Contribution du Dr Arab Kennouche – De la subversion de l’Etat de droit en Algérie
Une nouvelle formule incantatoire issue du pouvoir politique en Algérie trouve un écho favorable en ce moment dans la presse nationale et internationale, celle de l’émergence d’un Etat civil comme point de rupture avec les pratiques du passé. Cette notion, au-delà de son caractère esthétique et de la force de persuasion qu’elle suscite jusqu’en Europe, mérite un examen minutieux des recouvrements de sens, et des conséquences pratiques dans le jeu institutionnel en Algérie. Sur un plan historique, la dichotomie civil-militaire n’est pas étrangère à l’Algérie indépendante. La revendication d’un pouvoir politique civil suggère que les militaires à travers l’ALN qui avaient libéré l’Algérie se retirent de la sphère purement politique et se soumettent pleinement à l’ordre constitutionnel. Que des militaires quittent leurs uniformes et redeviennent «politiques», là n’est pas la question. Cela s’est vu ailleurs sans que l’on ait à redire sur une prétendue infraction à l’ordre moral de la démocratie, pourvu que ces anciens militaires reconnaissent pleinement la rigueur de la loi fondamentale qu’ils ne s’autorisent pas à violer ou à contourner. En Algérie, l’Etat de droit a toujours été une chimère que l’on invoque en cas de nécessité, mais qui n’apparaît jamais comme la pierre angulaire d’une conduite politique saine. L’Etat civil de Bouteflika en est-il une nouvelle formulation ? Plusieurs critères semblent indiquer le contraire, que l’on pourrait analyser comme une subversion de l’Etat de droit (quelles qu’en soient la source et la nature) à l’endroit de la nation algérienne. Mais que recouvre cette notion exactement et d’où émane-t-elle ? Tout d’abord, il convient d’en situer l’origine contextuelle : elle provient de l’administration Bouteflika pré et post-quatrième mandat et regroupe un aréopage de personnels politiques, judiciaires, et de milieux affairistes constituant l’avant-garde d’une nouvelle corporation d’industriels alliés aux partis de pouvoir. La formule est maintes fois répétée par le secrétaire général du FLN, Amar Saïdani, comme la volonté de surseoir à une pratique dirigiste du pouvoir d’essence militaire, encore bien implanté en Algérie. L’Etat civil mettrait fin à des pratiques d’ingérence et de contorsions des règles institutionnelles de la part de l’armée en général, mais plus spécialement des organes de sécurité, avec en point d’orgue les missions du DRS. Par métonymie, on entend par Etat civil la réduction non pas uniquement du rôle politique de l’armée, mais surtout des prérogatives du Département du renseignement et de la sécurité perçu par l’administration Bouteflika comme un obstacle fondamental à sa conception de la fonction présidentielle. Le civil est proposé ici pour faire face au soi-disant fléau de la militarisation excessive du régime, et s’oppose donc à des organes perçus comme trop tentaculaires pour un exercice sain du pouvoir. Peut-on dès lors accueillir ce projet politique comme l’avènement du droit, au sens où un Kelsen l’entendait dans sa justification prodigieuse de l’Etat, comme hiérarchie de normes culminant en une loi fondamentale ? L’expérience séculaire du politique sur d’autres continents, émergeant dans le sein de civilisations différentes, nous amène à penser que le besoin de stabilité politique ne peut se défaire aussi facilement d’un régime de gouvernement respectant scrupuleusement un certain ordre constitutionnel. Les peuples ne supportent plus le personnalisme politique, et même les régimes à parti unique font preuve de constitutionnalisme pragmatique en changeant de personnel politique selon un principe d’alternance (le cas de la Chine populaire est exemplaire). L’Algérie voudrait aller à contre-courant de cette pratique bien stable et régulière, au-delà des clivages religieux, idéologiques, partisans. L’Etat civil bouteflikien n’est pas une avancée démocratique, au sens juridique, de suprématie de la loi constitutionnelle, et de séparation des pouvoirs, mais se donne à penser comme un nouvel autoritarisme qu’il se plaît pourtant à dénoncer chez autrui. Pourquoi ?
Les vecteurs réels de l’Etat civil bouteflikien
La raison fondamentale gouvernant dans l’Etat civil n’est pas lockienne, il faut l’admettre. Il n’est point fait appel ici à un retour de l’individu libre de ses pensées et de ses actes, et que l’Etat devrait renforcer. Derrière cette notion, on retrouve une forme d’autoritarisme encore plus perverse que le manu militari décrié dans toutes les unes de la presse démocratique : c’est l’allégeance. Au cœur du projet bouteflikien se niche une pratique perverse du politique fondé sur l’allégeance qui se définit comme l’acceptation première d’une autorité politique avant même que ne soient discutées les questions de fond. L’allégeance est une forme sournoise de fascisme politique dès lors que l’on attend du sujet qu’il choisisse son camp en fonction de la personne du chef de l’Etat en dehors de toute considération idéologique première. C’est donc la primordialité de l’allégeance qui fonde le droit et non l’inverse. Les décideurs politiques algériens ont eu tort de sous-estimer cette forme de gouvernement politique dont la force est historique en Algérie. L’allégeance est une façon pernicieuse de subvertir la démocratie et plus grave le droit fondamental de l’Etat, expression de la pluralité sociale. D’autorité, elle entraîne toute une nation à se définir en fonction d’une ligne de démarcation incontournable, fiction politique qui a pour conséquence de draper la société d’un habit qui ne lui sied pas. L’obligation de se prononcer pour ou contre Bouteflika finit par fracturer le corps social artificiellement même si cette assise rend le service au pouvoir de se maintenir, non sans une certaine dose de chamanisme. Insistons une dernière fois sur cette notion d’allégeance. En tant que principe qui détermine la légitimité du pouvoir politique, il s’avère que par la croyance d’un pouvoir civil manifestant la volonté et la liberté individuelle de chaque Algérien, les idéologues bouteflikiens ne font que subvertir la liberté et le droit à cette croyance selon un mode bien connu : «Nous ne sommes pas contre les libertés démocratiques, tout au contraire, nous vous laissons le choix de nous choisir ou de ne pas le faire.» Il y a bien liberté de se ranger sous la bannière des Bouteflika, mais celle-ci feint de ne pas en dicter les conséquences sur les individus malheureux dans leur choix. Beaucoup se sont laissé piéger par ces sirènes de mauvais augure croyant avoir eu le libre arbitre de se prononcer sur telle ou telle question. Les victimes du gouvernement personnel de l’administration présidentielle en font l’étalage dans la presse depuis de longues années. Il faut dire que cette subversion est souvent bien enrobée et apparaît d’une subtilité insoupçonnable pour qui ne fait pas attention aux multiples acceptions de l’allégeance politique, «tlemcénisme» politique teinté de byzantinisme, désormais érigé en Etat civil à venir. Il faut se le rappeler, l’idée d’un droit étatique supra-personnel n’a pas encore d’ancrage dans la réalité politique algérienne. Les dispositions légales sont bien présentes, elles n’ont rien à envier aux dispositifs institutionnels étrangers, et plus avancés dans l’expérience politique, mais c’est toujours le personnalisme qui s’impose comme mode de gouvernance. Ce personnalisme a pour raison d’être l’allégeance, qui lui-même s’opère par chamanisme, disions-nous. Personnalisme, allégeance et chamanisme sont les vecteurs réels de l’Etat civil annoncé en grande pompe par l’administration Bouteflika. En tant que tels, ils ne peuvent constituer l’émergence d’un Etat de droit pourtant salutaire dans cette Algérie devenue presque écervelée. Si la personne du chef est constamment remise au centre de l’échiquier comme le dernier ressort, le dernier arbitre, alors toute loi constitutionnelle perd sa substance régulatrice du jeu politique, son caractère ultime et intégrateur des divergences politiques.
Garantir la pérennité du système d’allégeance
Si, au lieu d’une loi qui tire sa force de sa volonté d’unir toutes les conceptions politiques en vigueur dans la société et dans l’intérêt de la continuité de l’Etat, rempart de la société, nous préférons la personne du Chef, c’est-à-dire, son curriculum vitae, ses aspirations du moment, ses envies, ses lubies, au demeurant fort compréhensibles, alors nous ne faisons qu’affaiblir le droit et donc l’Etat, et pis, le peuple dont le sort est propulsé dans l’irrationnel et la contingence d’un destin individuel. Si au lieu d’une loi fondamentale établie sur des principes de justice rationnelle, d’équilibre institutionnel, et de représentativité plurielle, nous nous plions à l’exercice du droit d’allégeance, nous ôtons à l’Algérie ses fondements républicains et toute la force du droit qui permet justement d’éviter l’arbitraire, la concussion, le népotisme et, par ricochet, toute forme de réaction extrême, violente, exprimant le viol de la souveraineté populaire. L’Etat civil bouteflikien qui nous attend a le malheur de partager avec l’ancien FIS cette pratique ancestrale de soumission à un ordre politique sans égard pour la raison et la justice. Mais l’allégeance désintégrant l’ordre social ne s’accommode pas non plus de l’Etat de droit, quand il est question par celui-là de préserver la sécurité des biens et des personnes par-delà leurs convictions politiques diversifiées. Enfin, en se livrant à des pratiques incantatoires, l’Etat civil bouteflikien met en place un nouveau chamanisme politique qui fait figure de parlement virtuel devant la foule à qui on a retiré le droit de représentation politique rationnel, et juste. Allégeance, personnalisme et chamanisme sont au cœur de cet Etat irrationnel que l’Algérie d’en haut semble aujourd’hui appeler de tous ses vœux, mais dans quel but exactement ? Il existe une conséquence logique de l’Etat civil tel que nous l’avons décrit : de par sa nature même, il ne peut que vouloir réduire le pouvoir de l’ANP ou bien le transformer dans l’intérêt d’une pratique renforcée de l’allégeance sous peine de disparaître. L’Etat civil ne se permettrait pas de jouer avec le feu en déléguant de ses pouvoirs. Il doit donc revoir la forme de l’ANP, la dévitaliser et la rendre conforme à une soldatesque inopérante, comme ce monstre égyptien qui peine à faire entendre ses canons en direction d’Israël. L’Etat civil de Bouteflika vise à terme à l’émasculation de ses forces armées de sorte à garantir la pérennité du système d’allégeance mis en place pour gouverner. Souvenons-nous de la fable de La Fontaine, et de cette grenouille qui voulant se faire aussi grosse qu’un bœuf finit par éclater. En excellent chamane, Bouteflika ordonne le grossissement des forces armées, mais dans le but unique de les faire éclater, tel un ballon de baudruche, comme cette bonne grenouille croyant pouvoir régner en bœuf. Car il y va de l’intérêt de l’Etat civil de ne pas avoir à rencontrer de pachyderme sur son chemin, à moins qu’il ne soit fait que d’air ou de vent… Et il est logique que le DRS soit logé à la même enseigne, cantonné à un rôle de souffleur veillant au dithyrambe de la nomenclature bouteflikienne, lui aussi vidé de sa substance sociétale, républicaine, et sécuritaire. Disons-le ouvertement, il ne peut y avoir d’Etat civil au sens bouteflikien sans un dégrossissement massif des appareils de sécurité en Algérie. Le raffermissement sécuritaire propre à tout Etat de droit, enjoint par une protection effective des droits à travers les biens et les personnes, va à l’encontre même de l’Etat civil proclamé en dehors de la souveraineté nationale et contre un pan de la société.
Etat civil ou Etat policier ?
L’ancrage partisan (fait d’allégeance il faut le souligner) de cet Etat ôte toute crédibilité à la notion même de sécurité renforcée et partagée du citoyen. L’idée même d’une armée populaire est battue en brèche puisque l’allégeance la confine désormais à défendre une partie de la société contre une autre. Il est donc tout à fait naturel que l’Etat civil fasse appel à un démantèlement des grandes structures de sécurité militaires pour les remplacer par une police politique, sorte de Stasi ou de Gestapo courbant l’échine en guise d’allégeance devant le nouveau panthéon de l’Algérie. La nouvelle armée populaire concoctée par les chamanes de l’Etat civil se suffirait de quelques garnisons destinées à mater le bon peuple, mais qui deviendrait la grande risée des puissances occidentales, grandes collectionneuses de bataillons fantoches qu’elles gèrent allègrement, par exemple, dans ses dépendances du Golfe. L’Etat civil s’annonce comme la réhabilitation de l’Etat policier, seule force capable de diviser la société selon les besoins de la nouvelle régence d’Alger. Police suffisamment armée pour dicter ses lois d’allégeance, mais pas trop afin de ne pas redevenir une puissance militaire. Les fins limiers de l’Etat civil ne servant que les intérêts du Prince, c’est par la terreur qu’ils viendront à bout des réticences, appréhensions, tiédeurs des uns, des incompréhensions des autres, de l’effarement ou de la crédulité généralisés. Il est facile de dompter la masse par la peur, par l’intimidation quand celle-ci est sous-entendue, parfaitement calculée, proportionnée. La peur pour ne pas dire la terreur (les recoupements avec la terreur islamiste seront faciles à effectuer) est l’apanage de l’Etat civil bouteflikien qui ne peut gouverner que par elle dans le sillage de l’allégeance, du personnalisme et du chamanisme politique. Car il faut un substitut à la force rationnelle du droit, qui est la terreur même, la peur de ne pas plaire ou de ne pas obtenir. La peur de mourir ou de disparaître, également, selon des moyens parfois très indirects. Par la peur et l’intimidation l’Etat civil prospérera, et non par le droit et la justice. Il faut donc pour cela déplumer les forces armées, les rendre inoffensives, sans substance, les soumettre à un état léthargique, à un ronflement permanent, qui ne nuise pas au Prince. Dans un deuxième temps, il faut utiliser ce temps léthargique pour créer cette fameuse garde prétorienne, et autant de laquais pour servir à la bonne cause de l’Etat civil, c’est-à-dire, le contrôle permanent de l’allégeance. Il va sans dire, par ces propos, que l’Algérie court tout droit vers la démilitarisation forcée, avec l’Etat civil, mais dans le mauvais sens du terme. L’Algérie démilitarisée ne se fera pas sous les arcanes d’un antimilitarisme bien pensé, comme voudrait le faire accroire la formulation chantée à tue-tête par Saïdani. Elle vise un objectif particulier et hautement dangereux pour l’existence de notre nation : le retour à l’Algérie coloniale, celle des comptoirs, de l’outremer des grandes puissances en quête de nouveaux bantoustans. En ce sens, le président français François Hollande peut se gausser d’avoir retrouvé chez le sémillant Abdelaziz Bouteflika, et chez ses héritiers, toute la force intellectuelle et la présence d’esprit d’un grand défenseur de l’Etat civil qui n’aura jamais cours dans sa patrie des droits de l’Homme, mais qu’on souhaite vivement voir implanté ailleurs.
Dr Arab Kennouche