reflet de l’incapacité de la communauté internationale à assurer une transition effective entre l’aide humanitaire et le développement durable. C’est ce qui se produit dans les pays qui souffrent de ce phénomène. La réponse est incomplète et insuffisante. Ce n’est pas uniquement la responsabilité de la communauté internationale, mais, avant tout, c’est une responsabilité étatique, nationale. Bien sûr, la communauté internationale a un rôle à jouer. Nous avons montré dans ce rapport qu’il y a beaucoup de populations des déplacés internes qui sont dans cette situation depuis des décennies et sont abandonnées à leur sort, sans aucune assistance humanitaire ni attention médiatique.
Le problème des déplacés internes et des réfugiés en général est endémique. Peut-on objectivement arriver à éradiquer ce phénomène un jour ? Si oui, comment ?
Pourra-t-on, un jour, l’éradiquer complètement, probablement non. Le déplacement est comme les conflits, cela fait partie de la société dans laquelle nous vivons. Cela dit, il est vrai que des mesures peuvent être prises pour prévenir ces déplacements et faire en sorte qu’ils n’atteignent pas un chiffre comme celui recensé pour l’année 2014. Nous essayons de montrer à l’IDMC que ce sont des causes structurelles, pour pousser les gouvernements à trouver des solutions à ces causes plutôt que de toujours aborder la question, une fois qu’elle est sur le terrain, sur le plan de l’aide humanitaire et de l’assistance d’urgence. Donc, c’est d’essayer de remplacer, en fait, la problématique dans son contexte et de placer la question des déplacements comme étant une question de développement durable qui doit être comprise comme telle. Ce n’est plus simplement un phénomène humanitaire. Il en va du développement social, économique et politique des pays. Nous n’avons pas les moyens de faire des recommandations élaborées, mais le rapport montre que l’aide humanitaire ne suffit plus. Il faut un engagement politique et diplomatique des pays et de la communauté internationale, et il faudrait que le déplacement des populations soit «recontextualisé» dans le débat mondial sur le développement durable. Sans cela, il ne sera jamais réglé.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi