Ali Kahlane : «Les événements de Ghardaïa ont exacerbé les sentiments mitigés liés à l’internet» (I)

Algeriepatriotique : Les réseaux sociaux ont dépassé ce que vous avez appelé le triptyque de l’éducation classique, c’est-à-dire les parents, l’école et la rue. Est-ce à dire que nos enfants sont condamnés à être tributaires de l’«école» Facebook et YouTube ?

Algeriepatriotique : Les réseaux sociaux ont dépassé ce que vous avez appelé le triptyque de l’éducation classique, c’est-à-dire les parents, l’école et la rue. Est-ce à dire que nos enfants sont condamnés à être tributaires de l’«école» Facebook et YouTube ?
Ali Kahlane :
Il est vrai que la montée fulgurante de l’utilisation de Facebook parmi les jeunes et moins jeunes Algériens connectés pourrait faire penser que les réseaux sont en train de devenir, pour eux, une sorte d’omniscience au rabais, car l’information semble être là, disponible et à portée de main, mais avec une crédibilité qui l’est beaucoup moins. Je n’irai certainement pas jusqu’à dire que nos enfants sont ou seront tributaires autant que ça de la seule «école» Facebook. Dans l’absolu, il est clair que l’éducation des parents et la formation présentielle que prodigue l’école sont et seront irremplaçables pour longtemps encore. Ce que pourrait par contre apporter le réseau social c’est cette ouverture d’esprit, cette facilité d’accéder à une certaine information en temps réel et sous des formes, des facettes et un support de plus en plus proches de l’homme en général et des enfants en particulier. Bien que la formation d’un enfant continuera de passer par le triptyque parents, école et rue, que ça soit avec ou sans les réseaux sociaux, il faut désormais compter avec la présence de Facebook et toutes les autres formes de réseaux sociaux existants, dans la chaîne d’apprentissage de nos enfants. Il reste qu’il est dévolu à l’école d’expliquer très simplement à l’enfant les bienfaits des réseaux sociaux tout en en rappelant, subtilement, les méfaits, car l’homme, et a fortiori l’enfant, a une attraction et une tendance irrésistible vers l’interdit. Il y va de même pour l’enseignant qu’il va falloir mettre dans une boucle vertueuse pour prendre le meilleur des réseaux sociaux en combattant le pire, pour le bien de l’enfant. Au domicile, les parents seront à un moment ou un autre forcément impactés soit directement, en tant qu’utilisateurs eux-mêmes, soit indirectement, car vivant les joies et les angoisses que les réseaux sociaux créent et donnent à leurs enfants. Ils devront nécessairement, avec ou contre leur gré, s’insérer dans une logique de complicité avec leur progéniture pour en baliser l’usage, limiter et prévenir les situations pouvant leur nuire. Et enfin la rue, qui est le déversoir par excellence où tout ou presque est possible. Elle aura toujours pour l’enfant cet attrait particulier où sa «liberté» est quasi totale. Livré à lui-même, dans une jungle où l’agneau peut être un loup, où l’apparence à travers la pseudonymie est la norme pervertie d’une vie parallèle, seules la qualité et la puissance pédagogique de l’éducation des parents, d’un côté, et la formation de l’école, de l’autre, pourraient véritablement prémunir l’enfant des dérives malsaines que pourraient procurer les réseaux sociaux sans un contrôle et sans un suivi responsables.
Comment inverser cette tendance et rendre à l’école classique son rôle d’antan au milieu de cette invasion incontrôlable où se mêlent information et désinformation ?
L’école dans sa plus simple expression, celle qui initie, était d’abord familiale, le père ou la mère y servait de précepteur. L’histoire et les connaissances utiles à la famille et de son lieu de vie y étaient racontées et soigneusement passées de père ou de mère en fils, en fille. Très vite, cela s’était élargi au quartier, au village ou à la ville avec les mêmes desseins et dans les mêmes limites sociales et/ou religieuses. De l’oralité à l’écrit qui nous arrive aujourd’hui, sous la forme que l’on lui connaît, où la formation de l’enfant est prise en charge par l’Etat, avec exactement la même mission, mais des objectifs un peu plus élargis sur les autres peuples et surtout vers un savoir de plus en plus universel dont la compréhension et les limites sont certes mises en forme et distillés par l’homme, mais avec des filtres socioreligieux, voire idéologiques, savamment érigés en politique éducative nationale à l’instar de ce que font tous les pays du monde. Depuis l’avènement du numérique, plus rien ne semble plus capable d’arrêter le nombre d’êtres humains aptes à consulter des informations à travers le monde. Conséquemment, la demande d’éducation a grandi comme elle ne l’a jamais été, surtout dans les pays dits émergents. En effet, avoir un accès à toute l’information du monde est une chose, faire le tri et comprendre ce qu’on lit est une tout autre chose. L’école de demain, celle de l’ère numérique, se doit de nous apprendre à apprendre tout seul (Learning to learn). Car en face de notre écran, petit ou grand, dans les méandres des lignes générées par les moteurs de recherche, au milieu des «posts», dans les partages et les «like» que les réseaux sociaux nous servent, dans les échanges vocaux que nous avons au moyen de Skype et autres Viber ou en visionnant tout simplement un «how to» sur YouTube, nous apprenons certes à notre rythme, mais à «notre manière», car nous sommes livrés à nous-mêmes. Alors, c’est là que comptera notre capacité à avoir bien appris à apprendre et à comprendre. Dans ce processus viendrait l’apprentissage, tout simplement indispensable, du sens et de l’esprit critique pour se trouver et/ou retrouver son chemin dans le plus grand des «tsunamis informationnels» que la Terre ait connu et connaîtra pour longtemps encore. C’est ce qu’on appelle aussi le «Big Data», à travers le monde, il s’enrichit de 10 Eexaoctets (1 Eo = 1 million de téraoctets) d’informations par jour, dont mille téraoctets (1 To = 1000 gigaoctets) sont générés par les seuls 940 millions d’utilisateurs actifs de Facebook, sur un total 1,5 milliard d’utilisateurs inscrits et dont près de 80% le sont à partir de mobiles, smartphones ou tablettes, Il ne faut bien sûr pas se leurrer, dans ce «capharnaüm d’informations», on trouve tout et son contraire. Il ne faut surtout pas qu’on ait l’illusion que les jeunes, car ils sont les plus nombreux et surtout les plus vulnérables, mêmes s’ils sont des «digital natives» (des enfants nés dans et avec le numérique) feraient eux-mêmes le tri, entre une publicité, une affabulation, une désinformation, une propagande et un autre contenu. Ces choses-là s’enseignent et s’enseigneront encore pour longtemps encore. L’école peut et doit mettre le bon ordre dans la place et dans les esprits en s’appropriant elle-même, à travers les enseignants, les outils numériques qui lui permettraient d’en maîtriser le langage et ses subtilités.
Trois faits graves sont survenus ces dernières semaines dans le pays – les «fuites» du bac, les affrontements sanglants de Ghardaïa et l’embuscade meurtrière d’Aïn Defla – et ont eu un très large écho sur les réseaux sociaux. Comment analysez-vous le contenu relatif à ces trois événements ?
Frauder, tricher est une activité aussi vieille que le monde. Les méthodes et l’ingéniosité pour le faire évoluent très vite. La technologie actuelle permet des modes de communication infinis avec les objets connectés mobiles du moment. Le tricheur va toujours trouver des méthodes de plus en plus astucieuses pour le faire, aidé, notamment, par des recherches sur Internet. Bien entendu, ce même Internet permettra également aux autorités chargées de contrer les fraudeurs, de trouver d’autres méthodes pour les en empêcher et ainsi va le principe, tel qu’utilisé dans la bataille de recherche d’antivirus et d’anti-hackers. Il s’agit d’être toujours en avance sur ces derniers. Une étude américaine (les Américains aiment bien reconnaître au grand jour ce phénomène, car ils ont une tendance naturelle à admettre leurs tares, paraît-il, pour mieux les dépasser), estime que 80% de leurs étudiants utilisent une ou plusieurs méthodes de fraude, de la simple à la plus sophistiquée, pour passer des étapes importantes de leurs études. Plus de la moitié de ceux qui fraudent estiment qu’ils ne font rien fait de grave «car tout le monde le fait» et, surtout, «d’ailleurs, très peu se font attraper», affirment-ils. Alors que seulement 41% du grand public condamne la triche dans les examens pour uniquement 35% du personnel académique qui estime que ce n’est pas bien. C’est dire que le phénomène est bien ancré et a encore de beaux jours devant lui, avec ou sans technologie. Le combattre à la source doit être une activité de tous les jours et en utilisant tous les moyens. Le grave et malheureux événement de Ghardaïa et celui, innommable, d’Aïn Defla ont encore plus exacerbé les sentiments mitigés liés à l’usage des réseaux sociaux dans des cas aussi graves et surtout touchant à l’unité nationale. Ils nous rappellent de mauvais souvenirs que nous voulions à jamais oublier. Ces deux tristes événements ont été traités en tant que tel dans pratiquement tous les réseaux sociaux aussi bien par les uns que par les autres. Il y a eu des moments forts que les utilisateurs de Facebook ont rapportés d’une manière inappropriée et qu’il faut bien sûr condamner de la manière la plus vigoureuse et c’est le moins qu’on puisse dire ou faire. Dans les deux cas, faire l’apologie de la violence et du terrorisme doit être sévèrement puni. La spécificité d’un réseau social tel que Facebook est, entre autres, le fait d’être instantané dans la production de «l’information» et fondamentalement de ne pas faire la différence entre l’information et le commentaire de celui qui l’a relayée ou produite. C’est aussi le fait de faire l’impasse sur celui qui la consomme d’avec celui qui la commente et/ou qui la partage. Ce dernier peut lui donner, parfois, soit une autre «vie» soit un autre sens et qui peut être diamétralement opposé au premier. Ces points qui sont inhérents à pratiquement tous les réseaux de partage affaiblissent structurellement le degré de crédibilité du réseau social, car ils mettent au grand jour le lot d’incertitudes que toute information «libre», donc pouvant être manipulable, pourrait au fond avoir. En effet, la crédibilité, à la sauce des réseaux sociaux, est fonction du nombre de «j’aime» et de partage qu’elle génère. L’attrait d’un «post» d’information peut très bien diminuer en fonction du temps qu’il passe en étant «en avant», il peut être rétrogradé à cause ou grâce au nombre de réactions qu’il suscite. En somme, dans de nombreux cas, l’information passée à la moulinette des «j’aime», des commentaires et des partages peut très bien se retrouver à vouloir dire tout l’inverse de ce que le premier «Facebooker» a voulu dire ou passer comme information en la publiant. Un exemple serait un fan d’une équipe de foot qui vanterait positivement son club de foot dans une communauté, d’amis pourtant, et qui se retrouve en bout de compte avec un post, le sien, où tous les commentaires et les réponses aux commentaires qui seraient en complète contradiction avec ce qu’il avait voulu tout à fait au début. Il aurait magistralement desservi son club malgré lui ! Cela suggère que des utilisateurs «avertis» de comptes Facebook peuvent très bien influer sur la pérennité et le cours d’une information s’ils arrivent à s’immiscer dans le «train» de son activité au sein du «mur» ou de la «page». Ils peuvent alors éventuellement soit écourter soit rallonger sa «vie» en circonvenant jusqu’à son objectif.
Cela dit, je ne pense pas personnellement qu’il faille accuser ou blâmer Facebook lui-même et lui jeter l’opprobre, ou de penser à l’harnacher ou pire le museler. Il n’est au fond qu’un autre moyen de communiquer par le truchement de la magie de l’internet. L’internet qui bouscule tout et, rien ne se fait plus comme avant, l’information en a été la première à s’en accaparer complètement, ce n’est pas pour rien qu’elle représente le «I» de TIC. En somme, il s’agit de ne pas se tromper d’adversaire. Un couteau, à la main ou pas, sert à plein de bonnes choses et très rarement à blesser ou à tuer intentionnellement. Il peut même être pointé vers quelqu’un sans aucune conséquence fâcheuse. Oui, Facebook peut causer des dégâts, tout comme le couteau d’ailleurs, entre les mains de personnes mal intentionnées, mais bien utilisé aussi bien l’un que l’autre, ils rendent des services énormes chacun dans son domaine particulier.
Interview réalisée par Karim Bouali
(Suivra)
Ali Kahlane est vice-président du think tank Care (Cercle d’action et de réflexion autour de l’entreprise), ancien professeur à l’EMP (Ecole militaire polytechnique, ex-Enita), Ph.D. en informatique (Londres).
 

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