Une contribution de Majoub Bentebria – Eradiquer l’économie souterraine avec l’arme du chèque ?
Tout d'abord, contrairement à certaines idées reçues au niveau de l'opinion algérienne, l'économie souterraine est présente partout dans le monde. Elle représenterait 8% du PIB au Royaume-Uni, 20% en Italie. Elle pourrait grimper jusqu'à 27% aux Etats-Unis avec un taux de croissance annuel de 40%. Dans le cas algérien, beaucoup affirment leur volonté d'éradiquer l'économie souterraine et peu savent de quoi est-il vraiment question. Le problème de l'économie invisible en Algérie n'a jamais été sérieusement considéré et analysé en dehors des mécanismes de la comptabilité nationale. Depuis de nombreuses années, son ampleur fait l'objet de controverses entre certains Don Quichotte politiques, professionnels de la joute épique destinée au théâtre populaire. En réalité, le problème essentiel de l'économie souterraine est celui de s'entendre et sur ses causes et sur ses effets. Partout dans le monde, dans les pays développés comme dans les pays émergents ou en cours de développement, le manque de souplesse des systèmes économiques explique largement le développement d'activités irrégulières et invisibles. Pour autant, leur existence est-elle légitime? Beaucoup répondent spontanément, sans explications objectives : non ! Ils devraient prendre la peine de vérifier que la croissance d'un secteur invisible reporte sur l'économie officielle le poids des contraintes refusées par les fraudeurs et crée des distorsions de concurrence préjudiciable à tous et contraire aux principes de démocratie formelle dans l'économie posée par la démocratie libérale. Comme tout problème d'économie et plus spécialement lié à la comptabilité nationale, l'économie souterraine passe par la définition d'un concept mesurable.
Si l'on s'attend généralement à définir l'économie souterraine comme l'ensemble des activités échappant à la quantification par le comptable national, le concept n'en appelle pas moins plus de précisions. La perplexité des économistes se traduit par la multitude des termes employés : économie non officielle, souterraine, invisible, irrégulière, non déclarée, en marge des marchés, trabendo… Cela précisé, on peut distinguer deux volets dans l'économie souterraine, un secteur marchand, un secteur non marchand. Le premier utilise la monnaie comme pivot et regroupe à la fois les activités légales non déclarées (travail au noir, services rendus) et des activités illégales (trafics divers, fruit du vol et du recel) ; le second repose essentiellement sur le troc ou l'autoconsommation (travail domestique, bénévolat, bricolage, avantages ou services rendus par certaines entreprises à leurs employés). La difficulté d'évaluation de l'économie souterraine vient donc d'un fait évident ; la fraude l'alimente en grande partie et l'un de ses critères essentiels est la volonté d'une au moins de certaines parties à la transaction de la faire échapper à l'attention des pouvoirs publics au sens large. En revanche, contrairement à l'Algérie, faute de savoir le faire, certains pays décident d'intégrer, dans le calcul de leur PIB, sur une base forfaitaire et arbitraire, le produit supposé des activités illégales : c'est le cas de l'Italie ou des Etats-Unis qui incluent dans leurs comptes nationaux des productions illégales estimées. Ceux qui ne s'intéressent pas au «savoir-faire» relatif à la quantification des phénomènes de l'économie invisible ont un parti pris idéologique, dans la mesure où ils veulent voir dans son développement le refus exprimé par les agents économiques d'un système autre que celui qu'on estime le meilleur parce qu'il est «officiel». Mais dans la mesure où il est souvent affirmé, ces dernières années en Algérie, que le secteur de l'économie souterraine croît plus vite que le secteur de l'économie régulière, ne devrait-on pas guérir «la panne de l'imagination économique et sociale» et prendre conscience que «l'activité invisible» reporte sur le secteur économique officiel des charges toujours plus lourdes (fiscalité, vols effectués dans les entreprises, indemnisation de faux chômeurs, etc.) tout en le déstabilisant, alors même qu'il aurait pu, comme dans bon nombre de pays, être limité à un secteur clandestin stagnant et de faible ampleur. Pour cela, encore aurait-il fallu en Algérie avoir intérêt à quantifier le poids de l'économie souterraine dans l'économie officielle nationale grâce à la mise en place de techniques d'études, d'indices ou de méthodes d'évaluation indirectes. On peut ainsi, par recoupements, parvenir à établir un taux d'évasion fiscale ou de sous-déclaration qui recouvrent à la fois les revenus du secteur souterrain et les déclarations minorées de revenus du secteur officiel. Il est aussi possible au plan macroéconomique d'établir une relation entre la quantité de monnaie fiduciaire, sa vitesse de circulation et les transactions ainsi réalisées. La différence entre cette estimation et celle indiquée par les comptables nationaux doit être représentative des transactions du secteur souterrain monétaire. C'est en partie l'absence de cet ensemble de contraintes et de techniques d'évaluation directes ou indirectes qui justifient, à l'évidence, la croissance du secteur invisible en Algérie. Par ailleurs, dans tous les pays, l'allergie fiscale se manifeste de la même manière : les taux d'imposition élevés sur les revenus, sur le chiffre d'affaires, les droits de douane élevés sont des incitations à dissimuler une partie des revenus et pour ce faire, de l'activité.
Il en est de même d'une législation stricte du travail ou de la réglementation des charges qui, par les contraintes qu'elles introduisent, sont une puissante incitation pour une partie des agents économiques à dissimuler leur activité. D'autres phénomènes, tels que la corruption des fonctionnaires dans certains pays et pas uniquement en Algérie, comme on tendrait à le croire ou à le faire croire, et la carence des services publics sont aussi des incitations à ne pas passer par les circuits publics. Enfin, aujourd'hui, la crise, qui sévit à l'échelle mondiale, a eu pour effet d'engendrer, dans beaucoup de pays, un chômage important. Bénéficiant d'indemnités publiques et confrontés à des difficultés réelles pour retrouver un emploi, les chômeurs peuvent être tentés de tirer profit de leur qualification dans le secteur parallèle. Les femmes aussi, qui veulent ou doivent travailler, peuvent trouver plus avantageux de recourir à des activités non déclarées pour arrondir leur fin de mois. La multitude des motivations explique donc que l'économie souterraine soit devenue un phénomène généralisé que connaissent aussi bien les pays occidentaux ou les nations émergentes ou en cours de développement. Le fond de la controverse est simple : l'économie souterraine est-elle un phénomène positif, susceptible d'être à ce titre toléré ou même encouragé ou un mécanisme pervers, remettant en cause les fondements de toute société (justice, démocratie) ? Comme première réponse qui pourrait venir à l'esprit de beaucoup de gens : l'avantage qui peut être trouvé à l'économie souterraine est sa souplesse et son rôle d'amortisseur de la crise. Plutôt qu'une société duale divisée entre salariés et chômeurs improductifs, désespérés, il serait préférable de reconnaître un modèle où, à côté de l'économie officielle, un secteur souterrain peut fournir des emplois manquants, des formes alternatives de travail (travail à temps partiel, travail flexible, petits boulots, etc.), le secteur officiel tirant profit de cette activité (services rendus aux ménages ou aux entreprises, achats de matériaux ou de matières premières). En Algérie, la polémique à propos de l'économie souterraine est telle qu'il ne semble pas possible d'en raisonner sereinement et objectivement l'ampleur et les problèmes qu'elle est sensée poser. Ne pourrait-on pas réfléchir à une analyse rationnelle de cette économie invisible qui pourrait être «acceptée», dans des limites bien encadrées, pour favoriser l'épanouissement du citoyen, en organisant son autonomie dans le travail, en lui donnant le goût de l'initiative par le biais de l'expérimentation sociale, dans le domaine de la satisfaction de besoins où l'Etat ne peut pas obtenir les résultats sans des investissements très lourds, de moins en moins possibles en période de crise comme les travaux d'intérêt général pour embellir les villages et les villes algériennes, résoudre la solitude des vieilles personnes isolées ou le problème de la garde des enfants pour éviter la contrainte des crèches aux mères de familles qui travaillent, etc. Malheureusement, faute d'être réellement «gérée et suivie», cette économie souterraine est devenue très nocive, par certains de ses aspects et pratiques, à l'économie officielle algérienne. En effet, l'économie souterraine, en Algérie comme dans beaucoup d'autres pays, repose en grande partie sur une ignorance ou un mensonge : la plupart des agents impliqués dans la production non officielle n'y figurent qu'à défaut d'emploi officiel : le chômeur ne se résout à travailler au « noir» que parce qu'il n'a pas pu retrouver d'emploi dans le secteur officiel. Salarié d'un employeur clandestin, il ne perçoit qu'une rémunération diminuée, sans protection sociale ni garantie. Le recours au mode de production souterrain ne bénéficie la plupart du temps qu'à l'employeur indélicat, qui confisque à son profit la différence. De la même manière, le consommateur de tels biens ou services ne bénéficie d'aucune garantie de qualité ni d'aucun recours. C'est donc une véritable concurrence déloyale qu'exerce dans la plupart des cas l'économie souterraine par rapport à l'économie officielle. Sur cette dernière pèsent les charges de la protection sociale, des équipements collectifs financés par l'impôt, voire même des services ou matériels détournés par les travailleurs se livrant à une double activité. Les pertes de recettes justifient l'augmentation des taux de prélèvement obligatoire dont l'assiette se restreint : ainsi se trouve compliqué, en majeure partie, le différentiel de croissance entre le secteur officiel et le secteur clandestin, celui-ci devenant de plus en plus compétitif et pouvant augmenter la rente qu'il prélève en fait sur le consommateur et le contribuable. A cela s'ajoute également le problème de l'injustice fiscale que favorise l'existence du secteur invisible. Enfin, en Algérie, mais aussi dans d'autres pays, l'existence d'un secteur non appréhendé par la comptabilité nationale rend aléatoires l'élaboration et l'application de politiques économiques. Les politiques macroéconomiques se fondent sur un certain nombre d'indications : taux de croissance du PIB, taux de chômage, taux d'inflation. Les taux officiels, évaluant les performances de l'économie enregistrées, sont en fait inférieurs aux taux réels en ce qui concerne l'inflation (les prix du secteur souterrain sont inférieurs), la croissance (le secteur souterrain croit plus vite que le secteur officiel qu'il prive de sa vitalité avec par exemple des faux chômeurs, en fait salariés du secteur clandestin). Particulièrement en Algérie, les politiques classiques mises en œuvre, ces dernières années, ont toutes produit les effets insuffisants ou inverses de ce qui étaient légitimement attendus : une politique de relance grâce au secteur du bâtiment et des grands travaux d'infrastructures autoroutières notamment, calée sur un taux de croissance sous-estimé engendrera l'inflation, les gouvernants et les économistes algériens y perdent ainsi, malheureusement et parfois injustement, une certaine dose de crédibilité aux yeux de l'opinion populaire dans la mesure où leurs efforts n'ont pu résoudre tous les problèmes, pourtant bien réels.
Pour conclure, le débat sur l'économie souterraine, comme nombre de débats mis à l'affiche actuellement en Algérie, est vicié parce que ceux qui en débattent ont tendance à les ramener à la question de la place de l'Etat dans la société. Les arguments avancés sont souvent les mêmes : en pratiquant des taux de prélèvements obligatoires toujours plus élevés, en édictant des règles protectrices, mais exagérément tatillonnes, en intervenant de manière systématique dans l'économie, l'Etat algérien aurait, selon certaines personnes, largement encouragé le développement d'un secteur parallèle. Ils ajoutent que le marché parallèle a révélé sa vitalité en combattant les normes édictées par l'Etat, même les plus contraignantes et les plus répressives. Sans donner d'explications… Tenant compte de ce qui vient d'être développé, est-il possible de nier les avantages que les citoyens, particulièrement en Algérie, peuvent retirer d'une économie duale? L'assimilation de l'économie invisible à une libération d'énergie et d'inventivité tenue captive par l'Etat, ou à une tentative d'épanouissement dans des modes de production alternatifs relève du travestissement : c'est faire bon marché des inégalités criantes, des transferts de rémunération et de fiscalité qui n'ont aucune raison de se faire avec un souci de justice particulier. De la même manière, une approche ultralibérale ou dilettante conduirait à faire l'apologie de la débrouillardise (système D) et de la fraude sur des marchés qui n'ont aucune raison de leur accorder une place majeure, et même toutes les raisons de ne pas le faire. C'est pourquoi l'économie souterraine, même si elle ne pourrait pas constituer, sans doute, un phénomène extrêmement significatif par l'ampleur des sommes en jeu, restera encore longtemps et suffisamment importante en Algérie pour alimenter la chronique politique et sociale autour de l'utilisation obligatoire du chèque, de l'e-paiement ou de la chkara. «Les activités invisibles» ont toujours posé un problème fondamental aux gestionnaires et responsables de toutes les nations : jusqu'où peut-on tolérer que la liberté génère des inégalités au sein d'une société ? La citation de Condorcet est à ce propos sans appel : «Entre le riche et le pauvre, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit.» Et il est clair que l'économie souterraine n'a pas à dicter sa loi.
Majoub Bentebria
Secrétaire général de l'Anaaf