Raymond William Baker : «L’Amérique mène une guerre à un islam qu’elle a elle-même fabriqué»
Dans son dernier ouvrage intitulé Un islam, de nombreux mondes musulmans, spiritualité, identité et résistance à travers les terres d'islam, paru en 2015, le politologue américain Raymond William Baker estime que l'Amérique mène aujourd’hui une guerre à un islam «qu'elle a elle-même fabriqué». Un islam qui est, selon lui, «sans relation avec le Coran». Il est persuadé que les Américains, et plus généralement les Occidentaux, sont en guerre contre «un islam imaginaire». Cette machination passe par l’amplification du pouvoir et la dépravation morale de l'ennemi islamique. Tout cela mène à la création d’un imaginaire islamiste complexe qui cristallise «les élucubrations de l'empire» et «une menace illusoire contre le pouvoir impérial». En fait, cet imaginaire islamiste, à la différence de l'islam même et des mouvements politiques s'inspirant de l'islam, n'existe pas en dehors des intérêts impériaux qui le forment. Il n'a pas de réalité culturelle ou historique, «en dehors de son rôle de menace prédatrice contre les intérêts occidentaux globaux». «L'imaginaire et l'empire, écrit l’auteur, entrent dans une ronde du prédateur et de sa proie. Leurs rôles sont interchangeables, signe clair qu'ils ne sont pas entièrement réels. Le prédateur est la proie, la proie est le prédateur. Ils se développent en tandem dans un processus complexe d'adaptation mutuelle.» L’idée a, selon Raymond William Baker, définitivement pris forme suite aux attentats du 11 septembre 2001. Il ne manquait plus aux «plans expansionnistes grandioses» des néoconservateurs qui ont dominé l'administration du président Bush qu’un «ennemi» pour rendre possible la mise en œuvre de cette politique. Les terroristes islamistes constituaient alors, sous une forme crédible dans l'esprit d'une Amérique effrayée, la «menace à la civilisation dont a besoin tout empire pour justifier ses actes violents de domination», explique l’auteur. Même si la manipulation de l’islam, dans ses versions les plus rétrogrades, à des fins impérialistes était une tradition américaine établie. L'administration américaine, analyse-t-il, a utilisé toutes les ressources de contrôle des médias à sa disposition pour s'assurer qu'aucun lien «ne soit établi entre le crime du 11 septembre et ses politiques moyen-orientales injustes, comme les instruments sanglants que les Etats-Unis ont forgés pour les mettre en œuvre». La preuve est que les plans américains pour renverser les taliban et occuper l'Irak, et israéliens pour «résoudre» par la violence le problème palestinien, étaient tous en place avant le 11 septembre. Or, cette fois-ci, les stratèges américains ont innové en la matière. «L'administration Bush, précise le politologue, chercha à innover une variante distinctive (…) d'une façon qui clarifierait les nouvelles dimensions culturelles et intellectuelles de l'exercice de la puissance à l'échelle du globe. L'Irak devint le cas de référence.» Ces stratèges convoquent l’esprit de «colonisabilité» des musulmans – concept cher à l’islamologue algérien Malek Bennabi. «Selon l'administration Bush, les colonisés sont les propres artisans de leurs malheurs, et leurs propres échecs invitent, si ce n'est exigent, la colonisation. Il n'y a pas meilleur moyen d'innocenter l'Occident de son histoire émaillée d'occupation violente et d'exploitation du monde musulman.» L’administration américaine s’est appuyée à un moment sur une étude du think tank Rand Corporation, qui jugeait que la crise actuelle de l'islam a deux composantes : l'incapacité de prospérer et la perte de la connexion avec le courant global. Cette étude note que le monde musulman était «en disharmonie avec la culture globale contemporaine, situation inconfortable pour les deux côtés». Le plus pernicieux dans la mise en œuvre de cette théorie est d’utiliser l’islam contre les musulmans, et de la transformer en «un instrument de confrontation des islams de la résistance, tout en servant avec docilité les finalités américaines».
R. Mahmoudi