Une contribution de Sofiane Djilali – Il est temps d’ouvrir le dossier de la question identitaire*
Il est parfois des polémiques utiles. Dans un pays où le débat de raison est bien difficile, la passion qui se déchaîne peut offrir quelques occasions pour mieux réfléchir à la réalité de notre société, en plein désarroi. En lançant l’idée d’une possible introduction de la daridja dans l’initiation scolaire de nos enfants par la conférence sur l’éducation, une houle s’est levée pour exprimer la désapprobation de tous ceux qui pensent être en devoir de protéger la sacralité de la langue arabe. Au-delà de la polémique actuelle, l’école en fin de compte n’est qu’un prétexte pour la manifestation d’une question beaucoup plus grave qui divise encore le pays. L’école est malade. Elle est dans cet état parce que les politiques menées jusqu’à présent étaient menées avec un manque de compétence et un surplus d’idéologie. Mais cela n’explique pas tout. L’école (et plus largement le système éducatif) est malade par effet miroir : elle reflète l’état de malaise et de profonde déstabilisation de notre société, victime d’une distorsion de valeurs et d’un trouble identitaire. Faudrait-il revenir à la période coloniale et à la déculturation qui en a résulté pour trouver un début d’explication à notre impasse ? Il n’empêche, si nous voulons bâtir l’école que nous voulons faire aimer à nos enfants, si nous voulons plus largement préparer un avenir plus serein pour notre pays, si nous voulons entamer le long processus d’un véritable développement humain et matériel, alors nous devons commencer par comprendre la nature et la source de nos maux actuels. Parmi les causes du dysfonctionnement de notre société, la question identitaire prend une dimension conséquente. La place de la religion et surtout notre rapport aux langues maternelles nous interpellent. Nous sommes tous victimes d’une réalité, arabophones, amazighophones, ou francophones. Et au-delà de la maîtrise d’une langue ou de l’autre, c’est à l’évidence un problème d’identité qui se pose. Or, pour reprendre le titre d’un essai célèbre, les identités sont meurtrières. La proposition d’introduction de la daridja à l’école a allumé les feux de la passion identitaire. La suspicion, l’incompréhension et le rejet subjectif sont à l’œuvre. S’agit-il d’une opération relevant d’un complot contre l’arabe ? Ou au contraire, n’y a-t-il pas là la preuve que les «baatho-islamistes» sont toujours à l’affût pour effacer toute trace de notre «algérianité» ? Ces thèses «complotistes» relèvent à l’évidence du ridicule. Le problème est que le ridicule peut causer d’immenses dégâts. Mais revenons à la question lancinante. Avons-nous, en tant que nation, une langue qui nous unit, qui traduit nos espoirs et qui nous offre les moyens d’expression de notre potentiel culturel ? Pour d’aucuns, la réponse est ambiguë. L’arabe, langue officielle, est peu et mal pratiquée par la société. Pourtant, elle reste comme un référent sacralisé. Le tamazight avec ses plusieurs variantes ne s’écrit pas régulièrement, ne constitue pas, jusqu’à présent, un outil efficace de développement et n’est pas parlé par tout le monde. L’arabe dialectal ou daridja est déstructuré, syncrétique et plutôt oral. Quant au français, pratiqué par une élite assez large, il porte en lui une charge affective négative pour des raisons évidentes. L’Algérien n’est donc pas heureux avec ses langues. Si les défenseurs de tamazight se sont engagés avec ardeur et justesse à défendre ce patrimoine national et sont par conséquent cohérents avec eux-mêmes, ce n’est pas le cas pour les pratiquants de la daridja qui ont plutôt tendance à la mépriser dès qu’ils maîtrisent l’arabe classique ou le français. Cela traduit, au fond, une image dégradée de soi-même, de sa langue maternelle. Dès que l’Algérien accède à la langue arabe académique, il catégorise la daridja comme un mode d’expression archaïque ne méritant aucun égard, la considérant comme une anomalie, un artefact de la langue mère. D’ailleurs, face à un Egyptien, un Libanais ou un Syrien, l’Algérien se contorsionne pour exprimer quelques idées dans le dialecte et avec l’accent de l’autre. Il se sent obligé de se départir de sa propre langue, dévalorisée à ses propres yeux, pour accéder à un langage digne, celui appartenant à l’interlocuteur. Ce rapport dévalorisant à la daridja a des effets immédiats sur celui entre élite instruite et masse populaire. Le peuple ressent un reniement, un rejet, même inconsciemment, à travers l’arabe châtié pratiqué par «l’intelligentsia» universitaire ou politique et qu’il ne comprend pas. Cela augmente la fracture entre l’élite qui parle souvent pour s’entendre prononcer de beaux mots, comme si que la formulation linguistique était une fin en soi, et le peuple qui, beaucoup plus pragmatique, a juste besoin d’un outil de communication. Le phénomène apparaît dans toute son ampleur avec les imams qui prêchent des heures durant pour souvent ne rien transmettre de concret, ne rien dire d’utile, juste de belles phrases enrobées de moralisme stérile, sans que les ouailles ne comprennent grand-chose. Face à cette ambiguïté, langue d’apparat ou de communication, qu’y a-t-il lieu de faire ? Comment procéder pour rétablir la fonctionnalité de la langue dans la société ? Faut-il entrer dans le monde moderne en récusant nos parlers locaux et originels ou plutôt en les réhabilitant ? La raison aurait voulu que ce débat soit purement scientifique, animé par des pédagogues, des psychologues, des linguistes, etc. Malheureusement, le problème est plus ardu et touche à la subjectivité : ce qui est posé ici, est en relation avec l’identité. L’affaire de la daridja n’a été qu’un prétexte. La langue à enseigner ou à utiliser à l’école est, de ce point de vue, une question secondaire et sera systématiquement instrumentée tant que la source du malaise reste occultée. Les réactions des uns et des autres sont spontanées et authentiques, subjectives et passionnelles. Ceux qui considéraient avec légèreté la demande de l’officialisation de tamazight, non pas par idéologie, mais par inconscience d’une injustice, ont, l’espace d’un moment, ressenti (à tord ou à raison) ce que signifiait une remise en cause de leur lien à «leur» langue. En effet, rien n’est plus dangereux que de vouloir rompre le cordon maternel qui relie l’homme à sa langue. L’histoire de nombreux pays, et bien entendu du nôtre, montre que l’oppression et la négation d’une langue maternelle ont des conséquences désastreuses sur la personnalité et le fonctionnement de la société. Nier une part de l’identité de l’autre est une agression violente qui ne peut que causer une blessure qui risque de ne jamais cicatriser, et d’entraîner des frustrations sur lesquels des incompréhensions et des haines s’établissent pour trop longtemps. Il est essentiel qu’il soit compris et admis par tous, sans la moindre ambiguïté, que tout homme puisse avoir le droit absolu de parler et de conserver sa langue identitaire, sans quoi, des tensions, et même des heurts finissent par submerger une société qu’on aurait tenté de mutiler. Aux côtés de la religion, la langue est probablement l’un des éléments anthropologiques et identitaires les plus forts, les plus intenses. Des pays à la même religion se sont divisés à cause de la langue lorsque la domination d’un groupe fut menaçante pour l’identité de l’autre. En Algérie, nous avons la chance d’être à une très grande majorité d’une même religion et appartenant presque tous à la même école rituelle. Cependant, il nous faudra, pour construire une véritable nation, régler le problème identitaire et linguistique qui est patent. La position des «arabistes» n’est pas raisonnable. Le fait d’agiter systématiquement la «sacralité» de l’arabe n’est qu’une utilisation idéologique de l’islam révélé en cette langue, mais destiné à tous les hommes, quelle que soit leur langue, s’ils souhaitent l’adopter. Comment se fait-il que les islamistes algériens donnent fièrement en exemple la réussite de la Turquie, de l’Iran, de la Malaisie ou de l’Indonésie, s’en inspirent pour la dénomination de leur parti et défendent leur modèle de développement sans qu’ils s’offusquent du fait qu’ils ne pratiquent l’arabe qu’à la marge, juste pour leurs offices religieux ? Tous ses pays possèdent leur propre langue et pourtant ne renient en rien leur islamité, tout au contraire. Alors, soit il y a un aveuglement sous-tendu par des positions idéologiques, soit l’exercice d’une grande hypocrisie à but politique. L’arabité relève de l’ethnologie, l’islam de la spiritualité. La langue arabe existait avant la révélation coranique et comme toutes les langues, elle n’est que le produit de l’intellect de l’homme. Cependant, elle s’est imposée à une majorité d’Algériens qui l’ont adoptée, et il ne peut être question de vouloir l’effacer ou la réduire. Tout au contraire, elle constitue maintenant une langue maternelle, dans sa version daridja, pour la plus grande partie de la population algérienne. Elle donne accès aux sources religieuses et peut constituer une langue d’unification, de communication et de gestion. Pour le moment, elle ne peut par contre prétendre à être une langue de science, de technologie et d’innovation. Au lieu de passer leur temps à invectiver les «francophones», il aurait mieux valu que certains de nos intellectuels travaillent à traduire leurs œuvres pour les offrir aux jeunes écoliers et aux lycéens. Kateb Yacine, Mohamed Dib, Yasmina Khadra et tant d’autres auteurs francophones expriment notre réalité, notre vécu et nos intérêts bien mieux qu’une noria d’auteurs arabophones célèbres, mais appartenant à d’autres nationalités et à d’autres sociétés et qui ont forcément d’autres centres de préoccupation. Pourquoi nos auteurs ne seraient-ils pas traduits et enseignés à nos enfants ? Au lieu d’être sur la défensive et avoir une peur paranoïaque des autres, il faudrait au contraire s’ouvrir et comprendre. Ce qui est demandé maintenant, c’est de développer, d’enrichir, de faire œuvre d’inventivité et d’adapter notre arabe à nos besoins actuels en se l’appropriant. Mais en tant que langue «savante» ou «académique» elle ne doit pas, non plus, faire barrage à la daridja ni se poser comme obstacle à tamazight. Au contraire, il faut organiser avec bon sens, à travers une politique de liberté et de sérénité, la diversité identitaire en éliminant les injustices et en permettant à chaque citoyen de faire coexister en lui, plusieurs appartenances linguistiques, même s’il devait les hiérarchiser selon sa convenance. Dans cette optique, il faudra régler définitivement la question de tamazight. Son enseignement à large échelle, y compris en dehors des zones amazighophones, devient une nécessité historique même si cela doit se faire progressivement. Pour son officialisation, l’une des voies à défricher serait une primauté administrative, pour le moment au moins, à la langue arabe pour ne pas tomber dans d’inextricables chevauchements entre deux langues au même statut. Ajoutons un mot sur ce sujet pour dire qu’une très grande partie des Algériens arabophones comprennent et acceptent cette revendication (j’en suis un exemple) pour peu que la classe politique et les intellectuels en général en soient convaincus. Quant à la daridja, elle retrouvera naturellement sa place dans l’expression populaire et à un certain degré à l’école primaire pour accompagner l’apprentissage de l’arabe classique ou de tamazight. Elle peut et doit faire le lien, entre l’univers linguistique de l’enfant et celui de l’apprentissage structuré. Cela devrait se faire sans complexe ni polémique inutile. Après 132 ans de colonialisme français, c’est par la daridja que l’arabe a pu survivre. Aujourd’hui, la daridja peut se revivifier, se renouveler par l’apprentissage de l’arabe académique. L’un n’ira pas sans l’autre. Mais au final, la daridja, tamizight et l’arabe, réalités de notre identité, restent tout de même très largement insuffisants pour nos besoins d’aujourd’hui. Pour des raisons pratiques, le français, l’anglais, l’espagnol, le chinois, le russe ou l’allemand devront être enseignés de façon intensive et dès l’école primaire. Aucune issue historique pour notre pays ne peut être envisagée sans cet effort d’ouverture. Il faut que nos enfants puissent étudier les textes de nos écrivains, de nos penseurs. Il faut ouvrir de larges espaces à l’apprentissage de notre patrimoine, à tout notre patrimoine sans exclusif. Il faut que les moyens grands publics, audiovisuels, cinématographiques ou de toute autre expression utilisent largement une daridja améliorée (mouhadhaba) pour dénouer des complexes profonds dans notre personnalité, malmenée trop longtemps par les aléas de l’Histoire. Le tamazight doit trouver ces espaces d’expression. Il faudra organiser un effort colossal de traduction des œuvres universelles à partir de toutes les langues vers l’arabe… Une œuvre immense et exaltante nous attend. Il en résultera, à l’évidence, un rééquilibrage identitaire. Il faudra l’assumer pour retrouver des repères et reconstruire une société stabilisée et sécurisée en lui évitant cette errance à la recherche de soi au Moyen-Orient ou en Occident. Il est primordial que l’Algérien puisse s’identifier à ses propres référents et qu’il s’y sente à l’aise et en cohérence avec lui-même. Il faut rééquilibrer de nouveau notre société dans ses valeurs, dans ses modalités fonctionnelles dans ses repères sociétaux. Elle doit rétablir son centre de gravité psychologique et socio-historique. Pour concevoir notre avenir, les matériaux sont là. Il faut revisiter notre histoire antique, nos moments épiques, mais également nos erreurs, nos échecs et même nos effondrements. Il faut que l’on se regarde en face et que l’on accepte, pour notre rédemption, d’assumer nos erreurs collectives, nos faiblesses, mais aussi nos moments de gloire. Après un nationalisme libérateur, l’Algérie a besoin d’un néonationalisme porteur d’une vision d’une société plus sereine, plus confiante en elle-même, culturellement plus centrée sur le Maghreb, libéré des trop nombreux complexes du passé, contribuant à la paix et à la sécurité pour tous dans le monde. Il est donc venu le moment d’ouvrir très sérieusement le dossier de la question identitaire. Celle-ci relève non pas d’une quelconque position politique chauvine ou idéologique, mais d’une dimension touchant à l’intégrité de la nation. Cette question doit être menée de concert avec la classe politique, la société civile et les universitaires qui lui ont consacré leurs efforts, leurs travaux et leur intelligence. L’amazighité doit être comprise par tous comme un patrimoine fondateur de la personnalité algérienne. Elle doit trouver auprès de tous les moyens de son sauvetage d’abord, puis de son épanouissement, selon les modes d’expression que le génie populaire lui attribuera. Un effort académique devra être mené à son terme. Une valorisation des différents dialectes du tamazight devra être engagée et développée. Le recensement du patrimoine oral, mais aussi culturel au sens large devra être entamé au plus vite. En tifinagh, en lettres arabes ou latines, l’essentiel aujourd’hui est de recueillir notre mémoire collective et de la préserver. Quitte à ce que la génération suivante fasse le choix définitif de sa graphie. Par ailleurs, un travail politique devra être mené pour que nos concitoyens arabophones comprennent qu’il ne s’agit en aucune façon de dresser ici un concurrent à la langue du Coran, mais une application fidèle de son enseignement : «Parmi ses signes, il y a la création des cieux et de la terre, la diversité de vos langues, de vos couleurs. En cela, il y a en vérité des signes certains pour les savants» (sourate Ar-Roum, V22).
Sofiane Djilali
Président de Jil Jadid
(*) Le titre est de la rédaction