Une contribution de Michel Cornaton – Fiche sur le 5e Bureau d’action psychologique et Pierre Bourdieu
Créé en 1955 sur le modèle indochinois, le 5e Bureau assimila la guerre d’Algérie à une croisade des temps nouveaux mettant aux prises l’Occident chrétien avec le communisme camouflé sous les couleurs de l’islam. La lutte devait être menée selon trois axes : le soutien moral des troupes, l’action sur les populations musulmanes rurales, la démoralisation des bandes rebelles par des actions-chocs. Le 25 décembre 1955, paraît le premier numéro de Bled,journal de propagande de l’armée. Peu après la semaine des barricades à Alger, le 5 février 1960, à la surprise générale, le nouveau ministre des Armées, Pierre Messmer, avait dissous à tous les échelons le 5e Bureau d’action psychologique dès son entrée en fonction. Il le considérait, en effet, comme un «véritable Etat dans l’armée» et avait fait de sa dissolution une priorité absolue.
Cinq décennies plus tard, l’ouverture au public des archives de la guerre d’Algérie réserve d’autres surprises, en particulier la révélation du rôle de Pierre Bourdieu, le futur sociologue, au Comité central d’action psychologique du gouvernement général à Alger. En déplorant leur «peu d’informations» sur sa période militaire (1955-1957), sans plus d’investigations, ses biographes et hagiographes se sont contentés de donner crédit aux quelques lignes de son «auto-analyse» posthume dans laquelle il se présente comme un deuxième classe dépourvu de toute responsabilité jusqu’aux «derniers mois» du service militaire. Or, selon le compte rendu officiel du Comité central d’action psychologique, sa présence est mentionnée dès le 18 septembre 1956, non pas à titre de petit «employé aux écritures» mais d’«assistant de M. Gorlin», le directeur de l’information. La réunion est présidée ce jour par Lucien Paye, le futur ministre de l’Education nationale de Michel Debré. Bourdieu siège à chacune des réunions du Comité, aux côtés du colonel parachutiste Ducourneau, un parent béarnais auquel il doit son détachement auprès du gouverneur général de l’Algérie, Robert Lacoste. Au fil des mois, il va monter en grade au point d’être pleinement intégré au Comité d’action psychologique, dont l’importance grandira au cours de l’année 1957. Pour mieux se rendre compte de l’influence croissante de Bourdieu dans l’action psychologique, il suffit de se référer à la conclusion de la réunion du 13 mars 1957. «M. Bourdieu propose la mise au point, en commun avec le service psychologique de l’armée, d’une brochure indiquant les méthodes et les techniques de l’information, faisant le point d’un certain nombre de thèmes permanents de propagande se référant à l’œuvre de la France dans ses territoires africains. Ce qui faciliterait l’orientation et les actions locales des autorités et leur permettrait d’adapter à ces vues communes les circonstances quotidiennes.»
Pierre Bourdieu propagandiste de l’armée ? Qui l’eût cru ? En attendant la publication de cette «brochure», précise-t-il dans son Esquisse pour une auto-analyse, il entreprend «d’écrire un petit livre, un Que sais-je ?», dans lequel il essaiera de «dire aux Français, surtout de gauche», ce qu’est l’Algérie. Vingt ans après l’appel de Londres du 18 juin 1940, en pleine guerre d’Algérie, il s’adresse d’Alger aux «Français, de gauche» pour leur parler… des mœurs et coutumes kabyles, dans le même temps où il est devenu la plume de Lacoste ! Le caméléon Bourdieu fait son entrée sur la scène de l’histoire. En 1961, suite au putsch avorté, de nombreux cadres du 5e Bureau rejoignirent le noyau dur de l’OAS. A l’occasion de leur procès, ils évoquèrent les cours d’action psychologique. Leurs témoignages contribuèrent à déconsidérer un peu plus l’emploi de l’arme psychologique à l’intérieur des forces armées, si bien qu’à partir de 1963, la psychologie fut retirée des programmes d’enseignement militaire supérieur.
Michel Cornaton