Les Algériens de France à Manuel Valls : «Etes-vous conscient que votre déclaration nourrit le racisme ?»

Il nous faut, nous dit-il, désormais mener «une guerre de civilisation». Mais aucune précision ne nous est donnée sur la civilisation qu'il nous demande d'anéantir. Les terroristes financés, armés, engagés et «télécommandés» par une véritable industrie du crime à l'échelle planétaire seraient-ils les représentants de cette «civilisation maudite», mais jamais clairement identifiée ? Nous savons tous qu'ils sont les premiers ennemis de l'islam. Ils ont réussi à coller à notre religion une image sanguinaire, mortifère, repoussante et choquante, en total décalage avec ses véritables valeurs humanistes. Nous n'avons jamais cessé de l'écrire, de manifester dans les rues et de mener des campagnes pour nous présenter et expliquer nos valeurs très éloignées des comportements de cette horde d'assassins, terroristes, criminels et psychopathes qui sévit un peu partout dans le monde.
Alors, M. le Premier ministre, expliquez-nous : pourquoi parlez-vous de «guerre de civilisation», sans jamais clairement préciser votre pensée ? Pourquoi certains «journalistes et certains intellectuels» se plaisent-ils à jeter de l'huile sur le feu en amplifiant vos déclarations sur la «guerre de civilisation» à laquelle nous serions désormais confrontés ? Pourquoi les centaines de livres qui sont consacrés à notre religion sont souvent non étayés et schématiques pour imposer la vérité d'une pensée unique ? Pourquoi leurs auteurs ne font pas preuve de compétence intellectuelle, attestée par un vrai savoir, pour faire une critique juste et pourquoi pas légitime d'une certaine «pratique exotique» de l'Islam ?
Nous sommes pour un véritable débat sur nos valeurs religieuses, mais à la condition qu'il ne soit pas vicié par des approximations intellectuelles, hostiles pour tout simplement agiter le chiffon rouge de la menace islamique en France qui pèserait sur nos valeurs républicaines et laïques. En déclarant que nous sommes aujourd'hui engagés dans «une guerre de civilisation», vous portez une lourde responsabilité, car vos propos surmédiatisés consolident un climat qui permet, aux tenants d'un discours fascisant, de faire progresser des idées dangereuses, malsaines, sur le choc des civilisations pour mieux corrompre l'esprit de l'opinion, créant ainsi la confusion entre Islam, immigration, délinquance et terrorisme.
Seriez-vous, M. le Premier ministre, un adepte convaincu du thème du choc des civilisations soutenu par le théoricien américain des relations internationales Samuel Huntington qui justifie une idéologie impériale encouragée par des confrontations entre les grands ensembles que sont les civilisations occidentale, musulmane, chinoise, japonaise, hindouiste, slave orthodoxe, africaine, latino-américaine ? Pour autant, ce théoricien américain ne fournit pas d'autre critère de distinction que le critère religieux. Il affirme, sans complexe aucun, la supériorité de la civilisation occidentale comme unique civilisation à avoir articulé la foi en la liberté des individus, l'Etat de droit démocratique, la libre entreprise et l'économie de marché et l'universalisme individualiste, en passant sous silence sa tentation colonialiste et impérialiste, à une époque pas si lointaine. Il ajoute que, méprisant les racines helléniques, romaines et judéo-chrétiennes de la civilisation occidentale, l'islam est devenu prêt à toutes les barbaries pour l'anéantir. Et c'est pourquoi, selon Samuel Huntington, la civilisation occidentale doit se défendre contre l'islam qui peut jouer de son émigration en Occident comme d'une «cinquième colonne», thèse que M. Christian Estrosi – député – et quelques-uns de ses amis «Républicains» reprennent à leur compte.
Est-ce cette «guerre de civilisation» à laquelle vous pensez M. le Premier ministre ? Voulez-vous objectivement confondre, comme le fait Samuel Huntington, islam et terrorisme barbare ? Etes-vous conscient politiquement, M. le Premier ministre, que votre déclaration sur la «guerre de civilisation» pourrait nourrir et amplifier encore davantage le racisme et l'islamophobie en France, en suggérant aux citoyens de la République française de se dénoncer les uns les autres comme barbares ? Avez-vous oublié, M. le Premier ministre, qu'au Moyen-âge, les communautés juives, qui ont voulu se maintenir en ghettos et ne pas être assimilées, ont été mieux traitées en terre musulmane qu'en terre judéo-chrétienne ? Ignorez-vous que l'antijudaïsme religieux chrétien a expulsé le judaïsme de la civilisation «judéo-chrétienne», tout comme il a préconisé les croisades et supporté, en sa très grande majorité, une colonisation aveugle, sanguinaire et génocidaire de nombre de pays de l'Amérique du Sud et de l'Afrique, notamment l'Algérie ?
Cette colonisation était l'expression concrète de la frontière physique, culturelle et humaine entre «civilisés» et supposés «barbares» ou «sauvages».
Ne pensez-vous pas, M. le Premier ministre, qu'il faudrait raison garder et en tant qu'homme d'Etat condamner au lieu de produire un discours politique et paranoïaque sur la phobie de l'Islam, de l'arabe ou du berbère en France ? Ne croyez-vous pas qu'il est temps d'arrêter la pratique de ce discours politique avec ses mots clés qui fonctionne sur le mode du terrorisme intellectuel qui enferme les musulmans de France dans «l'asile des accusés», jugés comme complices de tous les crimes commis par des hordes d'envahisseurs terroristes, lâches et criminels ? Avez-vous l'intention, M. le Premier ministre, en parlant de «guerre de civilisation», de chasser sur les terres du Front national pour préparer votre candidature aux prochaines élections présidentielles de 2017, en désignant les citoyens français de confession musulmane «ennemis de l'intérieur» et de la civilisation occidentale ?
Sachez, M. le Premier ministre, que nous n'oublierons pas ce type de discours islamophobes qui entraînent des discriminations économiques, politiques et culturelles négatives et déshonorantes à l'encontre de notre jeunesse française de confession musulmane ou d'origine algérienne.
L’Alliance nationale des associations des Algériens de France