Contribution d’Arab Kennouche – Autopsie d’une Algérie en crise vue à travers la question du DRS
En 2015, le pouvoir politique en Algérie n’est toujours pas homogène et menace encore l’existence de l’Etat dans ses fondations républicaines. L’arrivée d’Abdelaziz Bouteflika à la présidence de la République en 1999 s’interprétait déjà comme un jeu de concessions sans fin entre une armée dirigée à l’époque par un état-major anti-FIS et un courant politique transnational exprimant la volonté d’une intégration définitive de l’islamisme dans le système politique algérien. Ce bicéphalisme idéologique dure tout le temps que Bouteflika est au pouvoir et prend désormais racine dans l’ensemble des institutions économiques, politiques et sociales du pays. Mais par le prisme de la fracture idéologique entre un courant éradicateur et un autre visant à la réhabilitation de l’ancien FIS, on entrevoit un problème plus profond touchant à la nature de l’islam politique confronté à la revendication d’une démocratisation. Ces deux camps, celui d’un islam antidémocratique et l’autre, émanant des démocrates anti-islamistes, sont à l’heure actuelle encore déterminants dans le système politique en Algérie. D’un bout à l’autre de l’échiquier se déclinent autant de formations politiques antagonistes selon qu’elles envisagent l’instauration d’une république islamique ou bien d’une démocratie moderne et plurielle. Cependant, bien qu’une certaine paix civile se soit installée, il est évident que le problème politique majeur d’un choix définitif entre deux conceptions antinomiques de la vie politique n’a pas été résolu. L’Algérie pâtit encore de ce schisme dont les courants de pensée imprègnent l’ensemble des institutions de l’Etat, c’est du moins ce qu’il en ressort des dernières tractations du pouvoir avec l’ex-AIS. Et il semble que cette valse à deux ait déjà eu des répercussions sur la structure même de la sécurité d’Etat. Pour quelles raisons ? Tout d’abord, il se pourrait que l’antagonisme «islam et démocratie» ne soit pas foncièrement insoluble, qu’il revête simplement une forme contradictoire, temporaire et que l’on puisse s’attendre à une résolution de ces violences politiques en privilégiant la réflexion et le débat rationnel autour de ces questions. Ce serait une interprétation positive de la situation paradoxale de l’islam face à la modernité. Que l’on songe, par exemple, au problème de la liberté de conscience absolue (sans conséquence sur la personne) prônée par la démocratie libérale et qui se heurte au principe de l’impossibilité d’abjurer sa foi en islam, sans encourir une peine de mise à mort selon certains exégètes. Pour un individu qui renierait sa foi, doit-on alors appliquer un principe strict de châtiment divin, ou bien faire preuve de miséricorde divine, ou bien encore de tolérance démocratique, voire laïque ? Même s’il existe sûrement des solutions encore plus affinées, il n’en demeure pas moins qu’il semble impossible de définir, par-delà ce simple exemple, la nature actuelle de l’Etat algérien eu égard à cette problématique religieuse et philosophique scandée par l’islam et la démocratie. Aporie qui nous, semble-t-il, signe l’avènement d’une réflexion nécessaire et intéressante sur un rapprochement possible entre une forme de gouvernement en cours dans le monde actuel et une religion vivante qui parfois lui oppose certains principes. Sauf à penser que cette irrésolution ne fait que traduire un jeu politicien orchestré par la Présidence visant à entretenir un feu dans le but de perpétuer un système de gouvernance. D’un point de vue sociologique, les sociétés arabes contemporaines charrient ces deux courants de pensée incontournables, et les expériences récentes ont montré que c’est justement par le truchement du jeu démocratique que les bouleversements s’effectuent dans un sens ou dans un autre. La démocratie permet l’expression de l’islamisme qui, bien qu’arrivé au pouvoir, comme en Tunisie ou en Egypte, n’autorise pas de penser que la démocratie est hypothéquée sous son règne : ce courant persiste au sein du peuple comme un pôle majeur au point qu’il puisse réclamer à nouveau la fin de l’islamisme politique. Ainsi, alors que les courants islamistes prônaient l’idée d’un recours à la force contre une idéologie qu’elle estimait perverse et éloignée de son dogme, ils se sont désormais accoutumés à l’idée de l’impossibilité d’un tel «djihad», qui en Algérie fut dévastateur et aussi un échec. C’est donc le régime démocratique, par le jeu électoral, qui permettrait l’instauration d’un régime islamique sans besoin d’annihilation du camp adverse. Se pose alors le problème de la représentation démocratique, de son expression partisane, et de sa nécessaire réduction, mais en quels termes islamiques ? Les expériences d’Etat islamique, appliquant la charia, ou de ce qui s’en rapprocherait, démontrent qu’il est impossible d’éliminer toute trace de démocratisme au sein d’une société régie par l’islam. Même dans le système saoudien, ceux qui se sont essayés à une extirpation de toute empreinte de la modernité ont fini par admettre l’incongruité d’une telle entreprise. Aussi, il est désormais établi qu’il est presque vain d’effectuer une telle réduction : les sociétés arabes contemporaines comportent en leur sein de puissantes forces libérales qui ne s’accommodent guère d’une conception totalitaire de la vie sociale, comme le stipulent les programmes de certains partis islamistes. Il en résulte une profonde bipolarisation sociale presque irréductible dans chacun des états arabes, entre les partisans de Dieu et ceux de la liberté de conscience. Et leur nombre est si important dans un camp comme dans l’autre qu’il ne peut en résulter que violence et destruction mutuelle sans ne jamais entrevoir un vainqueur définitif. Cette irréductibilité inter-partisane est au cœur des enjeux de pouvoir et bien entendu sécuritaires que l’Algérie affronte à l’heure actuelle, car il ne s’agit pas uniquement de préserver l’Etat des joutes politiques malsaines, mais également de protéger l’ensemble de la population des méfaits de cette bipolarisation sociale irréductible. Tous les systèmes politiques arabes sont actuellement en proie à ce besoin de démocratisation ou d’islamisation, depuis le Maroc jusqu’au Koweït. L’Arabie Saoudite n’est pas en reste, et irrémédiablement les systèmes les plus rigoristes s’effritent devant le vent de la démocratisation. Les monarchies se constitutionnalisent, les femmes acquièrent des droits politiques… Peu importe si ailleurs, il se définit en d’autres termes, el moutahawwiloun, les libéraux, les réformistes… l’islam politique n’est jamais à l’abri de profondes revendications démocratiques portées par les gens au-delà des lignes partisanes. En ce sens, le pouvoir politique algérien n’a rien découvert, ou n’a rien inventé en arrêtant un processus électoral contre le FIS, et si elle ne l’avait pas fait, la société s’en serait vraisemblablement chargée. Il était donc opportun de bloquer toute forme de levées d’armes et de boucliers au sein du peuple et de procéder à l’élaboration d’un nouveau paysage politique. La première phase a bien eu lieu, mais non la deuxième. L’expérience algérienne a démontré la situation inextricable de l’islam antidémocratique appelé à un combat interminable contre une bonne moitié de la population si ce n’est plus. De même, la démocratie à tendance islamophobe se révèle impuissante à éteindre ces aspirations profondes à vivre une foi islamique au sein de la société manifestant un certain rejet de la modernité. Dans notre Algérie de 2015, le dilemme reste intact. Il faut donc se rendre à l’évidence et revoir notre perception de cet antagonisme sous l’angle d’une dialectique plus féconde en termes d’équilibre politique, dont la signification nous échapperait encore. L’équation n’est pas simple, car on ne peut vouloir éliminer tout un courant de pensée rigoriste, au profit d’un autre versant clamant la liberté absolue, et vice-versa. Une telle démarche visant à faire prévaloir un courant sur un autre s’achèverait en une guerre civile sans fin, comme nous avons pu le constater en Algérie. Non plus qu’il fut judicieux de créer à partir de ces forces sociales incontournables, l’islamisme et la démocratie, des partis politiques qui ne soient que leurs porte-voix, sortes de caisses de résonnance, avec des arrière-pensées et des visées éradicatrices d’une part ou de l’autre, jamais totalement éliminées, et que l’on se plaît à montrer sur les plateaux de télévision des chaînes satellitaires. Il faudrait plutôt entrevoir dans un ensemble de solutions possibles l’émergence de forces politiques conservatrices et traditionnelles qui prennent en compte l’apport démocratique et l’apport islamique dans leurs dimensions séculières. Ceci n’a jamais eu lieu en Algérie et en aucune terre arabe. La présidence Bouteflika a en effet perpétué ce clivage au lieu d’essayer de le comprendre et d’en fournir des interprétations bénéfiques pour une sortie définitive de cette crise qui n’en finit plus. Bien plus, nous observons aujourd’hui que cette bipolarisation est exploitée de façon néfaste, suicidaire, dangereuse et peu profitable aux deux camps. La présidence Bouteflika n’est pas parvenue à une transformation souhaitée du champ politique, en réinstallant des formations partisanes encore vêtues de leurs apparats antidémocratiques, donc antisociales, et au nom d’une rahma creuse et dénuée de sens. Le courant dit démocratique n’a pas été épuré non plus de ses formes trop antireligieuses en terre d’islam. En instaurant un dialogue de sourds, la présidence de la République s’est fourvoyée dans un marchandage improductif croyant pouvoir contrôler des forces sociales qui objectivement la dépassent et dont la mise en mouvement pourrait une fois de plus se révéler dévastatrice en Algérie. Aujourd’hui encore, le président Bouteflika s’appuie sur une partie importante des forces sociales en délaissant une autre, aveu d’une proclamation d’inexistence qui ne colle pas à la réalité et qui lui sera fatale. La deuxième erreur fondamentale de la présidence de Bouteflika a consisté à vouloir récupérer l’ensemble des forces de sécurité sous le flambeau des dialoguistes, créant un pôle contre l’ancien mouvement d’éradication, et pensant ainsi susciter au sein de la société algérienne une fusion entre un Etat réconciliateur et un mouvement islamiste pacifié. Cette architecture nouvelle se voudrait une alliance d’un genre nouveau entre un courant islamiste et la personne d’un chef d’Etat, convergeant vers une nouvelle forme de bonapartisme, le chef incarnant l’Etat et la nation, du moment que l’appareil sécuritaire lui est définitivement soumis. L’Etat identifié en la personne du chef, il ne resterait plus qu’à lui donner de la substance, du liant, par le biais d’un islamisme mythifié, enluminé et une bonne soudure, un nouveau DRS. Le nouveau DRS de Bouteflika se présente comme une colonne vertébrale, mais sans épaisseur, sans corps social, tant il n’est destiné qu’à raccorder des parties décharnées du monde politique et social. L’Algérie marchera donc sur la tête avec un Etat hypertrophié au plan sécuritaire et avec ce collage qui nous est offert en guise de pseudo-réconciliation nationale, entre une sécurité d’Etat accouplée à la sécurité du chef. Mais telle une pyramide renversée, la mouture d’un islamisme enrobé de personnalisme s’interprète aussi comme la troisième erreur de Bouteflika : cette nouvelle bipolarisation s’établit sur un contresens fondamental et un pari impossible, celui de la mise en berne de la démocratie dite moderne ou libérale, pour ne pas dire occidentale, comme courant de pensée sociétal. Or, la pensée libérale est une force vive issue de notre siècle qui ne peut être méprisée voire négligée par simple calcul politicien. Ancrée dans la réalité sociale, la pensée libérale ne peut être analysée par le prisme d’une doctrine de l’endiguement. Le containment de la démocratie sera une approche irréaliste car ne prenant pas en compte un état de la société algérienne insérée dans la mondialisation. Bouteflika risque gros en propulsant l’Etat dans un clanisme antidémocratique, qui voulant se fournir une base, en rejette une autre : l’Algérie s’appuyant sur une seule jambe, telle un flamant rose au milieu de l’étang, et quand bien même elle serait dotée d’une nouvelle sécurité faite sur mesure pour cet exercice unijambiste périlleux, finira par s’écrouler dans les bras de la société qu’elle a rejetée. Il sera alors facile aux ennemis de l’Algérie de donner un coup fatal à cette jambe d’appui pour en faire tomber l’édifice. On ne peut dès lors que concevoir le rôle essentiel des forces de sécurité algériennes comme l’extinction progressive des tensions conflictuelles entre ces deux camps et la transformation du jeu politique d’essence sociale violente en une alternance partisane saine garantissant la continuité de l’Etat. Mais l’émergence d’un grand parti conservateur en Algérie qui aspirerait les tensions religieuses, ainsi que celle d’un camp démocratique, qui canaliserait les revendications libertaires, n’est pas pour demain. En effet, il ne semble pas que le président Bouteflika ait pris le sens de cette direction salutaire, n’en étant sans doute pas conscient. En polarisant la fonction sécuritaire du DRS et en la soumettant à la Présidence, Bouteflika commet l’erreur tragique et stratégique de lui ôter l’une de ses fonctions majeures, la protection de l’Etat en tant que représentant et régulateur de la société. Un organe de sécurité étatique ne tire sa raison d’être que s’il se veut le protecteur de tous les composantes de la société, et non pas l’instrument d’un contrôle permanent de celle-ci par un pôle du pouvoir, en l’occurrence la Présidence ou l’armée au détriment de tous les autres, comme la société elle-même. Plutôt que de susciter un équilibre entre les forces sociales, en prévenant toute attaque extrémiste d’un camp ou d’un autre, l’irruption de la sécurité d’Etat dans le pôle de la Présidence, devenue arbitre politique, finira par accentuer les déséquilibres internes en présence dans la société. Cet accaparement ne peut que conduire à une vision tronquée par le chef de l’Etat des antagonismes sociétaux à venir, comme celui de l’islam et de la démocratie, vision pouvant résulter en un conflit plus grave si une partie se voit conférer un nouveau rôle politique. Il est donc malheureusement établi que l’Algérie entrera prochainement dans une phase convulsive dont le président Bouteflika n’en mesure pas les effets, à moins que l’on ait finalement décidé à El-Mouradia et ailleurs de résoudre par des moyens politiques appropriés la question fondamentale de l’antagonisme entre l’islam et la démocratie.
Dr Arab Kennouche